Queneau, lecteur et traducteur du « néo-anglais » de Tutuola

Elsa Veret

Quand Amos Tutuola parvint à publier, en 1952, The Palm-Wine Drinkard and his dead Palm-Wine Tapster in the Dead’s Town1, il fit bien des jaloux. Michèle Laforest, traductrice française de la Femme Plume, son troisième récit, souligne qu’il exaspéra les intellectuels nigérians qui furent peu à ne pas condamner son « charabia d’anglais »2. Dans la préface qu’il donna à sa traduction, Raymond Queneau tenait à présenter la situation à part de Tutuola, auteur qui ne faisait manifestement pas parti du monde littéraire :

« Lorsqu’il écrivit ce livre, Amos Tutuola était planton à Lagos (Nigéria alors britannique). Depuis 1957, il est magasinier à la Radio nigériane d’Ibadan. C’est un Yoruba. Il a écrit directement en anglais The Palm-Wine Drinkard and his dead Palm-Wine Tapster in the Dead’s Town »

 Ces quelques phrases qui précisent la situation de l’auteur et donnent des indices sur l’héritage culturel et le caractère exceptionnel de son entreprise éclairent au passage les réactions outrées des plumes compatriotes. Il semblait alors inouï qu’un auteur  à peine lettré puisse avoir voix de cité quand ceux qui écrivaient l’anglais de la reine avaient peine à publier. Il ne s’agira pas ici de nous interroger sur la légitimité ou l’absence de fondement de ces critiques mais bien d’en examiner  les raisons. Qu’avait de si scandaleux le geste de Tutuola, cet emploi non standard, non-conforme de la langue anglaise ?

Il apparaît que la figure du traducteur soit d’une aide certaine dans cette étude. En apparence, rien ne lie Raymond Queneau, l’auteur des Exercices de style, de Zazie dans le métro, du Chiendent,  poète européen, aux vues encyclopédiques et aux tendances rationalistes avec Amos Tutuola, écrivain anglophone à la scolarité inachevée, marqué par la culture yoruba et reconnaissant lui-même qu’il fait « bien des fautes ». Or, Queneau comme Tutuola firent le choix de la langue orale mise à l’écrit, et le premier  alla jusqu’à théoriser ce choix poétique qui dans le cas des deux auteurs, fit leur succès autant qu’il provoqua la vindicte critique.

Ecart culturel, linguistique, distance géographique seront paradoxalement des outils pour tracer des ponts entre leurs deux créations, à la condition que le lecteur veuille bien se pencher sur l’effet que produisent leurs textes. Car, si les intentions ne sont pas similaires, les effets sont souvent semblables. Il y aurait ainsi quelque profit à se demander en quoi le néo-français de Raymond Queneau, fruit d’une réflexion contestataire sur les usages littéraires de la « noble langue françouèze » aurait son pendant dans un « néo-anglais » de Tutuola, procédé conscient mais non réfléchi.  Que nous apprennent ces usages défamiliarisants de la langue sur le fonctionnement poétique mais aussi la portée politique de la parole littéraire ?

Pour caractériser la langue d’Amos Tutuola, Michèle Laforest indique qu’elle tient beaucoup de l’anglais non standard parlé « dans les rues d’Ibadan », et qui comporte des formes d’oralité culturellement repérées, ainsi que d’un tour particulier à Tutuola. Cette langue se forge à partir d’éléments hérités du yoruba, en ce qui concerne notamment les structures répétitives, et d’un anglais « scolaire », celui qui était enseigné dans les écoles des années 1930 au Nigéria. Avançant cette idée que Tutuola est conscient des erreurs d’anglais qui sont les siennes mais qu’il ne cherche pas à écrire d’une manière fautive réfléchie, la traductrice distingue donc son projet d’écriture de celui de Ken Saro-Wiwa, auteur d’un roman écrit en « rotten english », mauvais anglais, « anglais pourri »3, anglais de cancre. Tutuola fait preuve d’une naïveté, d’une maladresse d’expression qu’il livre telles quelles, averti que ces « aberrations » linguistiques, font la substance même de son récit : elles constituent des procédés créateurs, des innovations poétiques, produits de la culture mixte qui est la sienne.

Chinua Achebe4 salua l’œuvre de Tutuola en insistant sur le fait que le choix de l’anglais pour un écrivain africain dont ce n’est pas la forme d’expression spontanée, est une contrainte créatrice. La difficulté de cette exercice d’écriture s’apparentant à une pratique de traduction s’accorde également très bien à ce que Queneau avait retenu du principe d’équivalence proustien : « Ecrire, c’est traduire ».  La situation de l’écrivain africain n’est pas élaborée comme celle de Proust ou Queneau qui inventent leur contrainte, elle se trouve donnée dans le cas de Tutuola, qui vit sur un territoire où la langue écrite n’est pas sa langue maternelle, mais une langue étrangère instituée et qu’il a assimilée au fil de sa scolarité.  Chinua Achebe pose à ce sujet cette question dans un article intitulé « The African Writer and the English Language » :

« [...] Ma réponse à la question : Un Africain saura-t-il jamais apprendre l’anglais assez bien pour être capable d’en faire efficacement usage dans une œuvre littéraire ? est bien sûr : oui. Si d’autre part, vous demandez : saura-t-il jamais apprendre à en faire usage comme un locuteur dont c’est la langue maternelle ? je répondrai que [...] j’espère que non. L’écrivain africain doit chercher à façonner un anglais qui soit à la fois universel et capable de représenter une expérience individuelle. »5

L’anglais de Tutuola peut à bien des égards répondre à cette définition de la tache de l’écrivain africain à même de faire de l’anglais, langue apprise, sa langue d’écriture mais qui conserve, dans son geste d’invention, ce qui fait la particularité de son emploi. Cet écart entre norme et réalisation personnelle, volontiers erronée, constitue le creuset du style de l’épopée funèbre qu’est The Palm-Wine Drinkard. Le merveilleux au cœur de chaque péripétie, moteur des étapes du parcours initiatique du héros appelle inévitablement un langage adéquat : une langue ahurissante pour un locuteur de l’anglais standard, une langue merveilleuse, faite de bricolages et de trouvailles, une langue défamiliarisante. Les mots, autant que les actions viennent semblablement susciter l’étonnement du lecteur qui partage la surprise du public d’un conte.

C’est Dominique Jullien, qui dans un article intitulé « Zazie dans la Brousse »6 propose un rapprochement entre les préoccupations stylistiques de Tutuola et celles de son traducteur français en soulignant leur convergence d’intérêt pour les formes écrites de langue orale. En effet, Raymond Queneau a déjà écrit depuis longtemps le Chiendent (1933), premier roman où les formes phonétiques d’orthographe, les expressions du parler populaire inattendues et les formes d’oralité foisonnent, roman parti de l’idée de traduire en néo-français le Discours de la méthode. Mais c’est avec Zazie dans le métro (1959), où il a systématisé l’emploi du néo-français que Queneau a obtenu un réel succès, un succès auprès du public remplaçant l’estime que lui vouait un lectorat plus savant et plus confidentiel. L’œuvre détonna par son inaugural : « Doukipudonktan ? » et marqua les consciences, bien après le Voyage au bout de la nuit de Céline,  par les accents et les voix que le récit laisse entendre ainsi que les libertés prises avec la syntaxe.

L’on a pu mesurer le scandale que fut cette publication auprès d’un public heurté par un maniement jamais lu de la langue française, scandale dont fit état Roland Barthes dans son article « Zazie et la littérature »7. L’objet du délit réside dans la transformation inouïe que l’auteur fait subir à la langue française et qui  fait écho par bien des aspects à celle que Tutuola applique à l’anglais. Leur effet commun résulte dans la défamiliarisation radicale avec le langage connu et bien que les procédés ne soient pas les mêmes, il est significatif que les textes produisent les mêmes réactions de rejet des lecteurs en quête de reconnaissance.  Il apparaît que les auteurs ne respectent pas les codes de l’entre-soi de l’espace littéraire, espace où les sauts de registres, les périphrases incohérentes, les flottements comme le non-respect de la concordance des temps sont à bannir. Tutuola a peut-être tout autant dérangé parce qu’il écrivait dans un anglais fautif que parce qu’il racontait des histoires traditionnelles yoruba dans une langue jamais lue, brisant ainsi le règlement de la transmission du conte et celui de la rédaction littéraire.

Pour souligner l’intention défamiliarisante qui porte le projet de Tutuola, Dominique Jullien met en parallèle les effets d’étrangeté qu’il crée avec une « littérature de l’absurde ». On peut voir là un des intérêts que le texte a pu susciter chez le lecteur que fut Queneau, repenti du surréalisme de Breton, mais pataphysicien émérite. Plus précisément, D. Jullien suggère cette idée que, selon Queneau, il y aurait une affinité entre les épisodes folkloriques de la culture yoruba et l’absurde existentiel des années d’après-guerre. L’espace représenté par Tutuola est tout entier onirique et ne repose pas sur des lois physiques stables ; il s’agit plutôt d’un monde en mutation, qui se métamorphose au gré de multiples sorts et maléfices. Ainsi, les sentiments sont matérialisés et commercialisables comme des biens de consommation : « la peur » et la « mort » peuvent être vendues quand elles deviennent de trop grandes charges pour les voyageurs. De même, la description des personnages mêle éléments traditionnels et réalités contemporaines : le monde de la technique moderne fait irruption dans la composition de portraits. Le Bébé-cul-de-jatte a une voix de téléphone, le Poisson rouge de la Ville rouge  a des ampoules électriques en guise d’yeux. Les histoires narrées autant que les personnages décrits contribuent ainsi à placer le lecteur dans une situation d’inconfort : il ignore toujours ce que la page suivante lui réserve : un « gentleman complet » qui se désarticule et se décompose au fil d’une marche effrayante aux allures de danse macabre, la captivité dans une Ville-Céleste-d’où-l’on-ne-revient-pas, l’attaque de Bébés morts et ...tueurs...

Zazie dans le métro et l’Ivrogne dans la Brousse, diffuseraient le même type de réflexion sur la morale : on y retrouverait une même méditation sur l’absurdité de la condition humaine, principalement du fait du choix de la structure circulaire. Ces deux quêtes n’aboutissent aucunement : Zazie ne verra pas le métro du fait de la grève, le narrateur ne ramènera pas son malafoutier même après l’avoir retrouvé. Quand Zazie fait le constat final qu’elle a « vieilli » pendant son séjour, le narrateur retrouve un pays où il ne parvient pas à maintenir l’abondance mais où la cupidité et la violence universelles sont de nouveau source de famine. L’ivrogne qui a entrevu bien des espoirs à travers les figures de personnages protecteurs, esprits bienfaisants comme la Mère-secourable, a dû braver plusieurs fois la mort et se retrouve à la fin du récit, après n’avoir pu ressusciter le malafoutier ami, rejetté dans un monde où le bonheur n’est possible qu’à la condition d’un sacrifice rituel qui rétablit un ordre entre les puissances cosmiques. Mais le malaise ou le trouble du récit ne tiennent pas qu’aux éléments narratifs, ils relèvent plus encore de la forme même du discours, de la mise en mots.

Le texte recèle ainsi une multitude d’incohérences et d’emplois aberrants de la syntaxe anglaise à propos desquels Queneau avoue avoir eu bien des difficultés pour la traduction. Il explique avoir dû se garder de « rationaliser un récit dont le « inconséquences » et les « contradictions » se glissent parfois dans la structure même des phrases. » Un autre piège se pose au traducteur : trouver des équivalents aux néologismes de Tutuola, question d’autant plus difficile à résoudre quand le traducteur est un inventeur de néologismes chevronné... si le mot « malafoutier » constitue un néologisme géographique bien trouvé pour traduire la profession du « tireur de vin de palme » -car le mot s’emploie au Congo mais pas au Nigéria, les termes « morts » et « ivrogne » ne traduisent pas au plus juste « deads » et « drinkard » et cette inadéquation de la traduction souligne bien la singularité de l’entreprise de Tutuola dont les mots échappent au dictionnaire et de ce fait à la grille de correspondance entre des langues conçues comme nomenclatures du réel.

Nous reprendrons ici le parcours que propose Dominique Jullien dans l’élaboration critique du néo-français par Queneau afin de pouvoir comparer la langue des deux auteurs. Le critique fait remarquer ceci :

« l’anglais bizarre de Tutuola va dans le sens de ce que Queneau essaie de créer en français. [...] Il réussit en quelque sorte naturellement ce que Queneau se donne pour tâche de recréer. Il écrit non pas comme l’on parle mais comme il parle. »

A ce rapprochement n’est pas étrangère la proximité chronologique8 de la publication de la traduction L’Ivrogne dans la brousse (1953) et de celle de Zazie dans le métro (1959), où Queneau met en application les principes dégagés dans « Ecrit en 1955 » sur la pratique du néo-français. Le recueil d’articles intitulé Bâtons, chiffres et lettres constitue une somme de réflexions autant qu’un laboratoire d’inventions qui voient le jour dans l’œuvre romanesque de Queneau. On a pu comparer ses « Ecrit en 1937 » et « Ecrit en 1955 » à des manifestes pour le néo-français. Le ton y est en effet virulent, volontiers accusateur et Queneau donne un élan révolutionnaire à ses propositions de rénovation de l’orthographe, de la syntaxe mais aussi des genres littéraires. Queneau y redéfinit la tâche de l’écrivain en rappelant que sa tache est celle d’un poète, d’un homme qui fait vivre la langue, et n’intervient pas pour la figer.

C’est en ce sens qu’il fait appel aux thèses du linguiste Joseph Vendryes pour qui il existe deux sortes de français : le français écrit qui s’apparente à une langue morte et le français oral ou parlé, qui s’est tant écarté de la langue écrite qu’il est devenu une langue étrangère dont la syntaxe, le vocabulaire, la morphologie sont différentes.  Cette situation est comparée à la division entre démotique et catharevousa en Grèce : la première est la langue réellement parlée et qui a triomphé sur la première, figée à l’état de langue écrite officielle. Enfin, c’est avec des langues non européennes que l’auteur rapproche le français oral, en particulier le Chinook, langue indienne de l’Oregon. Queneau peut ainsi rapprocher la structure du français parlé avec celle du Chinook pour montrer à quel point cette langue s’est détachée des structures du français écrit. La construction de la phrase articule un premier temps qui donne les « indications grammaticales » et un second qui informe sur les « données concrètes de l’énoncé ». De la sorte, la phrase « Elle n’y a pas encore voyagé, ta cousine, en Afrique ? » choque moins l’oreille que « ta cousine n’a pas encore voyagé en Afrique ? » L’ordre des mots du français parlé est complètement redistribué  et il semble que le lien soit motivé entre le Chinook et le français parlé. Cette comparaison peut dès lors élucider pour nous l’intérêt que le traducteur de Tutuola a pu trouver dans l’analyse fine qu’il a dû réaliser de son récit.  

Mais il ne s’agit pas de réduire l’entreprise du néo-français à un intérêt pour la langue orale et au parler populaire. Queneau ne cherche pas à donner une copie ou un enregistrement de ce qui se dit dans la rue à son époque. Le néo-français constitue une nouvelle expérience sur la parole littéraire, c’est une tentative de réinvention de la forme et l’oral y apparaît comme un outil d’importance : il est vecteur de défamiliarisation. L’oralité n’est pas une fin en soi mais un moyen de faire surgir des néologismes, des expressions faisant saillir des vérités sous un nouveau jour, des graphies nouvelles.  Si Queneau se soucie de linguistique, c’est en poète et non en spécialiste de Vendryes. Pour lui, la nouveauté doit se situer à trois niveaux : l’orthographe, le vocabulaire et la syntaxe. Comme dans un art poétique, une défense et illustration du néo-français, il demande que le poète « francise » des termes étrangers, pratique le calque et multiplie les « fantaisies et inventions personnelles ». Il ne se situe là pas très loin du Ronsard de l’Art poétique françois. Queneau présente en ces termes le « point d’arrivée, inéluctable, nécessaire » d’une telle réforme du français : « la constitution d’une nouvelle langue, nouvelle beaucoup plus encore par la syntaxe que par le vocabulaire, nouvelle aussi par l’aspect, une langue qui, retrouvant sa nature orale et musicale, deviendrait bientôt une langue poétique, et la substance abondante et vivace d’une nouvelle littérature. » Il s’agit bien de création littéraire, non pas seulement de législation de la langue, aussi défend-t-il l’idée d’une orthographe phonétique pour rendre compte de la « prééminence de l’oral sur l’écrit » et d’ainsi rendre possible l’émergence dune « nouvelle poésie ».

Si l’on ajoute que le poète en néo-français se trouve comme un auteur devant s’exprimer dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle, l’on comprend comment ce long détour nous permet d’esquisser une approche de l’Ivrogne dans la brousse renouvelée. Tutuola comme Queneau sont placés devant la même nécessité de choisir un idiome : « Avant d’écrire, l’écrivain choisit, autant que possible, la langue dans laquelle il va rédiger ce qui lui semble nécessaire d’être dit» avance-t-il au début de l’essai « Ecrit en 1955 ». Tutuola est dans la même situation que les écrivains bilingues cités par Queneau et il fait le choix d’un anglais inventé, le sien, qui tient tant de l’anglais scolaire pour l’apprentissage duquel il a dû faire bien des sacrifices9 et des structures de pensée et de phrase tirées de la culture yoruba.

The Palm-Wine drinkard lu comme une œuvre en néo-anglais présente des inventions et des formes inattendues en ce que la langue s’affranchit à bien des reprises de la grammaire anglaise, ce que le traducteur a restitué dans sa version française. Le rapport  à la temporalité est une des premières incongruités qui ne peut que frapper le lecteur attaché à la sacro-sainte concordance des temps. Régulièrement, le récit fait alterner dans un même épisode le passé simple et le présent de narration, ce qui dans un même mouvement place l’évènement à distance et le représente avec spontanéité et vraisemblance dans un temps palpable. Ainsi, quand le narrateur fait part de l’escale faite chez la Mère-secourable dans l’arbre blanc, il évoque en ces termes les activités auxquelles il s’adonne pour passer le temps :

« Il y a avait une pièce  spéciale pour le jeu et je me joins aux habitués, mais je n’étais pas assez fort, si bien que les joueurs experts me raflent tout l’argent [...] »10

Tout se passe ici comme si l’activité qu’est le jeu avait une influence néfaste sur le narrateur qui se retrouve désorienté suite à cet épisode et ne peut en rendre compte qu’en évoquant une temporalité flottante. Les barrières temporelles disparaissent dans un récit où une même phrase articule le futur et le passé, comme pour souligner le fait que l’espace du conte ne répond pas aux mêmes lois que l’espace de l’histoire, celle qui retrace des faits réels.

La représentation de l’identité étonne probablement plus encore que le traitement de la chronologie des faits. Très fréquemment, le recours au pronom est estimé insuffisant par l’auteur qui vient étoffer la désignation des personnages par le recours aux parenthèses permettant de ne pas confondre des entités en présence. Dans le texte, la parenthèse est un fait de style récurrent.  Ainsi, à propos de la fille de l’homme le plus important de la ville où le narrateur se rend à la recherche de son malafoutier :

« Quand son père voit qu’elle ne voulait épouser personne, il veut la marier à un homme de son choix, mais cette demoiselle refuse absolument d’épouser l’homme que lui présente son père. Alors son père la laisse libre de faire ce qui lui plaisait (à elle) »11

La précision semble le plus souvent superflue. Elle participe à un mécanisme de surenchère systématique, manière de rendre chaque raisonnement sensible et chaque détail visible. Tout doit être saillant et clair, sans laisser le lecteur dans le doute quant à la représentation des personnages et des lieux. Les parenthèses abondent comme pour prendre par la main le lecteur, mettent l’accent sur la nécessité d’une transmission efficace du récit. Ce procédé surprenant, n’est peut être pas sans lien avec la source des histoires contées par Tutuola, qui tout en la transformant, puise à la source traditionnelle yoruba. L’on pourrait imaginer qu’en insistant sur la définition précise et la présentation concrète, sur la spatialisation de l’histoire, il procède à la manière d’un comédien ou d’un conteur qui met toute son énergie afin de donner à voir des scènes. Les structures de répétition vont dans le sens de cette forme littéraire qui emprunte à l’oral, d’autant plus si l’on prend en compte cette idée que Tutuola, par ces structures itératives, reprend des structures de la langue yoruba. C’est ce que souligne Raymond O. Elaho :

 « La répétition est caractéristique du style de Tutuola. Ces répétitions servent à renforcer les points les plus importants de l’histoire racontée. Cela aussi relève de la tradition orale. Il faut noter d’ailleurs que la langue yoruba a (ou du moins avait) aussi un style répétitif. »12  

Mais ce qu’il s’agit de retenir de l’anglais ahurissant tient moins à ce que Tutuola reprend de la tradition qu’à ce qu’il réinvente. C’est dans l’emploi d’une onomastique enchantée que l’innovation est à rechercher. L’objet de l’auteur n’est pas de livrer une compilation du folklore yoruba mis en danger par l’acculturation anglaise à la manière des groupes de théâtre yoruba qui ont fait renaître le Yoruba Folk Opera entre les années 1950 et 1970 dans un élan de nationalisme culturel13. C’est dans l’emploi d’une langue nouvelle et inouïe que se situe l’originalité de Tutuola. Il fait des mots les moteurs de l’invention narrative. Il remotive le récit par l’intervention de paroles qui opèrent à la manière de sortilèges sur la dynamique des personnages. Citer un personnage vient lui donner de la consistance comme dans une des scènes inaugurales du périple aventureux du narrateur : évoquer le souvenir du nom, c’est-à-dire d’un passé et d’un pouvoir, revient à rappeler au personnage sa raison d’être. Quand le père d’une jeune fille enlevée par un séducteur, le « Gentleman complet », fait appel au narrateur pour qu’il la délivre, voici sa réaction :

« Je suis sur le point de refuser de me mettre à chercher sa fille qui avait été enlevée au marché par un être étrange, mais en me souvenant de mon nom, j’ai honte de refuser. Alors j’accepte de chercher sa fille. »14

Quand l’on sait que le narrateur se nomme « Père-des-Dieux-Qui-Peut-Tout-En-Ce-Monde », l’on ne peut attendre que le succès de son entreprise de sauvetage, ce qui ne manque pas d’arriver après bien des péripéties.

De même, comme dans un passé où le nom et la chose correspondaient, à l’image d’un temps cratyléen, les personnages allégoriques, dont la fonction est contenue dans leur nom, abondent. Le personnage de Mort   agit conformément à son nom en cherchant à tuer le narrateur devenu son hôte pour une nuit. Le « gentleman complet » incarne une antiphrase, il accomplit avec ironie l’augure de son nom en se démembrant au fil d’un parcours dans la brousse. L’intervention de Tambour, Danse et Chant font apparaître une scène de fête fabuleuse. L’évocation des noms personnifiés est parfois l’occasion de jeu entre sens figuré et sens littéral. Au moment de l’intervention de Rire, l’expression « mourir de rire » est prise au pied de la lettre :  

« Si quelqu’un continuait à rire avec Rire, il (ou elle) mourait ou s’évanouissait sur place d’avoir ri trop longtemps, parce que le rire était sa profession et il vivait de ça. »15

Les mots et leur matière permettent de susciter une suite de jeux sans fin. Ils provoquent le déroulement de l’action, sont à la source de la mécanique narrative, comme dans une incantation. Ils prennent la dimension de personnages comme dans l’épisode où Valet cherche à rencontrer le mot « pauvre » et en fait part au narrateur :

« Il me dit qu’il a toujours entendu le mot pauvre, mais qu’il ne le connaît pas et désire le connaître. »16

L’ensemble du texte se situe ainsi à la limite entre récit initiatique et cosmogonie : il apparaît que le narrateur va à la recherche des réalités et les rencontre sous forme allégorique. Chaque évocation provoque une naissance, une émergence, comme dans un récit cosmogonique où le narrateur donne une source mythique aux réalités terrestres. Le récit se conclue d’ailleurs sur un combat cosmique entre Sol et Ciel qui ne peut se résoudre que sur un sacrifice devant établir un équilibre.

Il serait donc abusif de considérer le texte comme une entreprise de défense et illustration de la langue yoruba en poursuivant exagérément dans le sens des réflexions de R. O. Elaho. Mais pourquoi pas envisager l’œuvre comme un manifeste du « néo-anglais » des auteurs africains anglophones. Le texte va dans le sens d’une défense de la langue vivante, telle que les locuteurs des pays colonisés la pratiquent en y intégrant des éléments mixtes, une langue créative et poétique, qui ne se contente pas d’être le reflet d’une culture défunte mais réinvente les mythes avec des matériaux expressifs détonants.

La nouveauté poétique chez Tutuola n’est pas dénuée de signification politique. L’on pourrait comparer ce qui fut dit de l’anglais indigne de Tutuola à la publication de son œuvre de l’analyse que livre Roland Barthes de la révolution que fut l’œuvre de Queneau dans « Zazie et la littérature »17. Queneau, en revendiquant une « langue de sauvages », de « Peaux rouges », une langue « barbare » vient heurter les lecteurs vouant un culte à la « francité de l’écriture », la « noble langue françouèze, le doux parler de France ». En donnant droit de cité à la langue parlée en littérature, Tutuola comme Queneau enfreignent un code tacite, celui du respect de l’orthographe, de la syntaxe, du vocabulaire. Ce sont des actes de transgression si l’on se rappelle des constats péremptoires que Barthes énonce dans sa Leçon inaugurale au Collège de France : « Le langage est une législation, la langue en est le code. [...] Parler et à plus forte raison discourir, ce n’est pas communiquer comme on le répète trop souvent, c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée »18. En marge des formes standard d’écriture, Tutuola écrit un anglais nouveau, un « néo-anglais » qui bannit l’orthodoxie littéraire pour la création poétique.

Notes de fin numériques:

1 Raymond Queneau proposa une traduction sienne aux éditions Gallimard en 1953 sous le titre L’Ivrogne dans la brousse.
2 Michèle Laforest, Préface à : Amos Tutuola, 2000, La femme Plume, Ed. Dapper.
3 Saro-Wiwa K., 2003, Sozaboy (petit minitaire), traduction française de Samuel Millogo et Amadou Bissiri, Paris, Actes Sud, Babel.
4 Cité par Dominique Jullien, 2000, « Zazie dans la brousse », The Romanic Review : Volume 91, Number 3.
5 Chinua Achebe, 1994, ‘The African Writer and the English Langage’, in Post-Colonial Discourse and Post-Colonial Theory, New York, P. Williams & L. Chrisman.  Nous traduisons.
6 D. Jullien, op.cit.
7 Barthes R., 1964, Essais critiques, Paris, Seuil.
8 E. Souchier signale l’importance cruciale de la chronologie dans l’œuvre de Queneau qu’il faut se représenter comme une suite d’étapes, qui concordent souvent avec des périodes de lecture qui ont comme absorbé Queneau. Ainsi, le néo-français a été une phase d’expérimentation qu’il a abandonné plus tard, considérant qu’il s’agissait là d’un échec, le néo-français ayant reculé devant l’usage du français écrit, à la faveur, pense Queneau, de l’influence des médias et notamment de l’audiovisuel. Souchier E., 1991,  Raymond Queneau,  Paris, Le Seuil.
9Tutuola A. , 1970 [1952] My life and activities, in The Palm-Wine Drinkard, Greenwood Press.
10 Tutuola A., 2000 [1953], L’Ivrogne dans la brousse [IB dans la suite des notes de bas de page], traduction de Queneau, L’Imaginaire Gallimard,  p. 79.
11IB, p. 21.
12Elaho R. O., 1980, « L’Ivrogne dans la brousse d’Amos Tutuola » in Europe, Littérature nigériane d’expression anglaise, n° 618, pp. 51-52.
13Müller B., 2006, “La tradition mise en jeu. Une anthropologie du théâtre yoruba”, Gradhiva, 4.
14 IB, p.20.
15IB, p. 52.
16IB, p. 96.
17 Barthes R., 1964, « Zazie et la littérature » in Essais critiques, Paris, Seuil.
18 Barthes R., 1978 Leçon inaugurale de la chaire de sémiologie littéraire du Collège de France prononcée le 7 janvier 1977, Paris, Seuil.