The Palm-Wine Drinkard and his dead Palm-Wine Tapster in the Dead’s Town (1952) est le premier roman d’Amos Tutuola, auteur Nigérian. Il est composé en anglais, mais un an après sa parution en Angleterre, Queneau décide de traduire le roman en français, qui devient alors L’ivrogne dans la brousse. Il s’agit de l’histoire d’un buveur de vin de palme dont le « malafoutier » (le coupeur de palme) meurt dans un accident : le narrateur-personnage part chercher son défunt malafoutier dans la Ville-des-Morts, et doit pour cela accomplir un long voyage à travers la brousse, le monde des êtres étranges.
Les lecteurs et les critiques ont vu dans ce roman deux aspects hétérogènes : d’une part, l’écriture en un anglais maladroit et plus qu’insuffisant, la langue maternelle d’A. Tutuola étant le yorouba (langue locale nigériane). Ce style anglais hésitant, redondant serait dû à un manque « regrettable » d’éducation – l’auteur a quitté l’école relativement tôt. Au contraire, en ce qui concerne la part d’imagination dans le roman, lecteurs et critiques sont admiratifs : ils y voient l’Afrique intemporelle et surnaturelle des mythes et des contes, avec ses monstres et ses merveilles, ses métamorphoses et ses symboles, ses désirs inconscients et ses interdits.
Un tel dualisme réduit considérablement l’œuvre d’A. Tutuola : certes, l’anglais du Palm-Wine Drinkard est loin de l’anglais standard, mais on peut penser qu’il n’est pas étranger au succès de ce petit conte : c’est ce que laisse penser l’initiative de Queneau – pourquoi avoir traduit ce roman ? D’où lui vient cet intérêt pour la langue de Tutuola ?
Nous proposons d’étudier l’ « étrangeté » dans L’ivrogne dans la brousse afin de repenser ces questions : ce roman est en effet étrange, à plusieurs niveaux. Il met en scène des êtres et des espaces insolites, inaccoutumés, inquiétants, allant parfois jusqu’au morbide, qui sont issus de son imaginaire et des contes yoroubas. On n’est pas loin alors de l’univers fantastique. Des réalités hétérogènes se croisent parfois : passé ancestral et présent postcolonial par exemple. Enfin, le lecteur européen reçoit lui aussi ce livre comme un objet étrange –voire étranger: le style est déstabilisant, l’irruption de mots inconnus l’est encore plus.
La séduction opère pourtant : pourrait-on alors définir l’étrangeté comme une forme d’étranger séducteur ? L’« étrange » serait alors mis au service de l’élaboration d’un espace linguistique et poétique singulier.
Le sentiment d’étrangeté vient, à différents niveaux du texte (pour les deux personnages s’avançant dans la brousse, mais aussi pour le lecteur), de la coprésence de réalités que l’on considère habituellement comme hétérogènes. En cela, l’ « étrange » chez A. Tutuola se rapproche de l’ « inquiétante étrangeté » de Freud, désignant le malaise né d’une rupture dans la rationalité rassurante du quotidien. Sauf que le surnaturel d’Amos Tutuola est double : il y a le surnaturel connu, celui des Dieux et de la magie, et le surnaturel étrange, parce qu’il reste inconnu.
Au cours de son voyage, l’ivrogne fait maintes étranges rencontres, toutes plus inquiétantes les unes que les autres. Certains espaces y sont plus propices que d’autres, et nous pouvons élaborer toute une cartographie de l’imaginaire du narrateur.
L’espace est toujours dual : le village et la route rassurent. Ils correspondent au monde des humains, des amis, de la famille (c’est dans le village que le buveur de vin de palme et sa femme se marient), des activités agricoles et communautaires. Chaque traversée d’un village ou d’une ville donne lieu dans le conte à une pause –plus ou moins longue. Après un long voyage dans la brousse, l’île-Spectre (malgré son nom) rassure :
Nous continuons notre voyage à travers une autre partie de la brousse, naturellement, elle était pleine d’îles et de marécages et les êtres habitant ces îles étaient très gentils, parce que, aussitôt que nous arrivons, ils nous reçoivent avec gentillesse et nous donnent une jolie maison dans leur ville pour y vivre.1
A l’inverse, la brousse inquiète, et elle est plusieurs fois désignée de manière périphrastique comme « le monde des êtres étranges ».
Le danger nait alors de la présence d’êtres humains, nos deux personnages, dans des espaces qui ne sont pas les leurs : ils quittent la ville ou le village, lieu sûr, pour partir en quête du malafoutier, et leur trajectoire les conduit vers des espaces qui leur sont de plus en plus étrangers. La brousse « ardente », immédiatement personnifiée par le narrateur, leur est même directement hostile.
Un peu plus loin dans la brousse, nous voyons une mare et nous nous dirigeons vers elle, nous voulons boire l’eau de cette mare, mais l’eau se sèche au fur et à mesure que nous en approchons et nous continuons à avoir soif. Et alors nous voyons que le sol de cette brousse était trop chaud pour que nous puissions nous y tenir ou nous y asseoir ou dormir jusqu’au matin et de plus que la brousse n’aimait pas que l’on reste là plus longtemps qu’il n’était nécessaire.2
Plus tard, c’est la « ville-des-morts » qui les exclut :
En m’entendant dire ça, il me dit de retourner dans ma ville où seuls habitent les vivants, il dit qu’il est interdit aux vivants d’entrer dans la Ville-des-Morts.3
Le monde des vivants et le monde des morts s’opposent comme le village et la brousse, jusqu’à fonctionner en miroir : les vivants marchent en avant, tandis que dans la ville-des-morts, les habitants marchent à reculons.
C’est là où l’extraordinaire se mêle au familier que se manifeste l’étrange : certains lieux sont des points de jonction entre ces deux univers dichotomiques, comme le marché. En effet, la fille de l’homme le plus important de la ville rencontre « l’être étrange » au marché : les humains et non humains y viennent pour faire leurs courses.
Le marché avait lieu tous les cinq jours, et tous les gens de la ville et de tous les villages des environs et aussi les esprits et les êtres étranges de la brousse et des différentes forêts venaient tous les cinq jours à ce marché pour vendre ou acheter des marchandises.4
L’hyperbate introduite par l’adverbe « et aussi » souligne cette cohabitation temporaire et anormale des êtres étranges et des humains. Catherine Belvaude, dans Amos Tutuola ou l’univers du conte africain5, montre qu’en Afrique de l’Ouest, on croit fermement que des esprits se mêlent aux humains les jours de marché.
On retrouve un marché plus loin dans le roman, alors que les deux personnages croient s’être endormis auprès d’une termitière, dans la brousse : ils se réveillent dans la nuit saisis par la peur pour se trouver au beau milieu d’un marché.
Quand il est environ onze heures dans la nuit, nous entendons du bruit comme si nous étions au milieu d’un marché, alors nous l’écoutons très distinctement et, avant d’avoir levé nos têtes, nous nous trouvons au milieu d’un marché.6
L’étrangeté nait de la transposition de ce marché, si caractéristique de la sociabilité africaine, dans le monde non-humain de la prairie. De même, le territoire des Crânes qui ont ravi la fille de l’homme le plus important de la ville est aménagé comme une concession, selon un système de travail communautaire, comme s’il s’agissait d’une société d’humains.
Tous ces éléments qui semblent étranges –inconnus- dans le roman suggèrent la peur : elle est ainsi omniprésente.
Chaque nouvelle encontre est l’occasion de la réitération de ce motif, exprimé par trois syntagmes seulement : « peur », « terrible » et « terrifiant ». « Mort » est le premier personnage inquiétant, viennent ensuite l’être étrange du marché, le poisson et l’oiseau rouge, les « créatures terrifiantes dans le sac », ou encore l’enfant merveilleux :
(…) alors il dit que son nom était ZURRJIR, ce qui veut dire « un fils qui se changerait en une autre chose très prochainement ». En entendant son nom, j’étais terrifié à cause de ce nom terrible (…).7
Le personnage principal lui aussi peut susciter la peur chez les gens qu’il rencontre. Celle-ci en effet apparaît dès qu’il y a surnaturel, or notre personnage est « un dieu ou un féticheur »8. Le Roi-Rouge de la Ville-Rouge, qui voulait offrir en sacrifice le narrateur et sa femme à deux horribles monstres rouges, prend peur lorsqu’il les voit revenir indemnes, comme par sorcellerie :
Et quand le Roi-Rouge voit les deux êtres rouges bien morts, il dit : « Voici un autre être terrible et nuisible qui pourrait détruire ma ville plus tard. » (C’est moi qu’il appelait un être terrible et nuisible).9
La peur commence et se termine avec le voyage, le retour en ville laissant la place à des aventures plus rassurantes, où le narrateur n’est plus directement mis en danger, protégé qu’il est de la famine par son œuf magique et par l’argent qu’il en a tiré (la famine est un élément de la réalité, qui n’appartient plus au surnaturel).
L’épisode de la capture de « Mort » concentre la peur au début du roman : dès le départ, « Mort » est un personnage mystérieux. Un vieillard « (le Dieu) » fait une étrange demande au narrateur :
Il me dit d’aller chercher Mort chez lui et de le ramener dans le filet.10
La nature de « Mort » n’est pas explicitée plus avant, mais on peut déjà noter le genre du nom : « Mort » est masculin (il est repris par un pronom référent en position de complément d’objet du verbe, « le », qui est masculin) alors qu’on attendrait « la mort » s’il s’agissait d’une allégorie. Certes, c’est la traduction de Queneau en français qui distingue le genre (Tutuola emploie un seul pronom pour tous les genres, « He », « him » ou « his »), mais on peut penser qu’ici la traduction explicite un trait du récit : Mort est un vrai personnage, à part entière, et non pas une allégorie d’une notion abstraite. Cela le rend d’autant plus inquiétant. De plus, le syntagme est employé comme un nom propre, quand il serait plus standard de le faire précéder d’un article défini, à valeur allégorique (« la mort » toujours). Cette désignation (totalement dé-référencialisée) participe de l’inquiétude qui règne dans le passage.
La peur fonctionne par suggestion, par adjonction de phénomènes inquiétants extérieurs au personnage, sans jamais que « Mort » soit jamais défini en lui-même : le narrateur ne rencontre personne sur la route qui va chez « Mort », les objets dans la maison sont faits à partir d’ossements humains, et
personne ne vivait près de lui ou avec lui, il vivait tout seul, même les animaux et les oiseaux de la brousse ne s’approchaient pas de sa maison.11
L’adverbe même souligne cette expression du comble, dans une phrase qui ne fait que réitérer sur le mode de l’expolition l’expression du même. La scène se transforme vite en horreur, selon une gradation soulignée par les redondances stylistiques et lexicales caractéristiques d’Amos Tutuola.
Une fois dans la chambre, je vois que le lit était fait avec des ossements humains ; ce lit était terrible à voir, il était également terrifiant de coucher dessus, parce que je connaissais déjà le tour que Mort voulait me jouer. Comme ce lit était très terrifiant, j’étais allongé dessus mais je ne pouvais par dormir parce que j’avais peur des ossements humains ; ce lit était terrible à voir, il était également terrifiant de coucher dessus, alors, au contraire, je me couche dessous […]. Comme ce lit était très terrifiant, j’étais allongé dessous mais je ne pouvais pas dormir parce que j’avais peur des ossements humains, et je reste allongé là tout éveillé.12
L’utilisation du présent de narration dans ce passage peut certes être considéré comme une maladresse, une maîtrise incomplète de la langue, mais l’effet ici est surtout suspensif, et inquiétant : il crée une succession d’instants hétérogènes les uns aux autres, aucun procès ne permettant de présager du suivant.
Il faut enfin noter que nombre de ces rencontres sur la route de la Ville des Morts sont effrayantes et risibles à la fois.
On remarque notamment un mécanisme de retournement de la peur au cours de l’épisode avec « Mort » : si c’est le narrateur qui a peur durant la première moitié de cette aventure, sa clairvoyance lui permet d’échapper au piège de mort, et de retourner la situation à son avantage.
A six heures, de bon matin, je m’éveille en premier et je vais dans sa chambre où il dormait, je le réveille, et quand il entend ma voix, il est tellement effrayé qu’en sortant de son lit, il n’arrive même pas à me dire bonjour parce qu’il croyait m’avoir tué pendant la nuit.13
L’épisode de l’affamé est encore plus significatif de ce retournement de l’étrange en risible : le narrateur et sa femme rencontrent sur la route du retour « un affamé qui criait tout le temps « j’ai faim ! » ». Le danger est bien présent (le narrateur doit changer sa femme en statuette pour éviter qu’elle soit battue ou mangée par l’Affamé), mais la scène est présentée sur un mode drolatique, quelque peu décalé. Alors que cet étrange personnage a avalé sa femme :
Je dis que, plutôt que de lui laisser ma femme, je préférais mourir avec lui, alors je me bats avec lui, mais ce n’était pas un être humain, il m’avale également et continue à crier « j’ai faim ! »14
L’épisode se clôt avec une touche d’humour concernant le caractère rocambolesque de l’histoire :
Et voilà comment nous avons été délivrés de l’Affamé, mais je ne pourrais le décrire complètement ici, parce qu’il était quatre heures du matin et, à cette heure là, on n’y voit pas très clair..15
Si la coprésence d’éléments familiers et d’éléments étranges fait naître la peur –et le plaisir de l’histoire-, l’impression d’étrangeté ressentie par le lecteur vient du texte-même : des éléments étranges (étrangers) se glissent dans la langue et créent un certain inconfort.
La présence d’éléments non standards dans la langue d’Amos Tutuola est traditionnellement analysée comme la marque d’une maîtrise insuffisante de l’anglais. La phrase anglaise serait en effet parfois construite sur un calque syntaxique yorouba. Mais parce qu’il est difficile pour un lecteur français d’évaluer la part de yorouba dans L’ivrogne dans la brousse, on peut se borner à remarquer l’effet d’étrangeté que ces faits produisent.
On note tout d’abord bon nombre de « maladresses » - ou usages non standards de la langue, terme qui ne préjuge pas de la valeur de ces écarts : les pronoms font par exemple l’objet d’un traitement particulier. A la fin du roman, juste avant de retrouver sa ville natale, le narrateur devient jury dans un tribunal indigène. Il rapporte l’un des cas qu’il va devoir juger :
Quand l’encaisseur voit que le débiteur était mort, il pense en lui-même qu’il n’a jamais manqué de faire payer n’importe quel débiteur au monde depuis qu’il a commencé ce travail, alors il (l’encaisseur) dit que, s’il n’a pas pu lui faire rendre (au débiteur) les 1000 francs dans ce monde, il (l’encaisseur) irait les lui faire rendre dans le ciel. Alors il (l’encaisseur) tire aussi un couteau de sa poche et se poignarde de même, et il tombe mort sur place.16
On voit le jeu de reprise et d’explicitation de presque chaque pronom grâce aux parenthèses : A. Tutuola fait ce choix stylistique, quitte à alourdir considérablement le texte, afin d’éviter toute ambiguïté référentielle (ambiguïté aggravée par l’utilisation exclusive du pronom « He » et de ses déclinaisons pour tous les genres –masculin, féminin, neutre)17.
On peut noter aussi d’autres emplois de structures lexicales un peu « lourdes » : le présentatif « voilà comment », utilisé dans toutes les formules conclusives (chaque épisode est clôturé par une formule conclusive) :
Voilà comment j’ai sauvé la demoiselle du gentleman complet rencontré au marché qui s’était ensuite réduit à un crâne, et la demoiselle est restée ma femme depuis ce jour. Voilà comment j’ai pris femme. 18
Les connecteurs logiques placés en début de phrase sont eux-aussi pesants : on trouve des adverbes à valeur consécutive ou conclusive (« après ça », « à la fin », « et voilà ») ou l’addition de deux adverbes par exemple (l’un adversatif, l’autre faisant un constat pour « mais, en fait »).
Ces « emplois maladroits » de la langue se doublent de la présence de mots « étrangers ».
Mots étrangers pour Tutuola, puisque cet auteur nigérian dont la langue maternelle est le yorouba écrit en anglais : la traduction de Queneau nous permet de mieux mesurer leur étrangeté, puisqu’elle place dans un texte en français des mots anglais. C’est le cas de « policeman », qui renvoie à une réalité née de la colonisation, mais qui n’a pas son équivalent dans la langue yorouba :
Tandis que nous plions bagage, ces êtres de la prairie nous entourent et nous arrêtent comme un policeman […].19
De même, le mot « fouteballe », qui est une invention de Queneau: alors que Tutuola écrit « football », Queneau choisit de traduire ce mot en le francisant, comme pour rendre l’effet d’étrangeté qu’il a sous la plume de Tutuola (pour un lecteur français, le mot « football » est intégré à la langue française, et d’un emploi courant). Il replace ainsi le terme « en mention ».
Enfin, il y a ce qu’on pourrait appeler des « étrangetés lexicales », ces mots dont le lecteur européen ne voit pas à quoi ils réfèrent, parce qu’ils sont peu utilisés en français : un « cauri » et un « valet » par exemple. Le cauri apparaît lors de l’épisode dans la tanière du Crâne :
Aussitôt entré dans le terrier, il attache un unique cauri au cou de cette demoiselle avec un bout de ficelle […].20
Aucun outil métalinguistique ne permet ensuite d’en établir le sens, si ce n’est le contexte. Il s’agit en fait d’un coquillage du groupe des porcelaines. Le terme de « valet » est très elliptique lui aussi, puisqu’il apparaît pour la première fois dans un titre lui-même programmatique : « Le valet-invisible ». Il renvoie sans doute à son sens de serviteur, de domestique, peut-être plus spécifiquement d’ouvrier agricole, mais rien n’est précisé.
Ainsi, le sentiment d’étrangeté nait de la présence d’éléments étrangers dans un univers globalement familier (l’univers africain, avec lequel le lecteur européen est un peu familiarisé, mais aussi la structure narrative du conte, qui a ses codes, et la langue, qui est supposée être la langue maternelle du lecteur dans la version de Queneau). On peut toutefois se demander quelle est la valeur de ces étrangetés : il semble qu’elles soient au cœur d’un questionnement sur l’identité.
Beaucoup des personnages rencontrés par le narrateur et sa femme sont d’abord désignés par le nom commun « être ». C’est le sème le plus large possible pour désigner une chose qui a les apparences de la vie, et il permet de comprendre les vivants comme les morts, les êtres naturels comme les êtres surnaturels. Il est l’indice d’un certain flou identitaire.
Les personnages rencontrés par le narrateur donnent rarement lieu à une description, mais quand description il y a, elle est le plus souvent déceptive pour le lecteur qui souhaiterait se représenter « l’être » en question. Ainsi, les mystérieux « grands êtres blancs » ne sont pas moins mystérieux après description.
Vers deux heures dans la nuit, nous voyons alors un être, c’était soit un esprit soit un autre être nuisible, on ne savait pas, il s’approchait de nous, il était blanc comme si on l’avait peint avec de la peinture blanche, son corps était blanc des pieds à l’extrémité supérieure. Il était haut d’environ ½ kilomètre et son diamètre était d’environ 1 mètre 80, il ressemblait à une colonne blanche.21
Le poisson et l’oiseau rouge dans la ville-des-Rouges sont l’objet de la plus longue description – ils sont en fait décrits successivement. Et c’est paradoxalement cette description qui les déréalise ! On ne peut en effet se représenter un tel être hybride, même en l’esprit.
Au moment où le poisson rouge apparaît, sa tête était tout à fait comme la tête d’une tortue, mais elle était grande comme une tête d’éléphant et il y avait plus de 30 cornes et des grands yeux tout autour de sa tête. Toutes ces cornes étaient ouvertes comme des parapluies [le comparant n’évoque ici pas grand-chose]. Il ne pouvait pas marcher, il rampait seulement sur le sol comme un serpent et son corps ressemblait tout à fait au corps d’une chauve-souris, il était couvert de longs poils rouges, raides comme des baguettes de tambour. Il ne pouvait tout juste voleter et, s’il criait, on l’entendait à six kilomètres de là. Tous les yeux qui entouraient sa tête se fermaient et s’ouvraient en même temps comme si quelqu’un appuyait sur un commutateur.22
Du fait de la surabondance de caractérisants (de l’accumulation paratactique des propositions), ces êtres deviennent effroyables. La description ne vise donc jamais à cerner l’être, elle accompagne plutôt la narration dans l’étrangeté.
Il semble paradoxalement que le nom (composé d’un ou de quelques mots au maximum) donne plus de renseignement sur l’être en question qu’une longue description. Connaître le nom de quelqu’un peut être une marque immédiate de supériorité sur lui : ainsi, le « buveur de vin de palme » peut vaincre Mort parce qu’il connaît son nom et parce qu’il peut prévoir que celui-ci voudra le tuer. Au contraire, le nom peut signaler un grand danger : c’est le cas de l’enfant merveilleux duquel la femme du narrateur accouche par le pouce, et dont le nom annonce les pires catastrophes.
La première chose qu’il fait, c’est de demander à sa mère : « Sais-tu mon nom ? » Sa mère dit « non », alors il se tourne vers moi et me pose la même question, et je dis « non » alors il dit que son nom était ZURRJIR, ce qui veut dire « un fils qui se changerait en une autre chose très prochainement ». En entendant son nom, je suis terrorisé à cause de ce nom terrible […].23
Encore une fois, le danger vient de ce qu’on ne sait pas ce qu’est réellement ce bébé monstrueux.
Face à un être qu’il cerne mal, le narrateur met à profit ce pouvoir du nom, parfois sans grand résultat, notamment concernant la Dame-Rouge, cet étrange personnage :
« Ce n’est pas un être humain et ce n’est pas un esprit, alors qu’est-ce que c’est ? » Elle était le petit Arbre-Rouge qui se trouvait devant le grand Arbre-Rouge et le grand Arbre-Rouge était le Roi-Rouge-Des-Rouges de la Ville-Rouge et la Brousse-Rouge et de plus les Feuilles-Rouges des grands Arbres-Rouges étaient les Rouges de la Ville-Rouge dans la Brousse-Rouge.24
L’extrait est saturé avec l’adjectif « rouge », les tirets et les majuscules, saturation qui conduit à l’aporie de la définition.
Tous ces personnages et ces lieux étranges finissent par former une sorte de galerie des monstres… Catherine Belvaude voit dans ces monstres des symboles de l’individu extrait du groupe social : dans une perspective culturaliste, elle lit les épisodes du Crâne et du bébé cul-de-jatte comme des réécritures de contes yoroubas très répandus en Afrique de l’Ouest. L’épisode du Crâne serait une variation sur le thème de la jeune fille dédaigneuse, celui du bébé reprendrait la structure du thème africain de l’enfant terrible. Ces deux évènements surnaturels (l’enlèvement d’une belle jeune fille par un être terrifiant, et la naissance d’un enfant monstrueux) sont liés selon elle à la transgression du code social africain. La jeune fille est séduite par un crâne et elle est emportée dans la forêt parce qu’elle a refusé tous les autres prétendants, et la naissance d’un enfant, qui est une bénédiction pour une femme africaine, devient une transgression quand les parents essaient de s’en débarrasser.
Une nuit, il était une heure après minuit, comme je vois qu’il dormait dans sa chambre, je répands du pétrole autour de la maison et sur le toit, et, comme il était couvert de feuilles et aussi que c’était la saison sèche, je mets le feu à la maison et je ferme les fenêtres et les portes qu’il n’avait pas fermées avant de s’endormir. Avant qu’il ai pu se réveiller, la maison et le toit flambaient, la fumée l’empêche de se sauver si bien qu’il est réduit en cendres en même temps que la maison.25
Ces individus sont donc placés résolument en marge du groupe social : seul dans la brousse, l’individu devient un monstre, comme un étranger dans sa propre société.
L’idée de Catherine Belvaude est certes contestable, en ce qu’elle cherche à retrouver les mêmes structures mythiques dans tous les textes ouest-africains : cette démarche en vient forcément à réduire la singularité de L’ivrogne dans la Brousse. D’autres indices nous permettraient pourtant de voir dans ce conte des implications sociales.
C’est le cas des nombreux anachronismes, « étrangetés » temporelles si l’on peut dire. On a déjà évoqué le « policeman » en pleine brousse ancestrale, on peut aussi penser aux « claquettes », à la salle de danse avec ses « lumières en technicolor » au beau milieu de la brousse, dans l’arbre blanc. De même, le parallèle avec le monde moderne et commercial est très surprenant :
D’abord, avant d’entrer dans l’arbre blanc, nous « vendons notre mort » à quelqu’un qui se trouvait à la porte, pour le prix de 7925 francs, et nous « louons notre peur » à quelqu’un qui se trouvait aussi à la porte avec un intérêt de 3500 F par mois.26
La vie moderne postcoloniale fait ainsi irruption au milieu de la fable, augmentant encore l’étrangeté de l’univers décrit. Geral Moore, dans Seven African Writers (Oxford University Press) voit ce livre comme l’expression d’une transition : on part d’un monde idyllique d’abondance (celui dans lequel le vin de palme coule à flot), qui est le monde ancien, et tout à coup ce monde s’effondre (« the collapse of a world »). Sans aller jusque là, du moins pouvons-nous percevoir dans ces éléments étrangers les indices d’une confusion, d’une instabilité quand au présent de l’Afrique de l’Ouest.
Ainsi la question de l’identité est majeure dans L’ivrogne dans la Brousse : les marques de l’étrange signalent le caractère vacillant de cette dernière.
L’interprétation sociétale, culturaliste ne doit pourtant pas marquer les enjeux proprement littéraires de ce texte : il s’agit d’un conte, et si jusqu’ici on a surtout évoqué la part d’inconfort et d’alerte qu’apportent les éléments étrangers, l’étrange est aussi séducteur.
Le conte yorouba développe une réelle fascination pour l’étrange, le morbide. Le plaisir nait alors de la progression dans l’horrible, et l’épisode du Crâne, inspiré comme nous l’avons déjà évoqué de plusieurs contes d’Afrique de l’Ouest reprenant tous le même schéma, en est un bon exemple.
La jeune fille suit l’être étrange du marché, le « gentleman complet », jusque dans les bois. Là, il commence se défaire progressivement de tous ses membres, et l’on comprend l’ironie de l’adjectif « complet », qui s’avère en fait plus attributif que déterminatif. Chaque étape est marquée par un complément ou une proposition à valeur temporelle : « en arrivant à l’endroit […] », « quand ils arrivent », « plus loin, ils arrivent », « en arrivant », « et ils atteignent l’endroit ». A chaque fois le gentleman retire un de ses membres : le pied gauche, le pied droit, le ventre, les côtes, la poitrine, etc. La montée en tension s’interrompt parfois pour laisser place à une description morbide.
Ce gentleman (c’est-à-dire cet être terrifiant), maintenant il ne lui reste plus que la tête et les deux bras avec le cou. Il ne pouvait plus ramper comme avant, il pouvait seulement sauter comme un gros crapaud et cette demoiselle était maintenant à moitié évanouie à cause de cet être terrifiant qu’elle suivait.27
Chaque étape de ce lent démembrement est ainsi narrée avec délectation. Toutefois, contrairement au conte africain, A. Tutuola n’en donne pas une interprétation morale : le conte n’a pas de valeur épidictique. En effet, dans ces contes d’Afrique de l’Ouest, le jeune-fille suivait le Crâne par punition pour avoir refusé tous les autres prétendants. L’aventure avait valeur de punition et d’apprentissage, et se terminait par un retour au foyer familial, la fautive épousant son sauveur. Ici, certes la « demoiselle » épouse le narrateur, mais l’auteur s’abstient de tout jugement moral, il va même jusqu’à justifier l’attrait qu’a pu ressentir la jeune fille.
Je ne pouvais vraiment pas blâmer la demoiselle d’avoir suivi Crâne quand c’était un gentleman complet, parce que, si j’avais été une demoiselle, pas de doute, je l’aurais suivi n’importe où il aurait voulu aller, et même, en tant qu’homme, je l’enviais encore plus que ça parce qu’à supposer que ce gentleman se trouve sur un champ de bataille, sûrement l’ennemi ne le tuerait pas et ne le ferait pas prisonnier et, si les avions le voyaient dans une ville qui devait être bombardée, ils ne lâcheraient pas leurs bombes, s’il se trouvait là, et s’ils en lâchaient, la bombe elle-même n’exploserait pas avant que ce gentleman n’ait quitté la ville, à cause de sa beauté.28
Ainsi l’épisode vaut en lui-même, pour sa valeur narrative et pour la séduction qu’il exerce sur le lecteur, tout comme le crâne exerce une séduction sur la jeune fille. Le lecteur européen n’est pas étranger à cette séduction, et c’est sans doute ce qui peut expliquer le succès de ce roman en France (dans la traduction de Queneau), ainsi qu’en Angleterre – alors que la littérature ouest-africaine est très peu lue !
Ce succès est aussi à mettre au compte de la forte dimension poétique du texte : cette dernière nait de l’addition d’un travail sur le rythme, d’un certain pouvoir dévolu au mot, et du charme quasi magique qui est produit.
On a vu l’utilisation particulière des anaphores et des répétitions que pratique l’auteur, notamment le retour de la sempiternelle phrase de conclusion : « Voilà comment … ».
Voilà comment nous nous sommes débarrassés des grands êtres blancs.29
Voilà comment nous avons vécu dans la Ville-Rouge avec les Rouges et le Roi-Rouge, et comment nous avons vu leur fin dans leur nouvelle ville.30
Elles s’inscrivent dans une approche particulière du rythme : la syntaxe de L’ivrogne dans la Brousse peut en effet paraître répétitive, notamment lors de la première lecture. Pourtant, le lecteur est pris au jeu de ces retours rythmiques. Sans tomber dans le cliché de l’auteur-sorcier, force est tout de même de remarquer que le narrateur est un sorcier dont le grand pouvoir réside dans la nomination :
Après que j’ai mangé et bu du vin de palme tout mon soûl, l’homme le plus important de la ville qui m’avait invité me demande mon nom, c’était Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde. En m’entendant dire ça, c’est tout juste s’il ne s’évanouit pas de peur.31
On remarque l’utilisation massive des majuscules chez Tutuola, et le pouvoir qu’elles ont : elles placent le mot en mention, lui donnant une force particulière, un pouvoir –pouvoir véritablement magique à l’intérieur de la diégèse, et pouvoir de séduction sur le lecteur.
Lorsqu’il [le malafoutier, dans la ville des morts] arrive, je lui dis que nous nous en irions le lendemain matin, alors il me donne un ŒUF. Il me dit de le garder aussi précieusement que de l’or et que, si je retourne chez moi, je n’ai qu’à le garder dans une boîte, et cet œuf me servirait à obtenir tout ce que je désirais au monde ; si je désirais m’en servir, je n’avais qu’à le mettre dans un grand bol d’eau et je n’aurais qu’à prononcer le nom de la chose que je désirais.32
Un concept, élaboré par B. Ashcroft33, permettrait de relire la langue de Tutuola autrement que comme un anglais défaillant, et ainsi d’expliquer la dimension poétique du texte, contre ses détracteurs.
Ce linguiste définit l’ « interlangue » (interlanguage) comme le système linguistique que se constitue l’apprenant d’une seconde langue : il ne s’agit pas nécessairement d’erreurs linguistiques ou syntaxiques, quoique cela puisse se produire, mais de traits de langue inédits qui finissent par constituer un système de langue autonome et personnel du locuteur. Cette langue qui est celle de l’auteur du Palm-Wine Drinkard serait une sorte d’espace poétique élaboré entre ces deux espaces que sont le Yorouba et l’Anglais, une langue existant pour elle-même.
But when the day that they appointed for this special occasion was reached, these fellows came and when « Drum » started to beat himself, all the people who had been dead for hundred of years, rose up and came to witness « Drum » when beating ; and when « Song” began to sing all domestic animals with snakes, etc, came out to see “Song” personally, but when “Dance” (that lady) started to dance the whole bush creatures spirits, mountain creatures and also all the river creatures came to the town to see who was dancing. When these three fellows started at the same time, the whole people that rose up from the grave, animals, snakes, spirits and other nameless creatures, were dancing together with these three fellows and it was that day that I saw that snakes were dancing more than human-beings or other creatures.34
Ainsi, il serait vain de séparer la langue de l’imaginaire en œuvre dans L’ivrogne dans la Brousse. L’étrangeté qui caractérise l’œuvre allie les contraires : l’étranger et le familier, le passé et le présent, l’identité et le mystère, la peur et le risible, l’inconfort et la séduction.
On peut alors avancer l’idée d’un conte ouest-africain qui tenterait un travail de synthèse. Cet espace linguistique et poétique singulier, fait d’éléments culturels, langagiers et littéraires distincts, peut-on en voir la trace dans l’usage marqué des tirets ? Chaque nom composé semble un univers poétique autonome.
Le roi répète de nouveau pour nous le nom de leur ville : le Ville-Céleste-D’où-L’on-Ne-Revient-Pas. Il ajoute : une ville habitée seulement par des ennemis de Dieu, des êtres seulement et uniquement cruels, rapaces et sans pitié.35