Littérature francophone, littératures francophones, littératures mineures, littérature périphérique : les termes abondent pour qualifier cet objet, mais aucun ne fonctionne vraiment et n’a réussi à faire ses preuves. Toutefois, une telle abondance de termes dévoile un problème : celui de la définition de l’objet même ; chaque terme en dévoile une facette, mais en cache d’autres.
Dans le cadre de sa réflexion sur les concepts théoriques postcoloniaux, le laboratoire junior « Littératures et études postcoloniales : les outils théoriques à l’épreuve des textes » a invité, le 18 avril 2008, deux chercheuses mues par un commun intérêt pour la question des représentations du corps féminin en Afrique : Christine Détrez et Chantal Zabus.
Le corps féminin, et plus encore, le corps féminin étranger, représentent des niches discursives stratégiques. Réfléchir sur les discours qui entourent le corps féminin africain permet de se rendre compte avec acuité du caractère mouvant des frontières qui séparent intime et politique, dominations et libérations. Une telle réflexion pose aussi d’emblée la question du « terrain », ou tout au moins, du rapport aux lieux étrangers représentés. La nécessité d’aller à la rencontre des femmes africaines dont le corps est un constant objet de discours, et l’impérieux besoin de les écouter, rapprochent Christine Détrez et Chantal Zabus, dans leur démarche de chercheuses, si différentes soient-elles.
Christine Détrez, sociologue, maître de conférence à l’ENS LSH nous a fait part de son travail sur les romancières algériennes en traitant des «Dominations et résistances à l'épreuve du terrain : le cas des écrivaines algériennes».
Le corps comme jeu et enjeu du social est l’un des points essentiels de la recherche actuelle de Christine Détrez, comme en atteste son dernier ouvrage, A leur corps défendant : les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral en collaboration avec Anne Simon (Paris Seuil coll. « la couleur des idées » 2006). S’appuyant sur les travaux de Foucault, Bourdieu et Sayad, Christine Détrez tente de mettre les outils théoriques à l’épreuve des textes. Dans sa présentation de son travail en cours sur les écrivaines algériennes contemporaines, elle est ainsi revenue sur l’opposition bourdieusienne entre domination et résistance.
Le travail mené dans le cadre des projets Fond Solidarité Prioritaire France-Maghreb, avec des équipes française, tunisienne, algérienne et marocaine tente d’associer analyse thématique littéraire et entretiens sociologiques visant à restituer les parcours des écrivaines. Christine Détrez a en effet rappelé que si le corps est une thématique privilégiée des écrits de femmes algériennes contemporaines, l’expression « romancières algériennes » recouvre des réalités très différentes. La chercheuse s’interroge sur la résistance à l’œuvre chez ces écrivaines, en partant de trois idées reçues. L’idée que l’écriture du corps serait par définition une résistance à l’oppression chez ces écrivaines, l’idée, rendue célèbre par la phrase de Kateb Yacine « Une femme qui écrit vaut son pesant de poudre » (préface au roman de Yamina Mechakra, La grotte éclatée, 1979), que l’acte même d’écrire est nécessairement transgressif pour les femmes algériennes contemporaines, seraient des idées à démontrer, de même que l’idée que c’est le thème abordé dans l’écrit qui détermine le caractère transgressif des œuvres. La chercheuse a ensuite défini trois axes d’approches de la question de la domination, en commençant par les dominations imposées par l’image de « la femme arabe », qui expliquent « l’orientalisme stratégique » d’écrivaines comme Assia Djebar, qui tentent de « retourner l’exotisme » par la réécriture du corps. Une réflexion sur la domination exercée par le champ éditorial français, a ensuite conduit à envisager le problème du stéréotype ou des « ambiguïtés de la déconstruction » d’après les thèses de Mireille Rosello et Monique Gadand. Enfin, Christine Détrez en est venue à la partie sociologique de son travail, pour aborder la domination masculine. Les entretiens apportent de nombreux éléments contre l’image à double face de la femme soumise/ femme transgressive. Beaucoup d’écrivaines refusent de se voir comme « féministes ». Elles expliquent aussi souvent que l’enjeu de la lutte est très concrètement le moment de la pratique de l’écriture : moment volé, accordé, gagné…Cette conquête de l’espace, d’une « chambre à soi » (Virginia Woolf) met en œuvre des stratégies qui relèvent moins de l’affrontement direct que de la ruse, et qui témoignent de situations aussi complexes que les écrits de ces auteures.
Chantal Zabus, professeur de littérature comparée à Paris XIII est intervenue à propos de son étude sur l’excision dans les littératures d’Afrique noire : « From Freud to the Feminine: African Genital Alterations and Cultures in Transit.»
Chantal Zabus a communiqué une synthèse des axes problématiques abordés dans son récent ouvrage, Between Rites and Rights, Excision in Women’s Experential Texts and Human Contexts (Stanford University Press, California, 2007). Dans cette étude, elle s’est intéressée aux discours qui se sont tissés autour des pratiques africaines de clitoridectomie. Ces discours anthropologiques, médicaux (Lantier), psychanalytiques (Marie Bonaparte), et religieux (les missionnaires) se sont focalisés sur l’excision avec fascination et souvent révulsion. Ces « pré-textes » comme les appelle Chantal Zabus, ont façonné le caractère paradigmatique de l’excision comme lieu incontournable du débat sur l’Afrique, sur l’Autre, sur sa culture, et sur sa sexualité et sa liberté politique. Et depuis les années 80, la littérature s’est de plus en plus approprié ce thème. Déjà dans les années trente, des auteurs kényans tels Jomo Kenyatta (Facing Mount Kenya 1938), avaient écrit sur l’excision pour défendre leur culture, et promouvoir un discours d’autonomie politique. Mais l’écriture littéraire du thème de l’excision a pris depuis ces dernières décennies un caractère nettement plus autobiographique, avec principalement des témoignages de femmes excisées.
Chantal Zabus, en s’inspirant de la trauma theory développée par Cathy Caruth (Unclaimed Experience : Trauma, Narrative and History The John Opkins University Press Baltimore & London 1996), a voulu prendre en compte cette nouvelle littérature par laquelle les femmes africaines se font entendre sur la question de l’excision. Car l’excision est bien au cœur d’ « emotionally charged debates around relativism, international human rights, racism, and western imperialism, medicalization, sexuality, and the patriarchal oppression of women ».
A travers la notion d’« Experential Text » Chantal Zabus a reconstitué un corpus littéraire qui brise les oppositions tranchées notamment entre insider/outsider, et universalism/cultural relativism. Ce corpus est loin d’être homogène, puisqu’on distinguer par exemple les propos recueillis et publiés, tel Khul-Khaal (1982) - « Spoken Autobiographical Acts » selon l’expression d’Harold Rosen, 1998 -, et les œuvres autobiographiques telles celles de Waris Dirie (Desert Flower 1998, Desert Dawn 2002, Desert Children 2005). Le point commun des œuvres d’un tel corpus est la liminarité inédite mise en évidente par les textes. « Between rites and rights », les textes des femmes africaines de ces dernières décennies révèlent une position liminale des sujets/objets de l’excision. Il y aurait peut-être même là un genre en construction, qui travaillerait à une politique de rapprochement avec l’Autre, ou pour reprendre les mots de Chantal Zabus « for a politics of touch and intimacy with otherness ». Experential text versus essentialisme stratégique, telle est la piste féconde qui semble avoir été dégagée par Chantal Zabus à sa lecture des écrits littéraires contemporains sur l’excision, et qui nous a été présentée lors de sa communication.