Panique aux Antilles

Liouba Bischoff

Panique aux Antilles... il ne s’agit pas là d’un cyclone ou autre tempête tropicale qui aurait durement touché les Antilles ces derniers jours, mais bien du titre de l’un des romans de l’écrivain martiniquais Tony Delsham. Ce roman, qui porte le sous-titre de « comédie policière », s’inscrit en fait dans la veine du « polar » qui caractérise un grand nombre de romans antillais, même si tous ne sont pas revendiqués comme tels : du Meurtre de Samedi-Gloria de Raphaël Confiant à Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau, en passant par L’Homme-au-Bâton d’Ernest Pépin, pour ne citer que quelques exemples, se dessine un ensemble d’œuvres dont l’intrigue s’organise autour d’une enquête policière. Le schéma traditionnel meurtre/enquête/résolution, qui structure la forme classique du roman policier occidental, se voit très fréquemment  transposé dans le cadre insulaire par les auteurs francophones des Antilles, lesquels usent de ce cadre générique de manière subversive. L’intérêt de ces romans réside en outre dans l’enquête qui apparaît souvent en filigrane de la trame policière apparente : à travers les interrogatoires et témoignages suscités par la mort d’un personnage, des auteurs comme Patrick Chamoiseau ou Maryse Condé réalisent une peinture sociale visant à éclairer les « crimes » de la société, ou encore à mettre en accusation les différents coupables et responsables de maux plus généraux. Par cette superposition d’une enquête policière et d’une quête sociologique et historique, les polars des Antilles parviennent ainsi à dépasser le caractère ludique, d’ailleurs souvent dévalorisé, de la forme policière.

Le roman policier, de tout temps considéré comme un genre mineur, populaire et commercial, comme une insignifiante « littérature de gare », possède toutefois un grand pouvoir d’adaptation et de survie en fonction des époques. Il apparaît à la fin du 19ème siècle avec certaines nouvelles d’Edgar Poe, telles que L’Assassinat de la rue Morgue (1841), où l’auteur invente le récit d’énigme qui s’achève sur une résolution, grâce à un processus intellectuel d’observation, de raisonnement, puis de déduction. Edgar Poe crée également la figure de l’enquêteur, personnage rationaliste à la logique implacable. A sa suite, le feuilletoniste Emile Gaboriau, en France, transpose le récit d’énigme au cadre romanesque, avec L’Affaire Lerouge ou encore Le Crime d’Orcival. Naît ensuite l’un des plus fameux enquêteurs de la littérature policière sous la plume de Conan Doyle, à partir de 1887 : Sherlock Holmes. Mais c’est surtout au cours des années vingt que va se constituer l’archétype du roman policier classique ou roman d’énigme, sous la forme du whodunit (contraction de « who has done it ? »), illustrée par des auteurs comme Agatha Christie ou Gaston Leroux. Le genre évolue par la suite vers sa version « noire » : au tournant des années 1930, le roman « hard-boiled » (littéralement « dur à cuire ») fait son apparition avec des auteurs comme Dashiell Hammett ou Raymond Chandler : l’action prime désormais sur la réflexion, les dialogues sont percutants ; les romans gagnent en réalisme, en noirceur et en cynisme. Dans la même veine, la France connaît à partir de 1945 l’avènement de la « Série noire » : les romans de l’Américain Chester Himes jouent sur une dimension sordide et sur des figures d’enquêteurs qui s’apparentent plus à des nettoyeurs du crime qu’à des garants de l’ordre, terrorisant les malfrats comme le feront les personnages censés représenter l’autorité dans les romans de Patrick Chamoiseau.

Du XIXème siècle à nos jours, le roman policier évolue ainsi d’une forme classique vers des formes noires ou vers des versions parodiques. Or, il semble que la forme policière subisse une évolution analogue dans le domaine antillais : si les romans fondés sur une structure d’enquête y apparaissent massivement à partir des années 1980, le genre policier y prend racine bien plus tôt, dès la fin du 19ème siècle. A cette époque, des auteurs antillais généralement issus de la bourgeoisie blanche proposent des romans policiers nettement inspirés du roman noir gothique, ancêtre du roman feuilleton : il s’agit d’une littérature de distraction, à « grosses ficelles », qui privilégie les péripéties rocambolesques et le sensationnalisme. Ce type de littérature perdure jusqu’aux années 1930 – un roman assez médiocre, d’influence gothique, est par exemple publié par Salavina en 1932 sous le titre d’Amours tropicales ou Martinique aux siècles des Rois –, avant d’être dépassée à partir des années 195O : le Martiniquais Daniel de Grandmaison, un Blanc créole, est l’auteur de deux romans policiers, Rendez-vous au Macouba et Le Bal des Créoles. La forme reste classique et l’intention ludique, mais on voit émerger pour la première fois, sous la plume de Grandmaison, une certaine réalité sociale : sur le modèle anglo-saxon, l’auteur brosse le portrait d’une bourgeoisie (créole) malsaine, hypocrite et puritaine. Le Bal des Créoles, vaste histoire de famille où abondent les vengeances et terribles secrets, apparaît ainsi comme un roman de mœurs où l’auteur, à travers le prisme de crimes sordides, porte un regard critique sur la société créole. C’est dans une même perspective que Michèle Lacrosil, écrivain guadeloupéenne, s’inspire de la forme policière pour dévoiler les tares de la société créole des années 1950, dans un roman comme Demain Jab-Herma ; avec Michèle Lacrosil se dessine notamment une critique de la police officielle que l’on retrouvera chez Patrick Chamoiseau.

Le roman policier remporte donc un franc succès auprès des auteurs créoles, et l’on peut se demander les raisons de cette prédilection pour un genre qui n’apparaît finalement pas si éloigné des réalités insulaires. Par exemple, la clôture qui caractérise toute île peut faire écho à la structure circulaire du roman policier. Jacques Dubois, dans le Roman policier ou la modernité, propose à cet égard une analyse fort éclairante : « La structure d’énigme a pour effet d’enfermer le récit d’enquête dans une parfaire clôture, de le boucler impeccablement sur lui-même. Ce récit produit par excellence le texte autonome, le texte confiné, le texte insulaire. »1  L’acclimatation à la réalité locale se révèle ainsi propice à la création d’un univers policier ; comme il s’agit d’un genre mondial, le roman policier se prête en outre à la quête d’identité et d’universalité  que revendiquent les auteurs de la créolité. L’appropriation par ces auteurs des variantes noires du genre peut d’ailleurs donner lieu à un renversement de la charge exotique habituellement associée à la littérature des Antilles : c’est ainsi que Raphaël Confiant met en scène, dans Le Meurtre du Samedi-Gloria, le quartier populaire du Morne-Pichevin à Fort-de-France, en soulignant la violence impitoyable qui peut y régner. Le roman policier entretient cependant avec l’exotisme un rapport ambigu : la forme policière apparaît comme une négation de l’imaginaire exotisant souvent projeté sur les terres tropicales, tout en étant perçue par certains auteurs insulaires comme la plus exotique des formes d’écriture. Dans un article de la revue Antilla consacré à « la littérature policière » en 1982, voici ce qu’affirmait un auteur anonyme : « Le roman policier est de par son origine et son mode de constitution la plus « exotique » des littératures pour nous autres Antillais. En effet, ses personnages, ses intrigues, ses couleurs, son atmosphère générale sont ceux des mégalopolis euro-américaines (…) ». Le recours à la forme policière constitue donc autant une participation à la littérature mondiale qu’une contestation du cliché tropical.

Un bref rappel des principes d’écriture du roman policier devrait à présent nous permettre de mieux apprécier l’écart entre la forme traditionnelle du genre et sa réappropriation par les romanciers antillais. Les travaux de Jacques Dubois sur Le Roman policier ou la modernité ont mis au jour une double caractéristique du genre : le roman policier est, d’une part,  un genre urbain (lié à l’apparition, à la fin du 19ème siècle, d’une civilisation industrielle et urbaine), qui fait place dans la langue romanesque à l’argot et aux familiarités ; c’est d’autre part un genre qui se veut le reflet de l’évolution de la société, notamment à partir du hard-boiled, ancré dans la réalité des gangs et de la mafia. Le contexte social agit dans ces romans comme un personnage, et non plus comme simple décor. Par ailleurs, les romans policiers sont le plus souvent déterminés par une disproportion textuelle entre la place faite à la mort de la victime et la place occupée par l’enquête : tandis que le crime et la découverte du cadavre sont généralement limités à l’incipit, l’enquête dispose du roman entier pour se développer. La mort, de ce fait, se voit paradoxalement dédramatisée – principe que l’on retrouvera dans la quasi-totalité des romans antillais qui s’apparentent à des romans policiers, et ce, notamment, dans Solibo Magnifique : l’enquête sur les raisons de la mort du conteur prime sur l’événement en tant que tel. Autre caractéristique inhérente au roman policier : la lecture manichéenne du monde qui y est proposée. Les « bons », dont font partie la victime et les enquêteurs, s’opposent aux « méchants », principe que Solibo Magnifique illustre tout autant. Pour finir, notons que le roman policier est un genre lui-même porté à la subversion : le roman noir constitue déjà une « variante sale » de la forme classique qu’il ne cesse de parodier.

En abordant la forme policière sur un mode ironique et détourné, les auteurs créoles s’inscrivent eux aussi dans cette perspective de subversion du genre, dont ils exploitent toutes les potentialités critiques. Raphaël Confiant, dans Le Meurtre du Samedi-Gloria, fait le portrait de l’inspecteur Dorval  en comparant ce dernier à des enquêteurs anglo-saxons bien connus du lecteur, dans un jeu intertextuel et parodique : « non seulement il ressemble à Sidney Poitier mais en plus il a le flair de Sherlock Holmes ! ». Le jeu de reprise et de détournement est nettement plus complexe dans Solibo magnifique, où Patrick Chamoiseau joue avec un intertexte noir en imaginant un personnage de policier, Bouaffesse, qui rappelle très clairement les enquêteurs de Harlem dans les romans de Chester Himes : Ed Cercueil et Fossoyeur, ces « nettoyeurs du crime » qui suscitent la terreur, sont des personnages tout aussi clownesques que le brigadier-chef Philémon Bouaffesse, que Chamoiseau traite sur un mode burlesque. L’auteur de Solibo se distingue cependant de son homologue américain, dans la mesure où les personnages de Chester Himes, Ed Cercueil et Fossoyeur, œuvrent à une amélioration de la condition noire, tandis que les enquêteurs du roman de Patrick Chamoiseau ne sont pas en rupture avec le système post-esclavagiste., Bouaffesse est au contraire inséré dans un système dont il accentue et cautionne la violence en malmenant les suspects qu’il interroge.

Si la plupart de ces romans s’appuient indéniablement sur la forme policière pour construire leur intrigue, il n’est pourtant pas toujours évident que tous constituent des romans policiers à proprement parler. Le caractère ambigu du statut générique de certaines d’entre elles signe à lui tout seul la méfiance à l’égard des formes d’écriture importées des métropoles. Des romans comme Solibo magnifique, Le Meurtre du Samedi-Gloria ou encore Pourpre est la mer (du Guadeloupéen Fortuné Chalumeau) ne sont pas explicitement rattachés au genre policier, même s’ils mettent en scène une enquête à partir d’un meurtre initial. Un certain nombre de romanciers refusent explicitement l’étiquette policière : le roman de Patrick Chamoiseau ne serait, selon les dires de l’auteur, qu’un clin d’œil au roman policier, et Fortuné Chalumeau affirme que le meurtre, dans ses œuvres, « n’est en sorte rien qu’un faire-valoir qui permet le déroulement du récit : étude de mœurs, en fait. Dès lors, le « policier » pur et dur n’est pas (s)on genre de prédilection. » Ces postures critiques vis-à-vis du genre ne signifient pas pour autant un abandon de sa forme classique. Le Meurtre du Samedi-Gloria de Raphaël Confiant conserve une structure classique, sans grande surprise – l’inspecteur Dorval doit mener l’enquête sur le meurtre de Romule Beausoleil, un combattant de damier dont le cadavre a été retrouvé près des latrines publiques ; au fil des interrogatoires, l’enquêteur finit par découvrir que Beausoleil a été assassiné par l’épouse de son rival. Cependant, ce type canonique de forme policière se voit parfois délaissé à la faveur d’un glissement vers le fantastique – c’est le cas de romans comme Solibo Magnifique ou Brin D’amour – et, plus souvent, dépassé par un intérêt d’ordre sociologique : les œuvres de Guy Cabort-Masson se présentent comme des enquêtes de fiction aux prises avec le contexte référentiel. La Mangrove mulâtre se fonde ainsi sur un fait divers remontant à quelques années avant l’abolition : le personnage de Dampierre, dans le roman, est le pendant fictif d’un personnage réel, un dénommé Brafin ayant commis des crimes sanglants après avoir été promu béké. Guy Cabort-Masson met également à profit le cadre policier pour mettre au jour une réalité historique dans son roman Qui a tué le béké de Trinité ?, où l’action, située dans les années 1940, alors que la Martinique était sous le régime de Vichy, nous donne un aperçu de la mentalité martiniquaise à l’époque de l’amiral Robert. Les emprunts à la forme policière sont donc le plus souvent non avoués, le principal étant l’exploration d’une société en quête d’elle-même.

Ce que permet le détournement de la forme policière, c’est avant tout une dévalorisation de la figure de l’enquêteur, tandis que celui-ci est une figure positive dans la forme traditionnelle du genre. Dans Solibo magnifique, que l’on a déjà rapproché des romans de Chester Himes, Patrick Chamoiseau présente avec le brigadier-chef Bouaffesse une figure d’enquêteur névrosé, qui renie ses origines et inflige aux suspects qu’il interroge une violence physique – avec ses « calottes maudites » – et psychologique. Bouaffesse et ses acolytes, assoiffés de violence tels des « prédateurs à l’envol pour un sang », exercent un pouvoir non de protection mais de répression, la violence apparaissant comme un moyen de pallier leur impuissance et leur incompréhension. L’inspecteur Evariste Pilon n’apparaît pas moins ridicule et coupé de ses origines que Bouaffesse : il « pétitionne pour le créole à l’école et sursaute quand ses enfants l‘emploient en s’adressant à lui, sacre Césaire grand poète sans l’avoir jamais lu »2… Les dérives autoritaires des représentants de l’Etat, qui suscitent  la peur et la panique dans la population civile, sont en somme révélatrices des troubles identitaires de la société créole : la période coloniale a laissé des séquelles qui s’expriment désormais par la violence. Avec Solibo magnifique, Patrick Chamoiseau nous raconte donc moins l’histoire d’une enquête qu’il ne dénonce les moyens criminels employés par les enquêteurs pour parvenir à leurs fins : la quatrième partie de l’œuvre s’ouvre sur le constat selon lequel « Pilon voit ici que l’enquête préliminaire fut seulement criminelle… »3

Quand il ne s’agit pas de porter un regard critique sur les séquelles de la période coloniale, le roman d’enquête s’inscrit du moins dans la quête identitaire d’une société tout entière ; or, l’investigation sociologique prime parfois à tel point dans nos romans qu’il peut arriver de ne retrouver de la forme policière que sa dimension d’enquête : La Traversée de la Mangrove, de Maryse Condé, s’organise en effet autour d’une trame policière extrêmement ténue. Le cadavre du mystérieux Francis Sancher ayant été retrouvé face contre terre dans d’étranges circonstances, Maryse Condé évacue tout recours à une enquête policière et à des interrogatoires en décrétant que la mort de Sancher est survenue par rupture d’anévrisme ; ce sont les amis et ennemis de Sancher, persuadés que ce dernier a été assassiné, qui mènent alors leur propre enquête au moment de la veillée funéraire, en une succession de monologues qui révèlent (ou obscurcissent) peu à peu l’identité de la victime. On voit comment Maryse Condé opère ici un brouillage générique : la trame policière initiale évolue vers une étude de mœurs, car le lecteur en apprend davantage sur la petite société de Rivière au Sel, traversée de multiples conflits et contradictions, que sur le meurtre supposé de Francis Sancher.

L’enjeu du roman policier antillais se situe donc bien au-delà du simple divertissement, dès lors que l’auteur se livre à l’exploration socio-historique de l’univers créole. Les modalités de cette exploration demeurent toutefois assez ludiques, puisqu’une théâtralisation de l’enquête est souvent opérée, à l’instar de Solibo Magnifique, où les badauds qui viennent voir le cadavre de Solibo jouent le rôle de spectateurs, tandis que les amis du conteur défunt (Congo, Charlot, Doudou-Ménar…), opposés à l’équipe formée par Bouaffesse et Pilon, sont les acteurs du drame qui se joue durant le carnaval de Fort-de-France. Patrick Chamoiseau, en donnant successivement la parole à chacun des acteurs, met en scène la communauté antillaise en soulignant à la fois sa solidarité exemplaire et sa curiosité la plus mesquine : dans une société où le moindre événement est pris en charge collectivement, le lieu du crime prend des « allures de marché à l’heure du poisson rouge. » Dans une même perspective, Maryse Condé, dans Traversée de la Mangrove, dévoile les tares collectives que sont la jalousie et la méchanceté, notamment à l’égard de l’étranger jamais intégré qu’est Francis Sancher. Le mystère qui entoure la mort du personnage est d’ailleurs imputé par l’auteur à la logique irrationnelle et à la superstition qui gouvernent les habitants de Rivière au Sel : Francis Sancher aurait été puni par une malédiction pesant sur sa famille. Patrick Chamoiseau n’hésite pas à jouer, lui aussi, sur la part de mystère qui entoure la mort de Solibo : l’enquête rationaliste et mécanique d’Evariste Pilon se heurte au domaine de l’irrationnel, puisque Solibo, cet homme « qui avait vu mourir les contes, défaillir le créole », serait finalement mort d’une « égorgette de la parole ». Toute l’enquête déployée par Pilon se voit mise en échec, car il suffisait d’avoir compris le désarroi du conteur pour saisir les raisons de sa mort : «  Dans la tête d’Evariste Pilon, l’affaire saisonnait, sinueuse, vaine, dérisoire, fructifère que sur un nom, une silhouette : Solibo Magnifique. Ce que les suspects avaient dit de cet homme,  et qu’il avait si peu écouté, s’organisait dans sa mémoire (…). Après s’être demandé avec peu d’éléments : Qui a tué Solibo ?..., il se retrouvait disponible devant l’autre question : Qui, mais qui était ce Solibo, et pourquoi « Magnifique » ?... »4

Les apports du roman policier dans la littérature des Antilles s’avèrent ainsi multiples et féconds : la structure d’enquête ne cesse d’être réinvestie par les auteurs créoles, soit pour démentir les clichés exotiques, soit pour porter un regard critique sur la société insulaire et le système post-colonial. L’enquête de fiction, qui permet au premier degré une lecture de distraction, se double très souvent d’une quête littéraire en filigrane : on passe de la question « Qui a tué ? » au désir de savoir « Qui est qui ? », en une chasse aux masques où l’enquêteur entraîne la fiction dans une vaste crise identitaire. Le rôle de l’enquêteur n’est d’ailleurs pas sans analogie avec celui de l’écrivain : tous deux construisent leur récit par touches successives, en collectant et ordonnant les informations avant de se livrer à l’énonciation, posture qui nous ramène bien entendu au travail d’un Patrick Chamoiseau. Les enquêtes ethnographiques et les travaux d’enregistrement réalisés en amont de l’œuvre sur la matière culturelle antillaise donnent lieu chez lui à un récit fondé sur une enquête policière nourrie des investigations anthropologiques de l’auteur : le « Marqueur de parole » est tout à la fois le témoin, l’enquêteur et la victime d’un crime qui ébranle la totalité de la société martiniquaise. La forme policière, ou du moins la structure d’enquête, apparaît somme toute comme un puissant outil d’expression à disposition des littératures francophones. Nous nous sommes focalisés sur la présence d’une littérature policière dans l’aire antillaise, mais il va de soi que la forme du polar inspire bien d’autres espaces de la francophonie. On peut bien sûr penser à l’écrivain algérien Yasmina Khadra, mais également à certains auteurs d’Afrique noire comme Bolya Baenga (République démocratique du Congo), Achille Ngoye (RDC), Aïda Madi Diallo (Sénégal) ou Mongo Béti (Cameroun). Ces polars, généralement inscrits dans un cadre urbain, jouent un rôle d’intervention sociale qui confirme la vocation anthropologique et critique de la variante noire de la forme policière ; l’apparition de ces romans sur la scène de l’édition française est tout à fait récente, la série noire de Gallimard ayant accueilli pour la première fois en 1996 un écrivain d’origine africaine, Achille N’Goye, pour son roman Agence Black Bafoussa, suivi de Sorcellerie à bout portant – une date essentielle pour la littérature francophone, qui semble trouver dans le polar une forme d’expression particulièrement adaptée à ses enjeux.

Bibliographie

Ouvrages critiques :

DUBOIS Jacques (1992) Le Roman policier ou la modernité, Paris, Nathan.

Maleski Estelle (2003) Le Roman policier à l’épreuve des littératures francophones des Antilles et du Maghreb : enjeux critiques et esthétiques. Doctorat ès Lettres sous la direction du Professeur Martine Job, Université Michel de Montaigne-Bordeaux 3.

Œuvres citées :

CABORT-MASSON Guy (1989) Qui a tué le béké de Trinité ?

CABORT-MASSON Guy (1986) La Mangrove mulâtre.

Chalumeau Fortuné (1995) Pourpre est la mer.

CHAMOISEAU Patrick (1988) Solibo Magnifique.

Condé Maryse (1989) Traversée de la Mangrove.

Confiant Raphaël (1997) Le Meurtre du Samedi-Gloria.

Confiant Raphaël (2003) Brin d’amour.

de Grandmaison Daniel (1948) Rendez-vous au Macouba.

de Grandmaison Daniel (1976) Le Bal des Créoles.

Delsham Tony (1987) Panique aux Antilles.

Lacrosil Michèle (1967) Demain Jab-Herma.

Pépin Ernest (1997) L’Homme-au-Bâton.

Notes de fin numériques:

1DUBOIS Jacques (1992) Le Roman policier ou la modernité, Paris, Nathan, p.140.
2CHAMOISEAU, Patrick (1988) Solibo Magnifique. Paris, Gallimard, Coll. Folio, p.118.
3ibid. p.163.
4op.cit. p.219.