L’auteur dans le roman antillais à la fin du XXème siècle : une posture intenable ?

Sibylle Orlandi

Dans le roman Solibo Magnifique, le discours du conteur discrédite l’activité de l’écrivain : « Ecrire c’est comme sortir le lambi de la mer pour dire : « Voici le lambi ! » La parole répond : « Où est la mer ? » » 1. D’emblée dans les romans de Patrick Chamoiseau la figure de l’auteur est frappée de soupçon. Elle est le lieu de contradictions multiples, à la fois sur le plan littéraire et social. Tel est le constat qui fonde le travail de Dominique Chancé dans son ouvrage L’auteur en souffrance 2  : la question du statut de l’auteur, telle qu’elle est posée par les écrivains antillais eux-mêmes, semble primordiale pour comprendre les dynamiques à l’œuvre dans la production de la fin du XXème siècle. Se basant sur les écrits tant théoriques que littéraires  d’auteurs qui lui sont contemporains, Dominique Chancé propose d’explorer un paradoxe exprimé en ces termes : si la présence de l’auteur est nécessaire dans la mesure où lui seul peut donner corps à une communauté antillaise, c’est l’acte même d’écrire qui le coupe de l’identité de Créole et de sa langue maternelle. L’écrivain des Antilles se définit donc comme une figure défaillante, en crise et « en fuite », pour reprendre les termes de Maurice Couturier3.

La posture de l’auteur, telle qu’elle est mise en scène dans la fiction et assumée socialement, se révèle éminemment problématique. C’est à l’aune de cette découverte que Dominique Chancé se propose de  lire les créations antillaises et de les inscrire dans un ensemble : malgré la grande diversité des publications, une même question est soulevée par de nombreuses œuvres et constitue peut-être la spécificité de la (pré)littérature antillaise. En posant l’existence d’une communauté, d’un « nous » à revendiquer, les déclarations de Jean Bernabé, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau dans Eloges de la créolité vont dans ce sens : « La littérature antillaise n’existe pas encore. Nous sommes encore dans un état de prélittérature : celui d’une production écrite sans audience chez elle, méconnaissant l’interaction auteurs/lecteurs où s’élabore une littérature. »4. Edouard Glissant lui aussi se présente comme le « préfacier d’une littérature future »5. Tous suggèrent par là que le statut social et politique d’une littérature affecte la poétique et la position des auteurs.

Or le lecteur ne peut douter qu’il se trouve en présence de véritables œuvres littéraires. Il revient donc à celui ou celle qui s’interroge sur la place de l’auteur dans les romans antillais de la fin du XXème siècle de mettre en lumière des contradictions entre la représentation de l’auteur et sa fonction sociale, entre le personnage de l’écrivain et l’écrivain réel. C’est un tel projet qui guide la réflexion de Dominique Chancé dans son ouvrage, et c’est dans cette même perspective que s’inscrit notre parcours. Les romans d’Edouard Glissant, de Maryse Condé, de Raphaël Confiant mais surtout de Patrick Chamoiseau , chargés de tensions irrésolues, invitent à poser la question des conditions d’émergence d’une littérature antillaise. C’est dans cette optique qu’ils mettent en évidence le passage difficile entre créole et français, oral et écrit, conteur et écrivain.

On se proposera donc de rendre compte des travaux théoriques de Dominique Chancé, afin de restituer le plus fidèlement possible les enjeux sociaux, politiques, littéraires et linguistiques qui se cristallisent autour de la figure de l’auteur et donnent forme au roman antillais contemporain.

Dans un monde où l’histoire fut « confisquée » (selon les termes de Daniel Maximin6), le narrateur et l’écrivain semblent avoir pour vocation de témoigner, de consigner des histoires retrouvées. Mais dès l’abord leur démarche est frappée de soupçon, voire de discrédit, puisque l’écrit est synonyme d’aliénation. L’auteur des Antilles est habité par une contradiction : son action est déchirée  entre la nécessité d’écrire pour témoigner, retracer l’Histoire, réparer le « nous disjoint » évoqué par Glissant, et la peur de trahir, de renier sa créolité en acceptant l’écrit en français.

De fait, le roman ne cesse de se confronter à l’impossibilité de raconter l’Histoire. Aucune fresque historique, aucun récit chronologique ne peuvent rendre compte de la situation des Antilles. Comment en effet dire l’Histoire d’un sujet quand ce sujet historique n’existe pas encore, quand il est assujetti dans la relation esclavagiste puis coloniale et néocoloniale ? Si l’histoire des Antilles n’est que « non-Histoire »7 si elle est constituée de lacunes, de ruptures, de silences et de désordres, elle ne peut être l’objet de l’historien qui élucide, analyse et ordonne les faits. Aussi lit-on dans Eloge de la créolité que l’Histoire antillaise « n’est pas totalement accessible aux historiens »8. Un roman tel que La case du commandeur d’Edouard Glissant ne prétend pas relayer une histoire nationale, indépendante, mais tente de repérer les moments où les Histoires se croisent, celles de la France et de l’Afrique, dans les Antilles. La chronologie, loin d’être linéaire, apparaît fragmentée, éclatée et lacunaire. C’est à l’auteur de se défaire du « leurre chronologique »9 pour écrire l’avènement d’histoires au pluriel. Il s’agit moins pour lui de restituer des événements que de raconter, dans la tradition du conteur, des histoires qu’il faut tirer de l’oubli pour donner une identité à la collectivité. Glissant préconise une « hardiesse méthodologique »10 qui renverse les pôles établis et donne au narrateur un rôle nouveau. La narration n’est alors plus un récit linéaire des événements mais un lien qui court entre des récits multiples ; elle n’est plus un discours mais une mise en cause du discours. Le narrateur témoigne d’une impuissance à raconter : il ne fait que transmettre des récits qu’il transforme, déforme et dont il perd des parties. L’acte de narrer, rendu opaque et visible, devient l’enjeu même du récit. Il ne s’agit pas tant de conter une histoire que de se demander qui raconte, comment, de quel point de vue, avec quelle autorité, quel savoir et dans quel ordre. Avec Glissant, le narrateur n’est plus celui qui raconte, assume un récit, mais celui qui assemble. Le roman Mahagony rapproche la position du narrateur de celle de l’amarreur : c’est par lui que se transmettent des récits assumés par les personnages. Le narrateur de Texaco de Patrick Chamoiseau est également un amarreur, un relayeur de paroles. Mais il se peut que l’amarreur échoue à relier toutes les paroles, laissant perceptible un chaos, ce dont témoigne un roman comme Malemort, publié en 1997 par Edouard Glissant).

Il apparaît alors que la quête des histoires à recueillir et la quête d’une communauté à fonder ne sont pas dissociables. Or la communauté rejette a priori toute tentative d’enquête sur son passé, sa mémoire. Ainsi le narrateur d’Eau de café (roman de Raphaël Confiant) se confronte-t-il à l’hostilité des habitants de Grande Anse qui se refusent à lui livrer leurs histoires. Ces obstacles conduisent au constat que l’histoire est à faire avant d’être à raconter : les Antillais doivent construire leur parole collective, et ce faisant ils se confrontent à deux inconnus, le passé et le futur. Recueillir et tisser des récits ne suffit pas : Glissant propose d’envisager l’histoire comme une « vision prophétique du passé »11, qui ne recevra sa cohérence que dans la création d’une communauté à venir. Le narrateur récuse une unité discursive, chronologique et signifiante pour se mettre en quête d’une unité énonciative, celle de la conscience collective. Mais le peuple, qui n’est pas une collectivité unie, se fragmente en d’innombrables singularités. La réunion autour de la collectivité du conteur se révèle fragile et illusoire, et le « nous » au cœur de l’énonciation dans Chronique des sept misères se fragmente dès le deuxième roman de Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique.

Le narrateur prétend participer à la fois de la culture populaire qu’il recueille et de l’écrit singulier, solitaire, qui témoigne. Solibo Magnifique explore cette tension entre l’éclatement de la collectivité et la recomposition « créole » de cette diversité. Dominique Chancé propose de voir dans le métissage des modes narratifs une caractéristique du genre antillais du « conte-roman »12 .Ce genre se construit autour de la mémoire, c’est-à-dire de la recherche d’un imaginaire historique dont l’enjeu est identitaire. Mais la collectivité ne peut émerger que lorsqu’elle est animée par une « vision prophétique » qui lui donne forme : dans Texaco, c’est sous l’impulsion de Marie-Sophie Laborieux qu’un quartier cherche à reconquérir sa mémoire et à trouver se place dans la société. C’est alors peut-être le fait de partager un même lieu qui définit la communauté. C’est au narrateur que revient la tâche de construire une vision prophétique du passé. S’il est extérieur à la communauté du fait de l’écriture, le narrateur en est le fondateur par le récit qu’il lui offre. La contradiction devient le principe d’une poétique neuve, indissociable de la naissance de l’identité créole. Cette identité ne s’est pas fondée à partir d’un corps de doctrine, d’une idéologie ou d’une patrie mais à partir d’un imaginaire. Chez Glissant, c’est « le trou du passé » qu’il faut oser regarder : « trou débondé [à partir duquel] déferl[e] sur nous la foule des mémoires et des oublis tressés »13. Il est nécessaire que la communauté accepte d’entendre, de reconnaître la vérité du fou, du délirant ou de l’écrivain. C’est ainsi que Glissant distingue trois types de discours14 : le discours oral traditionnel, le discours élitaire et le discours délirant qui « naît de la stérilisation du discours oral traditionnel et de la dérision du discours élitaire ». Il conclut en ces termes : « Le discours « littéraire » court de cette brisure à ce vide tragique, tâchant d’en pratiquer une synthèse dépassante. Il arrive le plus souvent qu’il en hérite les manques, sans qu’il en dégage les significations. »

La naissance de la ville et la ruine du système des plantations ont conduit à une rupture, une immobilisation de la culture créole. C’est un tel constat qui signe la naissance du roman antillais contemporain : devant la mort du conteur, qui était la matrice de l’imaginaire créole, l’écrivain se propose de reconstruire une filiation. A la fin du XXème siècle, il tente de faire renaître la parole créole jugulée par l’école républicaine puis par le panafricanisme de la négritude. Des auteurs tel qu’Edouard Glissant, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau refusent de faire de la littérature créole un épigone de la littérature française. Ils rejettent le  « Parnasse suranné, symbolisme attardé, romantisme de seconde main »15 et dans Eloge de la créolité se donnent comme objectif de faire resurgir la tradition grâce à des « fouilles archéologiques ».

Le personnage du conteur devient alors un mythe : il est à la fois celui qui « donne voix au groupe », et qui s’érige en « gardien des mémoires »16. L’écrivain, résistant au cœur du présent et de l’ « en-ville »17, se présente comme son héritier. Mais la figure du conteur, loin de servir de modèle stable pour l’auteur, est gagnée par la duplicité, les tensions et les contradictions. Le conteur n’exprime plus la totalité de la communauté ni de la parole. Après Chronique des sept misères, où émergeait un « nous » collectif, les paroles des personnages ne se réunissent plus mais se morcèlent. Le narrateur est devenu un « je » impliqué dans un « nous » ambigu, qui ouvre sur des questions plus qu’il ne définit un référent fixe. Dès lors, le texte fait son deuil de l’énonciation unique du conteur. A l’image du cercle du conteur se substitue celle du cirque créole dans Texaco : le récit ne s’inscrit plus dans un ordre symbolique mais libère les fictions et l’imaginaire, laissant apparaître un ordre instable et imprévisible. De même que le récit de Marie-Sophie englobe de multiples anecdotes, le centre absorbe les marges.

C’est donc un double deuil qui habite le roman antillais, puisqu’à la mort sociale du conteur se conjugue sa destitution littéraire. Quoique nécessaire comme origine mythique de la parole et horizon d’attente du récit, la figure du conteur n’est pourtant pas suffisante pour relayer les histoires. C’est dans le deuil que s’établit la filiation qui fait de l’écrivain un héritier du conteur. Cependant, on ne saurait parler de continuité dans le passage qui s’opère de l’un à l’autre. Bien au contraire, le lecteur est le témoin de la césure qui s’installe entre le conteur et l’écrivain. Cette scission prend la forme d’un problème de langue. Les personnages d’auteurs représentés dans les fictions sont marginaux, mal intégrés à la communauté. Voulant exalter la créolité dans leurs écrits, ils s’en éloignent. Le narrateur écrivain d’Eau de café se heurte à cette contradiction, de même que les personnages de Maryse Condé dans Traversée de la mangrove. L’auteur ne peut trouver sa place que dans une double trahison, puisqu’il opère une transition de l’oral à l’écrit et du créole au français. Bien plus, il tend à disparaître dans une fiction qui congédie l’acte de scription.

L’écrit est présenté par les auteurs antillais comme une immobilisation : il est à la fois dépossession de soi et possession par l’autre. Il est indissociable d’une histoire coloniale et s’impose dès lors comme un instrument de domination. L’écrit colonial, qu’il prenne la forme du registre colonial, de l’article de journal, du récit de voyage ou du rapport de police est aliénant, assujettissant et trompeur. Tel que le présentent les Lettres créoles, il relève de ce que Barthes appelle la scription. C’est ainsi qu’Eloge de la créolité fait de l’identité une « question à vivre » qui exclut l’écriture. Cette défiance à l’égard de l’écrit installe le paradoxe au cœur de la création littéraire. Dans la mesure où l’écrit trahit l’oral, où l’écrit en français trahit l’oral créole, la situation du narrateur est tragique, car il ne peut qu’échouer dans un projet dont les termes sont contradictoires.

Il est « scribouille d’un impossible », « dérisoire cueilleur de choses fuyantes », avoue qu’il a consacré ses « jours à charrier une eau en panier, à esquisser la silhouette de choses dissoutes »18. C’est bien le constat d’une rupture entre oral et écrit, français et créole, qui conduit à l’échec les narrateurs d’Eau de café et de Traversée de la Mangrove. Solibo Magnifique met en scène un écrivain pris dans la contradiction entre la nécessité d’écrire pour témoigner et la dénégation de l’écriture. Il se distingue en cela du premier roman de Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, qui se présente comme une parole contée sans que surgisse l’écart entre le conte et l’écrit. Dans les romans de Patrick Chamoiseau comme dans ceux de Raphaël Confiant et Maryse Condé, l’écrivain est à la fois présent comme personnage (qui ne parvient pas nécessairement à écrire un livre) et absent comme auteur du livre. Ce que taisent ces romans, c’est précisément la façon dont les auteurs, différents en cela de leurs narrateurs et de leurs personnages d’écrivains, ont trouvé dans l’écriture une place singulière et une position tenable.

Le roman dénie son statut et s’installe fictionnellement dans un espace qui ne relève pas du travail littéraire. La place des auteurs dans le livre, pourtant bien attestée dans les seuils (sur la première ou la quatrième de couverture notamment), s’efface dans le corps du texte. Dans l’idéal, ce n’est pas à un écrit mais à une parole que le récepteur doit accéder. Aussi l’écrivain entretient-il l’illusion de transparence en gommant le travail de traduction, de transcription et de réécriture qui a dû être fait. Au niveau du discours et de la fiction, il n’y a donc pas d’écriture : personne ne semble avoir écrit le roman intitulé Solibo Magnifique dont n’existeraient que deux traces, un avant et un après. Bien plus, dans Maîtres de la parole créole, Raphaël Confiant renie tout travail littéraire.

L’écrivain est ainsi pris au piège d’un désir d’écrire qui ne parvient pas à se justifier en lui-même. Il se débat dans des héritages contradictoires sans réussir à dire qu’il est lui-même légitimé plus encore peut-être par son avenir que par le passé. L’invention du personnage du marqueur de paroles permet à Chamoiseau de dépasser imaginairement son dilemme. C’est en effet seulement par le biais de cette figure que l’auteur trouve une position acceptable, accomplit la mort du conteur et transforme la trahison de l’écrit en métissage.

Le « marqueur de paroles », figure inventée par Patrick Chamoiseau, apparaît dans les romans comme un personnage intermédiaire qui s’inscrit dans l’héritage du conteur mais se heurte à la réalité littéraire qu’il dénie. Il tente en effet une synthèse créatrice entre l’écrit et l’oral, le français et le créole. Par là, il se situe dans les marges d’une communauté à qui lui seul peut donner une identité. L’instance énonciative, divisée et complexe, qu’il représente prend la suite de l’énonciation unique du conteur, réalisant symboliquement le dépassement d’une situation littéraire et sociale caduque. Mais si en tant que personnage il peut recueillir la parole de la collectivité et réunir la communauté c’est au prix d’un déni, en masquant qu’il est d’un autre monde : celui de l’écrit en français. Le marqueur de parole refuse d’assumer ce que l’acte d’écrire représente de solitude et de création personnelle, il se veut le passeur d’une parole : dans Solibo Magnifique est rappelé que « marquer », c’est donner le rythme. Pourtant, dans Texaco, lorsque Patrick Chamoiseau met en scène un personnage de marqueur de paroles chargé de recueillir la parole de Marie-Sophie Laborieux, il fait sentir la distance, le travail de réécriture qui laisse échapper l’essence de la parole. Il semble en fait que le marqueur de paroles n’ait pas d’identité assignée, puisqu’il peut apparaître tantôt sous la forme d’un ethnologue scrupuleux qui paie une dette, tantôt comme un écrivain qui se confronte à un véritable travail littéraire, voire comme un conteur qui relaie la parole dans l’écrit. Il est à la fois celui qui trouve sans inventer et celui qui, fixant, traduisant et organisant la parole, crée une œuvre originale. Il s’inscrit alors en partie dans la lignée du conteur qui n’invente pas son conte mais est un « passeur d’imaginaire qui imprime sa marque personnelle sur la trame ininterrompue de l’oraliture »19. Ces définitions mouvantes et parfois contradictoires attestent que la figure du marqueur de paroles est imaginaire, instable. Par ailleurs, l’expression « marquer la parole » n’est pas seulement paradoxale : il s’agit là d’un véritable oxymore. La position du marqueur de paroles se révèle intenable, elle est le produit d’une fiction qui ne peut se substituer tout à fait à la figure de l’auteur.

Le  « marqueur de paroles » est donc un mythe : il tente en tant que personnage de faire oublier ce qu’est la réalité sociale du roman qu’il manifeste en tant que narrateur. Le marqueur de parole se tient dans un lieu intermédiaire entre la parole et l’écrit. Cet espace est imaginaire car l’écrivain, lui, ne peut se situer que dans l’écrit. Dans les romans de Patrick Chamoiseau, le marqueur de paroles est un narrateur homodiégétique et un personnage dont les fonctions et la lucidité sont inférieures à celles de l’écrivain. Mais Chamoiseau auteur s’est revendiqué marqueur de paroles, opérant par là un brouillage entre la mise en scène narrative et la position qu’il occupe comme écrivain. La figure du marqueur de paroles véhicule une ambiguïté qui s’est transmise de la fiction à la réalité sociale et qui amène le lecteur à s’interroger sur l’articulation entre la scène sociale et l’espace imaginaire du roman. De fait, certains critiques parlent de Chamoiseau comme d’un marqueur de paroles. Cette posture fictive trouve donc un écho dans la réception littéraire. Elle s’inscrit dans la continuité des propos de Glissant, Confiant et Chamoiseau qui considèrent que la véritable littérature antillaise n’existe pas encore et proposent de parler de « préface » ou de « prélittérature » pour désigner leurs propres productions. De la même manière, Maximilien Laroche, lorsqu’il parle de « néo-conte » ou de « conte-roman »20, masque le fait que la situation d’énonciation et de réception de l’écrit ne sont pas celle du conte. Le lecteur doit donc se défier des revendications affichées par les auteurs antillais afin de ne pas confondre la mise en scène imaginaire du roman avec la situation sociale du livre.

Quoique fictionnelle, la figure du marqueur de paroles constitue un modèle qui permet de mieux saisir les problèmes, les doutes et les aspirations qui habitent les auteurs antillais à la fin du XXème siècle. Ce modèle propose un dépassement des contradictions entre oral créole et écrit français, non en quittant espace du livre mais en s’attachant au texte, dans un travail théorique et pratique sur la traduction, sur la langue, qui développe un nouvel espace intermédiaire. En ce sens, il transforme un problème social et politique en poétique. En s’identifiant au marqueur de paroles, l’auteur tente de se faire le symbole d’une traduction vivante qui légitimerait son origine, sans toutefois devenir autorité de tutelle et maître du discours : l’enjeu pour lui est de réussir à écrire sans adopter la posture de l’écrivain.

La synthèse entre oral et écrit  ne se fait pas tant au niveau de l’énonciation, qui multiplie les ambiguïtés, qu’au niveau de la langue. Tel que le présente Edouard Glissant dans la préface de la réédition de Chronique des sept misères, l’acte d’écrire la parole ne consisterait pas à maintenir un type d’énonciation propre à l’ « oraliture » mais à trouver un rythme. En d’autres termes, marquer la parole revient à adopter une phrase rythmée qui évoque et transmet la musique de l’oral.  Mais la contradiction entre oral et écrit demeure : socialement, les deux scènes ne se recoupent pas et le monde du conteur comme réalité sociale disparaît. Ce n’est qu’imaginairement que l’écriture se transforme en musique et en voix, que l’acte de lecture s’efface. Cependant, si la synthèse qui réunit l’oral et l’écrit reste de l’ordre de la fiction, le métissage linguistique trouve sa réalisation dans le texte même.  Le marqueur de paroles est donc avant tout celui qui intègre la langue créole au sein de la langue écrite, le français. Lorsqu’il propose d’« informer le français des inventions du créole »21, Glissant suggère que l’idée de création n’est pas tant du côté de l’écriture que dans la langue elle-même et dans son utilisation littérale quoique transposée. Dans cette perspective, l’auteur ne serait qu’un medium apte à faire entendre la langue et la culture créoles dont le génie serait intrinsèque. Glissant confère ainsi une légitimité au projet de l’écrivain qui métisse le créole et le français, et autorise les transcriptions littérales. Ce travail de transposition aboutit à la création d’une langue qui n’en est pas une, et qui a suscité nombre de réprobations, notamment aux Antilles. Jean Bernabé s’est montré particulièrement sévère avec cette langue bâtarde, intermédiaire, qui conjugue et mêle le créole au français. Dans son article « Solibo Magnifique ou le charme de l’oiseau-lyre », il parle « d’exploitation détournée et subreptice des vertus de la langue créole au profit de la littérature dite d’expression française »22. Participant d’une « rhétorique de l’hybridation », les créolismes font courir le risque de dénaturer le créole, de l’asservir au français. Le charme qui opère dans les romans de Patrick Chamoiseau constituerait donc un danger pour les tenants de la créolité. A l’inverse, toujours dans l’optique de Bernabé, Glissant parviendrait à donner une vision créole sans passer par le créolisme. C’est dans cette dernière voie que s’engage Confiant qui estime que la créolité s’est construite au-delà de la langue créole, dans un discours qui serait « habité » par le créole, même lorsqu’il s’exprime en français23.

Toutefois, on ne saurait opposer l’usage du créolisme à la pratique de la traduction, de même qu’il n’est pas possible de renvoyer dos à dos Chamoiseau et Glissant. Malgré leurs divergences, ces auteurs se rejoignent dans la constitution d’un espace interstitiel où seule peut se réaliser la synthèse entre le créole et de français, l’oral et l’écrit. Loin de se réduire à une dissémination de termes créoles dans la syntaxe française, les créolismes de Chamoiseau construisent un espace intermédiaire et mythique dans lequel une tierce langue, qui n’est ni du français ni du créole, trouve sa voie. C’est dans cet espace que s’inscrit l’expression critiquée par Jean Bernabé : « Je l’ai vu comme ça (…) de mes cocos-z-yeux »24. Une telle formule n’est évidemment pas française (on dirait « je l’ai vu de mes propres yeux ») mais elle n’est pas non plus créole (on aurait la transcription graphique « koko-zyè »). En ce sens, l’expression ne peut trouver sa place que dans le lieu du roman. Le lecteur assiste à la naissance de la forme paradoxale d’une langue traduite littéralement, dans le moment intermédiaire du mot-à-mot où l’expression n’est plus dans sa langue d’origine mais n’est pas non plus exprimée dans la langue de traduction. Il s’agit là de ce que Jacques André appelle une espace linguistique « introuvable »25 où la langue créole est à la fois absente et nécessaire, en creux. Chamoiseau parle donc en traducteur, laissant deviner la perte irrémédiable que toute traduction inflige.

Cette perspective est très proche de celle d’Edouard Glissant, qui insiste sur la nécessité de sauver toutes les langues qui apportent chacune leur différence, leur richesse culturelle, dans leur opacité, c’est-à-dire dans l’irréductible originalité qui rend chacune intraduisible. Mais il faut également traduire, mettre en relation, rencontrer l’autre. La traduction seule est une relation qui reconnaît l’autre dans sa singularité : elle est « un renoncement qui accomplit »26. Le sens surgit dès lors d’une relation et non plus d’une immanence. L’auteur est bien le seul être capable d’inventer une langue qui ne sera ni du français ni du créole mais une langue utopique, qui n’a de lieu qu’en littérature et dans un livre. Croire que cette langue est la langue commune, l’institution sociale qui permet aux hommes de communiquer et de se reconnaître, est le fait d’une illusion. Bien qu’il naisse au contact de deux langues, le créolisme n’est le fait d’aucune langue et dans cette mesure, il ne peut constituer un danger pour le créole. Plus encore, il n’est pas un refus de traduction, comme l’envisageait Jean Bernabé, mais une traduction en suspens.

C’est donc dans la langue, par la mise en place de structures langagières nouvelles, que la synthèse entre parole et écrit, conteur et écrivain, créole et français s’est achevée, permettant à l’auteur d’occuper une place légitime dans la production littéraire.

En définitive, le narrateur se sépare de la communauté sans s’en extraire tout à fait : il s’inscrit dans ses marges pour tenter de la constituer symboliquement mais en tant que personnage il appartient à cette collectivité désunie, morcelée, dont il partage les vicissitudes et les aliénations. La question qui se pose alors à l’auteur est de savoir comment échapper à la malédiction qui pèse sur le narrateur, à la fois le seul apte à exhumer une mémoire, une identité, et trop éloigné par son expression pour rejoindre tout à fait la communauté. En faisant du « marqueur de paroles » la figure centrale de la créolité, d’abord imaginaire puis sociale et littéraire, Chamoiseau a permis de repenser la place de l’écrivain dans le roman antillais à la fin du XXème siècle. C’est à ce titre que l’auteur peut recueillir une tradition orale créole et la transmettre dans une poétique originale. Le « marqueur de paroles » permet de faire la synthèse entre les pôles jusqu’alors antagonistes de l’oral et de l’écrit, du créole et du français, du passé et du présent, du désordre et de la loi symbolique.

Mais l’écrivain, conclut Dominique Chancé, n’a pas pour autant trouvé de place institutionnelle dans une littérature indépendante. Le raisonnement mené dans L’auteur en souffrance conduit le critique à une équation qui peut sembler hâtive voire réductive : « L’écrivain créole n’a pas de pays, c’est pourquoi il ne peut se dire antillais, il n’a pas de nation, il n’a donc pas tout à fait de littérature »27. La créolité resterait donc une communauté largement imaginaire. On voit cependant se dessiner ici le danger d’un raccourci quelque peu brutal, et les limites d’une réflexion théorique en empathie avec les œuvres et les discours qu’elle se propose d’étudier. La dernière partie de son ouvrage, intitulée « Ecrire aux lisières de la folie », s’avère peu convaincante. Dominique Chancé déplace en effet la question de la folie : il ne s’agit plus seulement d’un thème qui traverse les romans de Chamoiseau, Confiant et Maximin, mais d’une démarche existentielle qui permettrait au sujet de se dire. La fiction se trouve alors amalgamée à la situation sociale dans laquelle s’inscrit l’écrivain des Antilles, ce qui conduit à des affirmations contestables telle que « [l’écrivain] n’est nullement étranger à la folie de ses personnages »28. Reprenant à son compte les propos d’Edouard Glissant de Franz Fanon, le critique considère comme un donné la folie antillaise. Pas un instant Dominique Chancé ne met en cause la validité d’une analyse psychanalytique qui prétend s’appliquer à l’ensemble d’une société pour en révéler la nature profonde. La fonction de l’auteur ne serait pas différente de celle du psychiatre : « De même que le psychanalyse partage avec l’analysant l’expérience de la névrose, en quoi il se distingue du savant psychiatre qui s’en exclut, l’écrivain ne se situe pas en dehors de la folie et du « délire verbal », il le connaît, l’a pratiqué ou le pratique. »29 N’est-ce pas là une façon de réduire la création littéraire à une thérapeutique, en en gommant la valeur artistique ? Il semble que de tels propos nient la spécificité de l’art du romancier et réduisent la posture de l’auteur à une équation de problèmes sociaux, politiques et psychanalytiques. L’écrivain antillais tel que l’envisage Dominique Chancé finit par perdre toute corporéité, toute singularité : il n’est plus considéré que sous la forme d’une essence. Le critique nourrit ainsi l’illusion d’une identité « écrivain créole » qui préexisterait à toute réalisation particulière. Pour ne relever qu’un exemple, les propos personnels de Chamoiseau deviennent prétexte à alimenter le discours théorique tenu sur l’entité « écrivain ». Citant Chamoiseau qui dans un entretient 30énonce « Moi, je ne suis pas un driveur. Je n’ai pas ce trouble-là. Parce que j’ai commencé un processus de clarification pour moi-même…Mais je comprends la pulsion fondamentale du driveur. La pulsion fondamentale du driveur m’habite. Mais je la maîtrise. Et je sais qu’il me faut élucider cet obscur qui m’habite… », Dominique Chancé commente : « L’écrivain n’est donc pas le driveur, mais il est habité par la « pulsion fondamentale du driveur ». Il est celui qui peut « élucider cet obscur ». […] Il n’est pas celui qui maîtrise, parce qu’il ignorerait la folie, il est celui qui connaît en lui ce « trouble » et cet « obscur » qu’il éclaire dans sa création. »31 Se pose alors la question du rôle du critique, qui ici se contente d’une paraphrase généralisatrice par ailleurs tout à fait contestable (peut-on en effet attribuer à tout écrivain antillais les propos tenu par un auteur en son nom propre ?).

Quant à la question de la naissance d’une véritable littérature créole, Dominique Chancé propose à la fin de son ouvrage une solution qui ne laisse pas de poser problème. Selon elle,  c’est  la rencontre entre deux interlocuteurs d’un dialogue qui permettrait de fonder une communauté à la fois réelle et symbolique. « Car seule la rencontre entre le lecteur antillais et sa littérature serait à même d’achever la « créolité » ou l’ « antillanité », dans un « nous » enfin rassemblé. Le lecteur antillais est dans cette mesure le « maillon manquant d’une véritable littérature antillaise »32. Dans la perspective développée par Dominique Chancé, seul un lecteur particulier, situé historiquement et géographiquement, pourrait comprendre que l’enjeu de telles œuvres est de le faire antillais et du même coup de transformer en corpus d’une littérature antillaise les œuvres de ces auteurs jusqu’alors créoles. L’idée est certes séduisante, mais n’est-il pas dangereux de restreindre à une communauté la réception des œuvres d’art qui en émanent, comme si  la littérature antillaise ne pouvait émerger que dans un circuit clos, dont tout tiers ne peut se trouver qu’exclu ? On préfèrera pour notre part s’inscrire résolument dans la poétique glissantienne du Tout-Monde, où l’identité n’est plus perçue comme « racine unique et exclusive de l’Autre », qui « s’ensouche dans une terre qui devient territoire », mais comme « rhizome, allant à la rencontre d’autres racines »33.

Bibliographie

Bibliographie des ouvrages critiques

Notes de fin numériques:

1 Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, Gallimard, 1988, p.53.
2 Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, Presses Universitaires de France, 2000.
3 Cité in Dominique Chancé, L’auteur en souffrance op.cit., p.2.
4 Jean Bernabé, P. Chamoiseau et R. Confiant, Eloge de la créolité, Gallimard, 1993, p.14.
5 Edouard Glissant, préfacier d’une littérature future, entretien avec Priska Degras et Bernard Magnier, Notre librairie n°74, 1984.
6 Cité in Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, op.cit., p.4.
7 Edouard Glissant, Le discours antillais, Editions du Seuil, 1981, p.159.
8 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Eloge de la créolité, op. cit., p.37.
9 Edouard Glissant, Le discours antillais, Editions du Seuil, 1981, p.133.
10 Ibid., p.133.
11 Ibid., p.132.
12 Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, op.cit., p.24 (la formule de « conte-roman » est empruntée à Maximilien Laroche).
13 La case du commandeur, La case du commandeur, Editions du Seuil, 1981, p.129.
14 Edouard Glissant, « Repères », « Les trois discours », in Le discours antillais, op. cit. p.165.
15 Patrick Chamoiseau, Raphaël Confiant, Lettres créoles, Tracées antillaises et continentales de la littérature, 1635-1975, Hatier, 1991, p.69.
16 Patrick Chamoiseau, Ecrire en pays dominé, Gallimard, 1997.
17 Ibid.
18 Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, op.cit, p.125.
19 Raphaël Confiant, Contes créoles des Amériques, p.12-13.
20 Cité in Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, op. cit., p.86.
21 Edouard Glissant, « Un marqueur de paroles », préface à Chronique des sept misères, Gallimard, 1988, p.3.
22 « Solibo Magnifique ou le charme de l’oiseau-lyre », Antilla spécial, n°11, déc 1988-janvier 1989.
23 « La bicyclette créole et la voiture française », entretien réalisé par René de Ceccaty, Le Monde, « Carrefour des litt européennes », p.III, nov 1992.
24 Patrick Chamoiseau, Solibo Magnifique, op. cit., p.187.
25 Jacques André, « Les lambeaux du territoire, Caraïbales, Editions caribéennes, 1981.
26 Edouard Glissant, « Le cri du monde », Traité du Tout-Monde, Gallimard, 1997, p.15-30.
27 Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, op. cit., p.196.
28 Ibid., p.182
29 Ibid., p.184 (le terme de « délire verbal » est emprunté à Edouard Glissant, dans Le discours antillais, op.cit)
30 Entretien avec Patrick Chamoiseau, Février 1997, à Fort-de-France, Martinique (réalisé par Dominique Chancé), in Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, op. cit.
31 Dominique Chancé, L’auteur en souffrance, op. cit., p.178.
32 Ibid., op. cit., p.196.
33 Edouard Glissant, Traité du Tout-Monde, op.cit., p.195-196.