Dans L’Occident décroché, J.-L. Amselle commence son « enquête » par quelques remarques sur l’influence de la « French Theory » sur les « postcolonialismes ». Il constate en effet l’importance, dans la genèse des théories postcoloniales, de penseurs qui, à partir des années 1970, ont critiqué la pensée occidentale « de l’intérieur », remettant en cause les grands systèmes conceptuels et les fondements du savoir européen. Parmi eux figure M. Foucault et « ses recherches sur les relations entre savoir et pouvoir »1. J.-L. Amselle met l’accent sur la filiation théorique qui va de M. Foucault à E.W. Said et V.Y. Mudimbe, mais il soulève ce paradoxe : pourquoi ce recours à la pensée foucaldienne alors qu’elle est « exclusivement européocentrée », que « jamais Foucault n’a pris en compte ni ne s’est intéressé aux réalités extra-européennes »2 ?
Les démarches d’E.W. Said et de V.Y. Mudimbe présentent en effet de nombreuses similitudes et, notamment, elles s’appuient toutes deux sur la pensée foucaldienne. En 1978 paraît L’Orientalisme qui marque les esprits : le livre dégage les implications idéologiques et politiques d’un certain discours scientifique sur l’Orient, la place qu’y tient l’imaginaire et la proximité du discours de savoir avec le discours littéraire ou artistique. Dix ans plus tard, V.Y. Mudimbe fait paraître The Invention of Africa : entré dans les réseaux universitaires américains, il publie ce livre en anglais qui reprend les recherches qu’il a menées jusqu’alors. Son travail est très proche de celui d’E.W. Said : là où l’auteur palestinien américain montrait que l’Orient était une construction des discours scientifiques, littéraires et politiques occidentaux, l’auteur congolais américain s’intéresse au terme « Afrique » et dévoile ce qu’il doit lui aussi aux discours occidentaux. Comment une certaine image de l’Afrique est-elle née des récits de voyages, du travail des missionnaires ainsi que de l’anthropologie et de l’ethnologie et comment a-t-elle marqué l’esprit des Africains eux-mêmes, au point qu’elle est toujours sensible dans la pensée scientifique contemporaine en Afrique ?
Dans ces travaux, les termes « discours » et « savoir » sont donc centraux. Ils sont tous deux pris dans le sens où M. Foucault les entend : E.W. Said et V.Y. Mudimbe les mettent en relation avec la notion de « pouvoir ». Plus encore, ils entrent en résonance avec les concepts proprement foucauldiens d’épistémè et d’archéologie. Les deux auteurs tentent en effet explicitement de révéler les « configurations qui ont donné lieu aux formes diverses de la connaissance empirique »3, les cadres qui ont défini ce qui était pensable comme Orient, comme Afrique, comme Asie4, les « conditions de possibilité »5 d’un savoir centré sur ces objets. Leurs textes se réclament donc de l’archéologie, telle qu’elle est conçue par M. Foucault : une exploration non pas de l’apparition en diachronie des savoirs, mais de leurs soubassements, du « champ épistémologique »6 et des ruptures qui les déterminent.
Les deux œuvres relèvent-elles bien d’un paradoxe qui veut qu’elles mettent en cause l’Occident en lui emboîtant le pas ? Faut-il voir dans le recours à la démarche foucaldienne la preuve d’un mimétisme caractéristique de la situation postcoloniale, le résultat d’une admiration fascinée pour l’Europe ? V.Y. Mudimbe a en effet souvent été accusé d’être un penseur « occidental », de manquer d’authenticité africaine. Quant à E.W. Said, il a mis en scène son dilemme identitaire, inscrit dans son nom même, dans ses mémoires, parus sous le titre Out of Place en 1999, ainsi que dans certains de ses essais7. En réalité, le rôle fondamental de l’Europe et des Etats-Unis dans la formation des deux auteurs ne permet pas de conclure à un mimétisme de posture. Il paraît difficile de discerner ce qui a été premier : la critique de la pensée occidentale ou bien l’influence de l’œuvre de M. Foucault, qui met en cause cette pensée. La démarche foucaldienne est-elle l’origine de la critique d’E.W. Said et V.Y. Mudimbe, ou bien constitue-t-elle simplement un outil pour leurs recherches ?
Posée en ces termes, la question ne paraît pas soluble. Il est pourtant intéressant de comprendre comment des auteurs postcoloniaux reprennent et travaillent des notions forgées par un penseur occidental pour les appliquer à une situation qu’il n’a jamais prise en compte. En effet, dans l’emprunt, il y a déplacement et transposition des concepts et des idées qui se transforment alors qu’ils sont appliqués à un autre contexte. C’est un travail de réécriture et de recréation : dans le déplacement, les notions sont modifiées, elles sont inscrites dans un autre texte, entrent en tension et en relation avec d’autres notions ; si elles déterminent dans une certaine mesure la pensée, elles sont aussi refondées dans un travail d’écriture créatrice. C’est alors à partir d’une analyse du phénomène de ce déplacement qu’on pourra discerner l’originalité et l’apport de l’écriture et de la pensée de E.W. Said et V.Y. Mudimbe, ce qui est irréductible à la pensée foucaldienne, et plus largement à la pensée occidentale.
L’application d’une philosophie à des réalités extra-européennes ne va pas de soi, surtout dans le cas de M. Foucault. En effet, son travail ne se réclame que partiellement de la philosophie. E.W. Said voit en lui un « écrivain hybride », non pas dans le sens où l’hybridité a été définie par H.K. Bhabha, mais parce que son œuvre dépend « des genres de la fiction, de l’histoire, de la sociologie, de la science politique, ou de la philosophie tout en les dépassant par son écriture »8. Mais le recours à l’histoire ou à la sociologie ancre la philosophie de M. Foucault dans une réalité donnée, celle de l’Europe, ou de l’Occident9. En cherchant à définir les conditions de possibilité du savoir, l’historien philosophe montre qu’elles sont déterminées par une situation du « champ épistémologique », qui se transforme avec le temps. Le savoir dépend donc de l’état de ce champ à l’intérieur d’une société donnée et dans une époque donnée. Le savoir est une construction historique, il est partie prenante d’une culture, pris dans la dynamique d’une évolution historique. Les Mots et les choses montre les ruptures épistémologiques qui ont rendu possible la façon dont on comprend le savoir et la science en Europe depuis le XIXème siècle : les méthodes et les objets des sciences ont subi une mutation radicale entre l’époque de Vélasquez et celle de Ricardo, Cuvier et Bopp. Surveiller et punir exhibe les fondements de la prison comme technique dominante de la répression de la délinquance et les relations qu’elle entretient avec la discipline, qui règle le fonctionnement des écoles, des hôpitaux et des usines. Dans cet ouvrage encore, la recherche s’applique à un certain type de société, M. Foucault travaille à partir d’un ensemble de textes issus de pays européens et nord-américains.
Une telle réflexion, apparemment, ne concerne pas les sociétés postcoloniales, puisque M. Foucault ne parle absolument pas d’elles et que, contrairement à d’autres penseurs plus totalisants, il ne prétend même pas le faire. Pourtant on peut établir des parallèles entre les visées de M. Foucault et celles des théoriciens postcoloniaux. M. Foucault opère une relativisation du savoir : le savoir est lié à une société, il est rendu possible par la façon dont est conçu le discours, qui détermine ce qui peut être dit et ce qui peut être pensé. La pensée rationnelle occidentale est un construit, qui se fonde aux yeux de M. Foucault sur l’exclusion d’une partie importante de la population, comme les fous et, sur un autre plan, les délinquants. À partir du moment où le savoir dépend de règles qui sont fixées par la culture occidentale, on devine le profit que les théoriciens postcoloniaux peuvent tirer de la pensée foucaldienne : il suffit de voir comment les colonisés ont été eux aussi exclus du champ épistémologique, ont servi à définir les limites de ce champ.
L’émergence d’une épistémè n’est donc pas un phénomène neutre épistémologiquement : limiter les conditions de possibilité d’un discours recevable comme porteur d’un savoir implique une autorité et une hiérarchie. Le discours entre dans des cadres, il s’ordonne et corrobore une situation politique, celle de sociétés disciplinaires décrites dans Surveiller et punir. Là encore, l’intérêt est fondamental pour les théories postcoloniales en général et pour les projets d’E.W. Said et de V.Y. Mudimbe en particulier. En effet, l’un des arguments clefs des recherches d’E.W. Said, dans L’Orientalisme et dans Culture et impérialisme, réside dans la collusion entre le discours scientifique et le pouvoir colonial : non seulement l’orientalisme et l’africanisme viennent justifier la conquête et la colonisation, mais ils sont plus profondément ce qui les rend intelligible. C’est parce qu’une certaine image de l’Orient et de l’Afrique a été créée que la conquête a été rendue possible. L’infériorité des populations arabe, africaine, indienne pouvait être énoncée et théorisée dans le cadre d’une certaine épistémè qui autorisait la colonisation. V.Y. Mudimbe décrit dans ses différents ouvrages, en des termes similaires, le rôle des missions religieuses d’une part et de l’anthropologie d’autre part : missionnaires et anthropologues ont construit une identité africaine. Avec les Lumières naît l’anthropologie, « une “science” de la différence » : « Elle “invente” une idée de l’Afrique. Le colonialisme détaillera davantage l’idée »10. L’Afrique est définie par des discours qui la situe dans la marginalité, qui font d’elle un envers de l’Europe. L’Afrique est perçue à travers ce qui la distingue de l’Europe, elle est marquée par la négativité : elle est ce qui n’est pas l’Europe. C’est dans ce contexte que V.Y. Mudimbe parle d’une « politique de la conversion »11, apanage tout à la fois des missionnaires et des anthropologues : l’Afrique, continent en manque, doit recevoir le christianisme, le progrès, la civilisation ; elle doit être instruite, elle doit entrer dans le savoir.
E.W. Said et V.Y. Mudimbe s’inspirent de M. Foucault pour mener à bien leur investigation des savoirs sur l’Orient et l’Afrique, tels qu’ils se découpent de l’épistémè occidentale. La filiation est explicitement assumée : les deux auteurs citent M. Foucault. Mais, justement, la citation consiste à prélever un énoncé pour l’intégrer à un autre contexte. Au cours de ce processus, l’énoncé s’adapte à son nouveau contexte et son sens s’en voit infléchi. C’est une première modalité du déplacement que les deux penseurs font subir à la théorie foucaldienne. L’avant-propos de L’Odeur du Père offre un bon exemple du « travail de la citation »12. V.Y. Mudimbe y rappelle l’importance que revêt la figure de Hegel pour la philosophie occidentale : celle-ci est aux yeux de M. Foucault entièrement dépendante de l’auteur de la Phénoménologie de l’esprit. V.Y. Mudimbe propose alors de reprendre les propos de M. Foucault, mais il choisit de substituer à Hegel « l’Eur-Amérique » et à la philosophie occidentale « l’Afrique », puisqu’il y a là aussi une situation de dépendance intellectuelle :
« Je mettrai donc Occident là où il désigne Hegel : pour l’Afrique, échapper réellement à l’Occident suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où l’Occident, insidieusement peut-être, s’est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre l’Occident, ce qui est encore occidental ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle ils nous attend, immobile et ailleurs. »13
Dans ces quelques lignes, V.Y. Mudimbe résume l’une des questions cruciales qui lui sont posées : comment penser contre l’Occident en utilisant les outils que lui-même fournit à sa propre critique ? Son propos est d’ailleurs la preuve de la pertinence d’une telle question puisque, en la posant, il mobilise le texte d’un philosophe français. Mais dans son traitement de la citation, il a remplacé un terme par un autre. Cette modification est d’importance : elle permet de passer d’une critique purement interne à la philosophie occidentale à une perspective où la culture occidentale est tenue à distance par la situation africaine de l’auteur. Ce qui importe à V.Y. Mudimbe, c’est la question de la relation de la pensée occidentale à l’extérieur qu’elle s’est construit, ou plutôt, c’est la relation de cet extérieur, l’Afrique, à la pensée occidentale qui l’a constituée comme autre. V.Y. Mudimbe infléchit la pensée de Foucault vers une dimension géopolitique du savoir : le savoir occidental est mis en question depuis son extérieur. En même temps, cette extériorité n’existe que parce que l’Occident a fait de l’Afrique son autre, elle est le fait d’un découpage de l’épistémè occidentale. La critique de l’Occident, qu’elle se fasse de l’intérieur ou de l’extérieur bute sur des catégories occidentales. Pourtant elle doit être menée de l’extérieur par V.Y. Mudimbe parce qu’en faisant la critique de l’Occident, il veut faire du même coup la critique de l’Afrique, il veut déconstruire dans l’Afrique ce qui est dû à l’épistémè occidentale : il vise à la désaliénation. The Invention of Africa suit ce programme : le livre prend la forme d’une critique des discours qui ont « inventé » l’Afrique dans la perspective politique de sa domination coloniale ; mais l’auteur traque aussi les traces de ces discours dans les propositions faites par les Africains eux-mêmes, y compris dans les discours de libération qui empruntent, même pour les renverser, les catégories de pensée coloniales.
La démarche d’E.W. Said est elle aussi marquée par la dualité. En suivant la genèse de la construction de l’Orient par l’Occident, l’auteur de L’Orientalisme montre combien il est difficile de séparer deux entités qui existent en corrélation :
« C’est pourquoi, tout autant que l’Occident lui-même, l’Orient est une idée qui a une histoire et une tradition de pensée, une imagerie et un vocabulaire qui lui ont donné réalité et présence en Occident et pour l’Occident. Les deux entités géographiques se soutiennent ainsi et, dans une certaine mesure, se reflètent l’une l’autre. »14
Tout comme l’Afrique de V.Y. Mudimbe ne pouvait se comprendre sans faire un détour par sa construction par le savoir occidental, l’Orient existe à partir du moment où il est conçu comme tel dans la culture occidentale. Cependant, E.W. Said procède différemment de V.Y. Mudimbe : alors que celui-ci laisse dans l’ombre du paradoxe la possibilité même d’une Afrique réelle, E.W. Said refuse de voir en l’Orient « essentiellement une idée », « une construction de l’esprit ne correspondant à aucune réalité »15. Il y a une « réalité brute » des « cultures et des nations dont le lieu est à l’est » qui « dépasse évidemment tout ce que l’on a pu dire en Occident »16. Ce n’est pas là ce qui intéresse L’Orientalisme, mais E.W. Said ouvre à l’entrée du livre la possibilité d’un savoir positif sur des réalités existantes, savoir qui implique de se détacher du discours occidental, à commencer par la dénomination « Orient » – aux connotations politiques et idéologiques du terme, E.W. Said préfère une périphrase strictement géographique (« cultures et nations dont le lieu est à l’est »). Culture et impérialisme démontre l’importance de l’impérialisme dans la construction d’un savoir – et d’une littérature – sur les pays colonisés. Le troisième chapitre du livre est consacré aux diverses formes de résistance à l’impérialisme. E.W. Said n’y voit pas un retour à une authenticité précoloniale où se logerait une critique de l’Occident détachée des valeurs culturelles occidentales ; il insiste au contraire sur le caractère réactif, intrinsèquement lié à l’épistémè occidentale, des mouvements et des formes de réactions culturelles qui naissent dans les pays colonisés. Mais il met aussi l’accent sur le caractère à la fois subversif et créatif de cette résistance. Face à des discours qui tentent « d’échapper à l’Occident », V.Y. Mudimbe choisissait, en usant du paradoxe, de mettre en garde contre une incomplétude de la tentative ; E.W. Said, lui, voit en eux « l’effort conscient pour entrer dans le discours de l’Europe occidentale, s’y mêler, le transformer lui faire reconnaître les histoires marginalisées, réprimées, oubliées »17. Si, à l’instar de V.Y. Mudimbe, E.W. Said reconnaît que le travail critique des auteurs africains, antillais, arabes – bref postcoloniaux – dépend des « discours occidentaux dominants », cette dépendance n’est là « qu’en apparence (et sûrement pas en parasite) », puisque selon lui « leur originalité et leur créativité ont fini par transformer le terrain même des disciplines »18.
Ce qui affleure chez V.Y. Mudimbe et E.W. Said, malgré les différences de ton et de perspective, c’est un même effort pour scinder la notion d’épistémè, la complexifier en la considérant comme une dualité. Pour Foucault, l’épistémè constituait un champ d’où émergeaient les discours et les savoirs : ils étaient déterminés par un cadre unifié. Dans Les Mots et les choses, les discours scientifiques, bien que divers, trouvent une unité dans ce cadre épistémique : même si Ricardo, Cuvier et Bopp ont apparemment peu à voir les uns avec les autres, ils peuvent néanmoins être reliés par le champ épistémologique. Et si le champ est un principe d’exclusion, lui-même se caractérise par son uniformité. Certes chez V.Y. Mudimbe, missionnaires et anthropologues sont unis par leur participation à l’élaboration d’un discours sur l’Afrique ; dans Culture et impérialisme, des auteurs aussi différents que J. Conrad, J. Austen ou A. Camus sont lus dans la perspective du discours impérialiste auquel ils sont liés. Cependant, si l’épistémè ne peut se comprendre que dans son rapport à ce qui n’est pas elle, il est nécessaire de s’arrêter sur d’autres discours, relevant d’autres épistémès pour la définir et la comprendre. Pour M. Foucault, « l’ethnologie s’enracine […] dans une possibilité qui appartient en propre à notre culture »19 : le discours scientifique s’origine dans l’épistémè et, ayant défini celle-ci, on peut comprendre le principe du discours.
V.Y. Mudimbe et E.W. Said se situent quant à eux à la marge : comprendre l’ethnologie, ce n’est pas seulement la comprendre dans son fonctionnement intrinsèque, c’est aussi comprendre comment elle a modifié un autre champ épistémologique, celui des cultures colonisées, et, en même temps, comment les discours issus de ce champ ont modifié l’épistémè occidentale. Pour E.W. Said, tout comme les cultures postcoloniales sont marquées par les discours impérialistes, le canon de la littérature occidentale se nourrit de la présence de l’autre : pas d’A. Camus sans la culture algérienne, pas de J. Austen ou de C. Dickens sans l’arrière-plan de l’empire colonial anglais – les cultures européennes se construisent parce qu’elles jouxtent d’autres cultures, d’autres savoirs qu’elles font entrer, malgré elles, dans leur cadre épistémologique. De même, V.Y. Mudimbe met en avant dans Tales of Faith la notion d’« espace métissé »20 pour souligner l’idée d’une dualité épistémologique des sciences sociales africaines contemporaines : on ne peut les comprendre comme purement africaine tant l’épistémè occidentale a été déterminante pour leur formation, mais dans le même temps, elles témoignent d’un effort pour se détacher du savoir occidental qui finalement leur confère une originalité. Par ailleurs, dans The Idea of Africa, en étudiant des textes antiques et préclassiques sur l’Afrique, l’auteur indique à quel point le continent a été présent dans la construction des savoirs européens bien avant les conquêtes qui débutent au XVème siècle.
La notion foucaldienne d’épistémè est modifiée par le travail d’E.W. Said et V.Y. Mudimbe. Elle n’est plus comprise comme une unité, le cadre du savoir propre à une culture, elle est plutôt conçue comme un espace né d’une rencontre entre deux cultures ; les frontières, très nettes chez M. Foucault pour qui elles sont la résultante de ruptures, sont estompées chez E.W. Said et V.Y. Mudimbe. Finalement, il devient difficile de définir, dans le domaine de la connaissance, un champ épistémologique propre à une culture : un champ naît de la rencontre entre différents discours issus de différentes régions du monde ; il y a une continuité entre le champ épistémologique occidental et ceux des cultures colonisées, de même que la colonisation – tout comme les autres formes de contact qui l’ont précédé – a modifié le champ épistémologique occidental qui a dû intégrer des éléments qui lui étaient a priori extérieurs.
Cet écart avec M. Foucault amène E.W. Said et V.Y. Mudimbe à valoriser des éléments qui étaient absents chez le philosophe français, construisant ainsi leur propre édifice conceptuel. V.Y. Mudimbe met en avant la notion de gnosis. Elle lui permet de se tenir à distance et de la philosophie et de l’épistémè. La philosophie pose problème parce que le terme a été l’enjeu d’un débat idéologique : revendiquer une philosophie africaine a été le moyen de faire valoir que les Africains, contrairement à une opinion ancrée dans l’imaginaire occidental, avaient été capables de formuler une pensée du monde, un savoir. Cependant, « philosophie » correspond à une certaine façon de penser le savoir : le terme s’inscrit dans une épistémè qui est occidentale. Cependant le terme d’épistémè pose lui aussi problème. La recherche de V.Y. Mudimbe met en cause le caractère homogène d’une épistémè africaine ou occidentale ; au contraire le penseur congolais américain insiste sur l’influence réciproque de Afrique et de l’Occident21 dans le domaine du savoir, il s’intéresse aux « processus de transformations de catégories de savoir »22. La gnosis lui permet de dépasser ce problème : le terme désigne un « système de savoir »23 complexe, il saisit justement la façon dont une notion se construit dans la tension entre deux épistémès, dont l’Afrique telle qu’on l’entend aujourd’hui est le résultat de discours occidentaux et de contre-discours africains. De la même manière, dans son étude sur l’influence de l’impérialisme sur les discours qui définissent les cultures colonisées, E.W. Said met en avant la notion de contrepoint. Empruntée à la musique, elle permet de rendre compte de la tension qui existe à l’intérieur d’un texte littéraire entre le discours dominant de l’impérialisme, enraciné dans l’épistémè occidentale, et la présence plus ou moins consciente d’une autre culture, de quelque chose d’extérieur à cette épistémè. Le contrepoint permet de rendre compte des tensions constitutives du savoir, telles qu’elles sont sensibles dans les textes.
Complexifier l’épistémè implique de tenir compte de son caractère composite, qui prendra la forme d’une hétérogénéité linguistique chez E.W. Said comme chez V.Y. Mudimbe. Même si les textes que M. Foucault mobilise pour construire son propos n’ont pas été écrits en français, le processus de traduction n’est pas (ou peu) mis en question par l’auteur : tout se passe comme s’il y avait une transparence des langues à l’intérieur de discours relevant d’une épistémè homogène. Assez fréquemment, c’est d’ailleurs une réalité non seulement francophone, mais plus encore française, que M. Foucault a en tête : si Surveiller et punir mobilise des textes anglophones, des expériences nord-américaines, l’auteur précise dans une note à la fin du premier chapitre que son objet sera « la naissance de la prison dans le seul système pénal français. Les différences dans les développements historiques et les institutions rendraient trop lourdes la tâche d’entrer dans le détail et trop schématique l’entreprise de resituer le phénomène d’ensemble »24. À l’inverse, les décalages entre deux langues seront l’objet d’investigation pour V.Y. Mudimbe et E.W. Said : ils permettent de mettre à jour les tensions constitutives des champs épistémologiques, ils révèlent la dualité (ou la pluralité) de toute forme de savoir.
Dans Parables and Fables, V.Y. Mudimbe s’intéresse au travail de deux administrateurs coloniaux belges, T. Fourche et H. Morlighem, qui, chargés d’une mission de médecine, ont appris la langue luba et ont collecté des récits pour restituer dans un livre la pensée religieuse de ce peuple du sud de l’actuelle RDC. Leur livre, significativement intitulé Une Bible noire, est « d’inspiration chrétienne »25 : il est construit en chapitres et en sections où l’on retrouve des échos de la Torah et de la Bible chrétienne26. Aux yeux de V.Y. Mudimbe, le passage d’une langue à l’autre, en même temps que le passage de l’oral à l’écrit, révèlent la distorsion du propos : en changeant de langue, les récits luba entrent dans le cadre d’une autre épistémè où ils se mettent à ressembler à une « Bible », au texte religieux fondateur dans l’épistémè occidentale. Or, dans son étude, V.Y. Mudimbe traite en anglais d’un texte francophone : il va alors être très attentif aux expressions françaises que les deux auteurs de la Bible noire emploient pour justifier leur entreprise et va assez souvent les restituer au sein de son texte en anglais. L’enquête sur les implications de la traduction en termes de construction du savoir passe donc chez V.Y. Mudimbe par un travail sur la langue dans laquelle sont écrits les textes : l’auteur ne cherche pas seulement à décrire un phénomène, il veut aussi montrer, dans l’écriture même de son texte, ce qu’implique le passage d’une langue à l’autre.
Le bilinguisme chez E.W. Said prend des formes tout autres et répond à d’autres stratégies, mais la visée générale est similaire : faire résonner une langue étrangère pour rendre sensible les tensions d’une épistémè et les lignes de continuité qui l’habite. Lorsqu’il traite de la philologie dans Humanisme et démocratie, E.W. Said le fait en spécialiste de littérature européenne, après avoir rappelé dans le premier chapitre du livre qu’il n’a « jamais enseigné autre chose à l’université de Colombia que les humanités occidentales »27. En consacrant le troisième chapitre de son livre à la philologie, l’auteur paraît inscrire définitivement son propos dans un cadre discursif occidental, puisqu’il s’intéresse à une tradition scientifique propre à la culture européenne, puis américaine. Pourtant, dès la deuxième page, il rattache la philologie à la fois aux traditions occidentales et arabes : la philologie, telle qu’on l’entend en Europe, trouve des échos dans la pratique de l’herméneutique (ijtihad) et de l’exégèse (ta’wil) dans la culture arabe28. Le processus, à l’inverse de la démarche de V.Y. Mudimbe, consiste à trouver des équivalences, à traduire d’une langue à l’autre, pour montrer combien les pratiques sont similaires et ouvrir les cadres épistémologiques : il est possible de considérer la philologie européenne comme le reflet de pratiques scientifiques arabes. Le reflet, et même le prolongement. En effet, la philologie classique s’est construite sur un travail sur les langues de l’Antiquité gréco-latine, mais aussi sur les langues sémitiques – l’hébreu et l’arabe. Et l’une des questions placées au centre du débat scientifique dans les facultés d’humanité américaine tire son existence de ce dialogue de la culture européenne avec la culture arabe. Humanisme et démocratie s’articule à la question de la définition du canon, qui préoccupe les universitaires : doit-on définir un canon à partir duquel on organise une certaine idée de la culture occidentale ? Quelles œuvres y placer ? Or la question du « canon », nous rappelle E.W. Said, est entrée dans l’épistémè occidentale par la traduction, ou plutôt par l’emprunt du mot à la langue arabe : « canon » est un calque de « qanun »29. L’un des éléments constitutifs de la culture occidentale, le canon par lequel elle se définit, appartient à son épistémè après avoir été emprunté à la culture arabe – considérée comme autre, extérieure dans le cadre de cette même épistémè. S’interroger sur la culture occidentale et son rapport à d’autres cultures implique de mettre à jour les espaces de contiguïté des champs épistémologiques aussi bien que les écarts entre eux : ce qui importe, c’est de révéler des points de passages.
Cet objectif du travail intellectuel d’E.W. Said comme de V.Y. Mudimbe fait des deux penseurs des figures en marge, en quête constante d’une position extérieure – du moins distanciée – de champs épistémologiques qu’il est bien difficile de cerner. L’un comme l’autre valorisent alors la position de l’exil. Celle-ci comporte deux versants. D’une part, elle est une posture contrainte, imposée de l’extérieur par des conditions sociopolitiques. Pour E.W. Said, le retour à la Palestine est impossible parce que la situation politique l’en empêche. V.Y. Mudimbe, universitaire zaïrois, a été contraint à l’exil aux Etats-Unis alors que le régime de Mobutu tentait de faire de lui l’un des intellectuels officiels du régime. D’autre part, l’exil est une position qui permet le regard critique non seulement sur les discours mais sur le socle épistémologique où ils s’enracinent.
« La plupart des gens ont conscience d’une culture, d’un environnement, d’un pays ; les exilés en connaissent au moins deux, et cette pluralité les rend conscients qu’il existe des dimensions simultanées. »30
L’exil est conscience de la pluralité : il entraîne à discerner les différences ; mais il fait aussi voir les ressemblances, les points de convergence, la simultanéité des discours dans différentes cultures. Dans l’exil, on est capable de retrouver ce qui, dans un discours, est redevable de la culture où il est formulé, de rattacher un discours à son épistémè et, de ce fait, de mettre à jour ses implications politiques. L’extériorité radicale de l’exil permet de se situer à distance de deux cultures, de deux épistémès et de sentir les lignes de continuité entre elles. L’exil devient donc pour E.W. Said l’espace idéal de la critique puisqu’il permet de ne pas se laisser dominer par les discours issus d’une épistémè prétendument unique et de discerner les points de jonction entre les cultures.
V.Y. Mudimbe, dans une lecture d’E.W. Said qu’il cosigne avec B. Jewsiewicki, préfère parler de diaspora plutôt que d’exil : il récuse ainsi le caractère temporaire et la dimension individuelle de l’exil. La diaspora est un état définitif d’instabilité collective où cette conscience de la pluralité est permise. La diaspora est pour V.Y. Mudimbe une « utopie » : « c’est un pays, une société, une culture qui n’existent plus et qui n’existent pas encore »31. Elle désigne un idéal : se déplacer au point où l’on se situe en dehors de tout espace, dans une posture critique radicale où la mise en question des lieux vise à l’établissement d’un nouveau lieu, où les champs conceptuels sont contestés en vue d’un réarrangement, d’une reconstruction novatrice et consciemment ouverte du savoir.
La notion d’exil est liée chez E.W. Said à celle de conscience ; même si la diaspora de V.Y. Mudimbe est moins individualisée, son œuvre, de L’Odeur du Père à The Invention of Africa, a toujours pour visée la « prise de parole » des Africains. C’est tout le rapport du sujet à l’énoncé, tel que M. Foucault le conçoit, qui est alors perturbé. Dans Les Mots et les choses, M. Foucault mobilise des auteurs, mais il revient trois ans après la publication de l’ouvrage, dans une conférence, sur cette pratique et il l’interroge. Il précise qu’il ne voulait pas s’arrêter sur des œuvres et des auteurs, mais « analyser des masses verbales, des sortes de nappes discursives, qui n’étaient pas habituellement scandées par les unités habituelles du livre, de l’œuvre et de l’auteur »32. Il n’a mobilisé les auteurs qu’à titre d’exemple : le discours en réalité dépasse l’individu puisqu’il est déterminé par le cadre de l’épistémè. Dans L’Archéologie du savoir, il rejette la notion d’auteur comme non pertinente pour son propos ; il préfère parler de sujet d’un énoncé. Le sujet n’est pas un individu, c’est une position que peut ou doit prendre un individu pour que l’énoncé soit valable, autorisé : un énoncé relevant du discours médical ne peut être pris en charge que par un médecin (quelqu’un qui a la position de médecin : il a fait des études de médecine, il a le titre de médecin), sans quoi il n’est pas reçu33. Le discours détermine le sujet, et non l’inverse. Le sujet ne se caractérise pas par l’unité, mais par la dispersion34 : ce qui importe, ce n’est pas l’individu mais sa position ; or celle-ci peut être variée (on peut être médecin et écrivain et colonialiste etc.), les énoncés relèvent alors de discours différents, d’un régime différent (le médecin tient un discours scientifique, l’écrivain un discours littéraire, le colonialiste un discours idéologique etc.). Un même individu peut donc être un sujet multiple, dispersé (tenir un discours médical, écrire des romans, publier des articles colonialistes dans des journaux etc.).
L’auteur quant à lui est une « procédure de contrôle et de délimitation du discours »35, M. Foucault le voit « comme principe de groupement du discours, comme unité et origine de leurs significations, comme foyer de leur cohérence »36. L’auteur est avant tout une fonction qui permet d’isoler les énoncés du discours, de leur conférer une unité et de les valider, proprement de les autoriser. L’auteur, notion qui a une histoire, dépend du champ épistémologique : il est l’une des conditions de possibilité qui rend le discours pensable dans la culture occidentale contemporaine. M. Foucault met alors à mal l’idée d’individuation du discours : selon lui, le discours est surplombant et s’incarne en différents énoncés ; ceux-ci sont isolés en fonction de catégories qui dépendent de l’épistémè. Cette conception rend caduque l’idée d’une originalité de l’énoncé : un individu n’est pas l’auteur d’un discours original, il permet de cerner des énoncés qui font autorité en fonction de sa position.
E.W. Said s’inscrit en faux au début de L’Orientalisme lorsqu’il écrit :
« Cependant, je me sépare de Michel Foucault, à l’œuvre de qui je dois beaucoup, sur un point : je crois en l’influence déterminante d’écrivains individuels sur le corpus des textes, par ailleurs collectif et anonyme, constituant une masse discursive telle que l’orientalisme. »37
Il rétablit ici l’auteur dans ces droits : le discours a bien une dimension collective dans une certaine mesure, mais il est constitué d’une somme d’énoncés singuliers, redevables à des individus humains. En littéraire, E.W. Said fonde sa démarche sur la constitution d’un corpus d’œuvres singulières à partir desquelles il met à jour la généralité des discours. À ses yeux, les choses ne vont pas à sens unique : la « masse discursive » (« discursive formation ») détermine les énoncés, elle oriente les auteurs, mais les énoncés en retour modifient la formation globale qui de ce fait évolue. V.Y. Mudimbe est une fois encore plus proche de la pensée de M. Foucault. À partir de la « découverte » de l’Afrique par les explorateurs européens du XVème siècle, de « nouveaux ordres culturels » voient le jour et ces discours construisent des textes qui constituent un corpus que l’auteur de The Idea of Africa appelle la « bibliothèque coloniale »38. Il n’en demeure pas moins que la démarche de V.Y. Mudimbe consiste à parcourir cette bibliothèque coloniale et à faire résonner les textes qui la composent avec d’autres textes africains. Il ne procède pas comme M. Foucault en dressant un tableau d’une formation discursive qui s’appuie sur des textes à titre d’exemples ou d’illustrations particulièrement représentatives ; il lit scrupuleusement des textes et indique les lignes qui les unissent aux formations discursives coloniales et aux reformulations postcoloniales du savoir sur l’Afrique. V.Y. Mudimbe donne ainsi simplement des pistes pour penser la formation discursive coloniale, les « nouveaux ordres culturels » ; ce qui l’intéresse, ce sont surtout les rémanences des textes de la bibliothèque coloniale dans les discours africains contemporains, comment par exemple La Philosophie bantoue du missionnaire P. Tempels se retrouve dans les grandes lignes de l’œuvre de l’historien et théologien rwandais A. Kagame. Plus qu’à une vue générale des discours, V.Y. Mudimbe s’intéresse aux points de frictions entre eux, entre la culture occidentale et les tentatives de reconstruction d’une culture.
Les œuvres d’E.W. Said et de V.Y. Mudimbe, même si elles se positionnent différemment par rapport à la démarche foucaldienne, ont tout de même en commun une inspiration philologique. E.W. Said formule sa vision de la philologie dans Humanisme et démocratie. La démarche philologique procède selon lui d’un élargissement progressif : de textes considérés comme « objets discrets », on passe aux « armatures souvent obscures et invisibles au sein desquelles ils existent » pour arriver enfin « aux énonciations historiques et sociales qui appartiennent à leurs contextes »39. La démarche est inductive : le texte est le point de départ, ce sur quoi se concentre toute l’attention du philologue. C’est à partir du texte qu’il peut révéler une épistémè et l’ensemble des conditions sociopolitiques et culturelles de l’émergence d’un texte. Ce travail d’élucidation, en passant par le texte, fait de l’auteur, en tant qu’individu, l’élément central de la recherche : « le fait de lire revient avant tout à se mettre à la place de l’auteur, chez qui l’écriture correspond à une série de décisions et de choix qui s’expriment dans les mots »40. Le texte dépasse le statut de simple objet exemplaire d’une réalité plus large, il est une création humaine, le fait d’un individu, le fruit d’une négociation avec un discours, une épistémè, des structures de pouvoir. C’est ainsi, par exemple, qu’E.W. Said lit l’œuvre de J. Conrad : tout en participant à un discours impérialiste, l’auteur d’Au cœur des ténèbres s’en distancie par une ironie qui trouve son origine dans sa situation d’immigré.
V.Y. Mudimbe a suivi des études de philologie, ce qu’on ressent à la lecture de ses ouvrages. Sa démarche procède d’une extrême attention au langage : il s’attache à lire des textes dans leur détail pour faire émerger ce qu’ils révèlent d’une certaine situation historique. C’est à partir d’une lecture érudite de textes antiques et médiévaux qu’il fait apparaître dans The Idea of Africa une rupture épistémologique – pour reprendre un terme foucaldien – au XVème siècle : le discours sur l’Afrique commence alors à présenter le continent comme un territoire marqué par la différence et par le manque. De même, c’est à la suite d’une lecture très précise de l’ouvrage de P. Tempels qu’il en retrouve les échos chez des théologiens africains qui lui sont contemporains. Les livres de Mudimbe procèdent de manière inductive eux aussi : ils partent d’une « lecture serrée »41 des textes pour faire affleurer ce qui relève de l’histoire et du champ épistémologique où ils sont inscrits. Au cours de ce travail, V.Y. Mudimbe préserve la dimension individuelle des auteurs qu’il lit. Qu’on pense par exemple à l’avant-dernier chapitre de The Invention of Africa qui porte sur l’héritage d’E.W. Blyden. V.Y. Mudimbe révèle à la fois ce qui, dans la pensée de cet intellectuel afro-américain, s’explique par son contexte épistémologique et ce qui sera repris par des théoriciens de la négritude comme L.S. Senghor ou du panafricanisme. Il ne nie cependant jamais l’individualité d’E.W. Blyden. Au contraire, il ouvre son chapitre en retraçant son parcours intellectuel, sa trajectoire de l’Amérique à l’Afrique. E.W. Blyden, dépendant d’un certain état de l’épistémè occidentale, apparaît alors comme un passeur42, un individu qui incarne les tensions de l’épistémè occidentale avec son extérieur. Malgré la tonalité critique du texte de V.Y. Mudimbe, E.W. Blyden demeure un individu en qui s’incarnent des contradictions scientifiques et qui joue un rôle dans leur maintien (avec lui, une certaine image de l’Africain se conserve) et dans leur évolution (puisque la lecture qu’en font les tenants de la négritude et ceux du panafricanisme mettent en valeur différents aspects de sa pensée).
Le texte n’est un pur objet ni chez E.W. Said ni chez V.Y. Mudimbe, il intègre une dimension créatrice. Chez E.W. Said, cette dimension est particulièrement mise en valeur : elle est liée à une redéfinition de la figure de l’intellectuel. Celui-ci est décrit comme quelqu’un qui est « engagé à poser publiquement les questions qui dérangent, à affronter l’orthodoxie et le dogme (et non à les produire), quelqu’un qui n’est pas enrôlable à volonté par tel gouvernement ou telle grande entreprise et dont la raison d’être est de représenter toutes les personnes et tous les problèmes systématiquement oubliés ou laissés pour compte »43. Depuis sa position d’exilé, l’intellectuel a pour tâche de se situer à distance des discours inscrits strictement dans le cadre des savoirs produits par les structures de pouvoirs existantes ; il doit exercer une fonction critique et justement mettre en valeur les points qui sont oubliés par les discours de savoir et qui pourtant jouent un rôle muet dans la construction du monde.
À travers les notions que V.Y. Mudimbe adjoint à la terminologie foucaldienne, il renoue avec les possibilités de création et d’innovation des individus. La gnosis est ainsi définie comme « recherche du savoir, enquête, démarches de la connaissance, examen et même rencontre avec quelqu’un »44. La gnosis est à la fois une quête et un dialogue : elle implique en tous cas un sujet. En situant son projet plutôt du côté de la gnosis que de l’épistémè, V.Y. Mudimbe laisse une place à la subjectivité. Il trouve ainsi un intérêt aux recherches entreprises par les chercheurs africains, et même occidentaux, malgré les erreurs et les préjugés, malgré leur dépendance à une « configuration intellectuelle générale »45. Certes le propos de V.Y. Mudimbe est critique et il conteste aux discours leur prétention à énoncer une vérité objective, mais son propos prend en compte les auteurs dans leur individualité. Chaque démarche a quelque chose d’original : elle apparaît comme une négociation avec les discours dominants et la critique consiste justement à établir les modalités de cette négociation.
L’auteur est rétabli dans ses droits, du moins dans une certaine mesure, parce qu’E.W. Said et V.Y. Mudimbe ne perdent jamais de vue l’effort démystificateur de M. Foucault. Cette inflexion notable de la pensée foucaldienne pousse alors les deux auteurs à s’exprimer à la première personne dans leurs textes : les textes se distinguent par la présence plus ou moins accentuée du « je ». L’auteur peut se mettre en scène : bien visible dans le texte, il fait dériver son effort de connaissance de son expérience personnelle. Au début du cinquième chapitre de Parables and Fables, V.Y. Mudimbe répond à l’objection selon laquelle il n’a pas l’autorité nécessaire pour parler des Lubas d’un point de vue anthropologique : il le fait en partant de son expérience, sa propre initiation alors qu’il était enfant, dont le récit nous est fait. Il poursuit sa justification en ces termes :
« Mon expérience trouverait sa définition quelque part entre la pratique de la philosophie, avec ses possibles applications interculturelles, et l’espace socioculturel et intersubjectif qui m’a rendu possible. »46
Passer par le récit autobiographique d’une expérience permet tout d’abord de contourner la question de l’autorité : V.Y. Mudimbe substitue à l’autorité savante, enracinée dans l’épistémè occidentale, une autorité subjective, une connaissance de l’intérieur. Mais la position assumée est ambiguë et l’auteur joue de cette ambiguïté : il se situe dans un entre-deux. Il est philosophe, capable de tenir un discours théorique sur les Luba ; plus encore, il a regardé son initiation avec distance, il est d’emblée à l’écart de la communauté. En même temps, son discours s’enracine dans sa situation et dans le rapport intime qu’il a avec cette culture et qui le maintient à distance de l’épistémè occidentale. C’est depuis cet entre-deux qu’il crée l’autorité de son propos.
À la fin de l’introduction à L’Orientalisme, E.W. Said explique qu’il s’est principalement attaché à l’Orient arabe parce que lui-même est un « Oriental » : « En étudiant l’orientalisme, j’ai essayé de bien des manières de faire l’inventaire des traces laissées en moi, sujet oriental, par la culture dont la domination a été un facteur si puissant dans la vie de tous les Orientaux »47. Alors qu’on pourrait lui reprocher de centrer ses observations sur une partie seulement de l’Orient – un pays comme l’Inde, de nombreuses études l’ont montré, tient aussi une place d’importance dans le discours orientaliste –, E.W. Said répond par la dimension subjective de son travail en en faisant non pas un écueil, mais une force. L’ouvrage ne se contente pas de relever ou de cartographier le discours orientaliste et ses présupposés géopolitiques, il est porté par « l’implication personnelle »48 de son auteur. E.W. Said est engagé dans son propos : c’est en tant qu’exilé oriental qu’il propose, dans sa critique du discours occidental, un lieu autre d’où peut émerger un nouveau savoir.
Cette tendance à l’autobiographie conduira les deux auteurs à écrire leurs mémoires, liant leur histoire personnelle à une situation historique et aux possibles intellectuels qu’elle ouvre. Ainsi V.Y. Mudimbe publie Les Corps glorieux des mots et des êtres en 1994 et E.W. Said Out of Place en 1999. Ce qui est sensible dans l’inscription de l’autobiographie dans la pensée des deux auteurs, c’est qu’elle est toujours conçue comme un moyen pour susciter une relation, à l’histoire d’une part, mais aussi à d’autres sujets. Les livres d’E.W. Said et de V.Y. Mudimbe sont traversés par des passages de dialogue. Bien sûr, ils traitent de textes, discutent d’autres livres, comme n’importe quel texte d’idée. Mais les choses vont un peu plus loin. Ainsi lorsqu’E.W. Said cite un de ses collègues, il est assez fréquent qu’il fasse état en passant des relations qu’il entretient avec lui. Lorsqu’il parle, dans Humanisme et démocratie, d’un compte-rendu de L’Orientalisme, il mentionne son auteur, James Clifford, comme « le fils de mon ancien collègue et ami »49. Dans le même livre, il cite R. Poirier tout en rappelant les liens d’amitié qui l’unissaient à lui ; dans un essai consacré à R.P. Blackmur, publié dans Réflexion sur l’exil, il rappelle qu’il a suivi ses cours. Plus que des marques de politesse, ces remarques, dans leur récurrence, viennent incarner les idées dont il est question : le débat d’idées en devient plus humain. Ce qui est sans doute plus déterminant, c’est l’inscription de l’entretien dans le corps même d’un livre comme Réflexions sur l’exil et autres essais : deux textes sont des compte-rendu d’entretiens de l’auteur50. Le dialogue devient alors le mode dominant du texte qui est proprement ouverture à l’autre. Les livres de V.Y. Mudimbe font aussi la place belle à la citation. En conclusion de L’Odeur du Père, l’auteur place sa réponse à la critique que J.C. Willame avait fait de son précédent ouvrage L’Autre Face de royaume : il donne à son texte la forme d’un dialogue de théâtre en citant des fragments du texte de J.C. Willame et en y répondant point par point. Mais c’est The Idea of Africa qui propose sans doute la perspective la plus novatrice. Après une dédicace à ses deux enfants, V.Y. Mudimbe déclare dans la préface que c’est la question de savoir ce qu’il devrait dire de l’Afrique à ses « enfants “américanisés” »51 qui l’a poussé à écrire le livre. Le « Coda » qui conclut le livre présente rétrospectivement l’ensemble des chapitres en ces termes : « Ce sont donc mes histoires pour mes enfants »52. L’ensemble du livre, des questionnements sur la relation de l’épistémè occidentale à l’Afrique et ses traces dans les discours africains contemporains entrent donc dans le cadre d’une conversation intime, celle d’un père à ses enfants. V.Y. Mudimbe relativise ici la portée de son discours : l’énoncé n’appartient pas au discours de savoir, ce sont des histoires – de même, en 1997, il présente son livre sur « la religion comme performance politique en Afrique centrale » comme un ensemble de « contes »53. En même temps, il assigne à ses écrits une fonction pédagogique et il les inscrit dans une communication : les histoires doivent être dites (ou lues) pour que les enfants en tirent un savoir, construisent un savoir à partir d’elles.
E.W. Said et V.Y. Mudimbe déplacent la pensée de M. Foucault vers un autre contexte. Ils reprennent la visée de la démarche foucaldienne : ils cherchent à déconstruire les discours de savoir occidentaux en soulignant la relation que les sciences entretiennent avec le pouvoir politique, en l’occurrence avec les projets coloniaux et impérialistes. En déplaçant les concepts foucaldiens, les deux auteurs modifient leurs sens. E.W. Said infléchit nettement le discours de l’auteur de Les Mots et les choses pour le faire rencontrer un humanisme renouvelé. V.Y. Mudimbe reste plus proche du philosophe français, même s’il s’en écarte dans sa démarche, dans son écriture et dans les prolongements qu’on peut donner à sa pensée. Tous deux empruntent la voie de la philologie qui favorise l’induction et les conduit à individualiser les textes. La notion d’auteur retrouve alors une légitimité en tant qu’instance créatrice. Pour E.W. Said, l’auteur en situation d’exilé devient un intellectuel dont le rôle est de s’opposer à la domination du discours pour faire valoir un contre-discours qui s’appuie sur la définition de valeurs éthiques dont l’universalité a pu être trouvée dans « l’entre-monde » de l’exil. Pour V.Y. Mudimbe, l’auteur est un avant tout un écrivain qui peint des fictions : elles mettent en question les discours admis et offrent de nouvelles voies pour un savoir positif. Dans les deux cas, le savoir est marqué par l’inachèvement : d’une part, il est le résultat d’un mouvement de recherche et de changement constant de position ; d’autre part, il est libre – liberté de l’intellectuel pour E.W. Said, liberté du lecteur qui doit construire le savoir à partir des « histoires » qui lui sont racontées pour V.Y. Mudimbe. Face au scepticisme de la pensée foucaldienne, les deux théoriciens postcoloniaux ouvrent la possibilité d’un savoir positif qui peut se construire dans l’ouverture d’une critique généralisée des savoirs et la prise de conscience des lignes de continuité entre les cultures.