Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau : un roman vertigineux

Anne-Sylvie Malbrancke

« Alors-isidore, tandis qu’au loin les rumeurs s’épuisaient, le Maître de la parole avait parlé parlé inoculant à l’auditoire une fièvre sans médecine. Il ne s’agissait pas de comprendre le dit, mais de s’ouvrir au dire, s’y laisser emporter, car Solibo devenait là un son de gorge plus en voltige qu’un solo de clarinette quand Stélio le musicien y engouffrait son souffle ».

Solibo Magnifique, le conteur, le maître de la parole, celui qui envoûtait son auditoire, meurt d’une « égorgette de la parole » au début du roman, d’un vertige physique qui lui coupe le souffle et la voix. Or le vertige est aussi un ressenti du lecteur, happé par le roman de Patrick Chamoiseau. Une personne prise de vertige croit que les objets environnants sont animés d’un mouvement circulaire ou d’oscillations, et elle-même peut être prise de troubles de l’équilibre, voire d’égarement ou d’ivresse. Il ne s’agit donc pas vraiment d’une notion d’analyse littéraire, mais l’on peut tenter d’analyser littérairement le vertige qui accompagne la lecture de Solibo Magnifique. L’idée d’oscillation nous lance d’emblée sur la piste d’un texte mouvant, ne fournissant pas de repères stables, créant un tournis chez celui qui s’y perd.

Roman de la voix, roman des voix, Solibo Magnifique est l’histoire d’un conteur que tout le monde raconte. Tout est voix, depuis la dédicace, qui désigne cet écrit comme une « parole », jusqu’à l’intrigue, qui entremêle les témoignages oraux de personnages ayant assisté à la mort d’un conteur ; or ces témoignages entremêlés multiplient les sources de la parole, au point de créer une certaine profondeur, et peut-être un vertige : qui parle ? À qui ? En quelle langue ? Toutes ces questions jalonnent un récit où le lecteur se perd, hésite, hypnotisé par des discours en perpétuel mouvement.

Patrick Chamoiseau cherche à créer une écriture nouvelle, en adéquation avec la culture créole. Pour cela, il lui faut chercher à adopter la posture du conteur originel, comme il l’explique dans Ecrire la parole de nuit :

« L’écrivain assis devant sa feuille perçoit à quel point, sur cette tracée opaque entre l’oral et l’écrit, il doit abandonner une bonne part de sa raison, non pour déraisonner mais pour se faire voyant, inventeur de langages, annonciateurs d’un autre monde ». 1

C’est dans cette idée de création d’un autre langage que peut intervenir la notion de vertige, non plus comme technique purement littéraire, mais comme « arme » politique et culturelle, comme moyen de rendre compte du péril subi par une civilisation et peut-être de lui redonner vie.

Il faut envisager d’appliquer l’idée de vertige aux notions d’énonciation et de narration : comment l’histoire est-elle racontée, par qui, pourquoi en résulte-t-il un vertige ? A la lecture nous sommes saisis d’un vertige double : non seulement la source de la parole est mouvante et instable, mais les formes du discours changent régulièrement. Il suffit d’ouvrir le livre pour s’en rendre compte : épigraphe, exergue, procès-verbal, tous ces « seuils » (Genette) donnent le ton du livre à venir – annonce de sa variabilité. Différentes voix prennent déjà en charge la conduite du récit, déroutant le lecteur avant même qu’il ne pénètre dans l’histoire. Que penser par exemple de cet étrange dialogue, mettant en scène des personnages que l’on ne retrouvera plus :

« L’ethnographe :
-      Mais, Papa, que faire dans une telle situation ?
-      D’abord en rire, dit le conteur.  »

Le  roman adopte une multiplicité de formes, mises en évidence notamment par les jeux de typographie. A la lecture le vertige se ressent tout d’abord sur le plan formel, puisque la parole, provenant de sources très différentes, est matérialisée de multiples façons.  

Ainsi le récit s’ouvre sur un procès-verbal, moment de « littérature » judiciaire, dont la narration, prise en charge par Evariste Pilon, donne pourtant une sensation d’anonymat, car la parole, formatée, formelle, n’est pas le reflet d’une individualité. L’entrée dans ce roman de la vie et de la mort se fait par l’intermédiaire d’une parole désincarnée, qui est là surtout pour décrire la dépouille inerte, un peu à la façon d’un médecin légiste. C’est peut-être la seule parole de tout le roman qui ne soit pas fondamentalement vivante.

Le corps du roman lui-même est formé d’un patchwork de discours, sur lesquels nous porterons une attention plus précise. Suit la séquence dite du « Solo de Sucette », sorte de chant, de succession d’onomatopées qui semblent retranscrire le son du tam-tam ; on a quitté l’univers de la narration, de l’histoire linéaire. Viennent enfin les « Dits du Magnifique », qui reconstituent la parole de Solibo par l’intermédiaire de nombreux témoignages: ainsi la parole est-elle donnée au disparu. Mais cette parole est médiatisée par le souvenir des autres et par la mise en forme imposée par l’écriture : ce passage-là est un vertige en lui-même. On le voit au jeu opéré par la typographie, dans l’alternance entre les lignes en italique ou en majuscules (paroles des spectateurs) et les récits de Solibo, cette alternance formant un véritable dialogue. Au cœur de ces séquences se glissent régulièrement de cours intermèdes, sortes de coupures dans le récit dans lesquelles le narrateur reproduit ses échanges avec Solibo – moyen de ressusciter le conteur et de rappeler son omniprésence dans la société créole :

 « (« Chamoiseau ? Parce que pour eux, tu étais descendant (donc oiseau de…) Cham de la Bible, celui qui avait la peau noire », me disait Solibo…) ».

L’intégralité du texte est constituée d’incessants changements de narrateurs et de modes de narration ; tous les personnages mis en scène parlent : dès que l’un d’entre eux est évoqué ou nommé, il prend la parole, d’une manière qui lui est propre et qui l’individualise, comme personnage et comme narrateur. D’emblée le lecteur est soumis à une parole mouvante, instable, dont la source mais aussi la matérialisation sur la page vont changer constamment.

Un narrateur principal, nommé Patrick Chamoiseau, « se disant marqueur de paroles », se charge d’organiser l’alternance des témoignages : c’est dans son récit que vont se succéder les voix, à des régimes narratifs différents. Mais ce narrateur n’est pas une régie stable : il va tantôt s’éloigner, tantôt disparaître de la diégèse, décrivant des scènes auxquelles le personnage Chamoiseau n’a pas pu assister (on pense à la scène de torture de Congo). La narration semble alors assumée par une instance supérieure et désincarnée, peut-être l’auteur lui-même.

Prenons l’exemple d’un passage vertigineux, où s’entremêlent des modes narratifs différents : le narrateur principal expose un témoignage, celui de Pierre Philomène Soleil.

« Face aux policiers un peu interloqués, Pipi répondait aux questions en une parole ininterrompue, aux résonances visiblement intérieures. Noon, Solibo n’avait pas d’ennemis […]. Puis, se penchant vers Pilon, il dit : Sans vouloir te conseiller (tu es une maître-pièce de la policerie, et je le sais), chercher qui a tué Solibo n’appelle aucune vérité. »

Le discours est d’abord rapporté au mode indirect, puis on note un passage à l’indirect libre (« Noon »), et enfin une insertion du discours direct libre.

De même se succèdent les narrateurs ou locuteurs au fil du roman, sans être toujours introduits par des marques typographiques ; on assiste par exemple au récit de Sidonise, au discours direct ; au milieu de sa parole s’insère une autre voix, délimitée par des parenthèses :

« Comment appelez-vous ça ? (On ne sait pas Sidonise, on ne sait   pas…) ».

On peut penser qu’il s’agit d’une réponse de l’auditoire, mais cela n’est pas précisé.  Puis c’est Sidonise qui insère une autre parole dans la sienne, en italique cette fois, sans solution de continuité :

« Des nègres à gueule douce commençaient à rôder : Bien le bonjour Man Sidonise, et la santé ?…, et snif-snif par-ci, et snif-snif par-là…, Alors Madââme Sidonise, ça fait tellement longtemps que je ne t’ai pas vue, tu vas bien ?… […] je les regardais de côté : Eh bien un tel, tu as rêvé de moi aujourd’hui, alors ? ! ».

Il y a perpétuelle cohabitation des voix, parfois non identifiées.

« Le « Syrien », un bâtard libanais du nom de Zozor Alcide-Victor, se montra plus à l’aise et tint à parler de Solibo d’une manière générale […] Il n’était pas du genre à se mêler des affaires des autres, mais quand on lui présentait un mal de vivre, même un rien de chagrin, il répondait présent. Son équilibre interne le plaçait d’emblée dans un ailleurs. Je m’intéresse aux arts martiaux depuis des lustres. Sans être ce que l’on pourrait appeler un maître, j’ai atteint dans ce domaine un certain niveau ».

Le  passage de la voix du narrateur à celle du Syrien est  assez subtil : soudain le « je » change de référent, mais il faut une phrase ou deux pour le comprendre, Chamoiseau s’exprimant aussi à la première personne.

Les formes narratives variées reproduisent l’éclatement de la provenance de la parole : la formule « qui parle à qui ? » résumant la notion d’énonciation, est trompeuse par sa simplicité, et ne rend pas compte du casse-tête énonciatif qu’est Solibo Magnifique.

En tissant un réseau complexe et hypnotique de voix, de discours, Chamoiseau reproduit l’atmosphère de la contée: différents personnages interviennent, l’auditoire est sollicité, l’important n’est pas de suivre l’histoire, mais de se laisser envoûter.

A proprement parler, le narrataire est le récepteur du récit, mais cette instance n’est pas fixe chez Chamoiseau. On peut distinguer deux niveaux de réception de la parole : les auditeurs martiniquais, personnages du récit, qui sont récepteurs de la parole de Solibo, puis de celle de chacun des personnages ; et par ailleurs le lecteur, narrataire extradiégétique et lui-même double puisque le récit peut être adressé plus spécifiquement au lectorat antillais ou métropolitain. Il y a donc plusieurs plans de narration, ce qui confère à l’œuvre un effet de profondeur.

La position du lecteur est profondément instable, dans la mesure où la destination de l’œuvre est problématique : on peut lire des passages où le texte est en créole, sans traduction (notamment quand Congo parle), juxtaposés à des morceaux où les langues se côtoient, l’une venant « traduire » l’autre. Le texte ne cesse d’hésiter entre plusieurs directions, sans prendre un seul parti.  

Cette instabilité peut se comprendre quand on sait que pour Chamoiseau tout n’est pas traduisible, la relation culturelle entre les peuples n’étant pas transparente2.

« Méhié é hanm, Ohibo tÿoutÿoute anba an hojèt pahol-là !… Ce qui, traduit, peut vouloir dire : Messieurs et dames, Solibo Magnifique est mort d’une égorgette de la parole… ».

« peut vouloir dire » : autrement dit, il est impossible d’assigner un sens unique à la parole quand on la détache de son contexte culturel. La traduction ne saurait être exacte.

En se plaçant du côté de la réception, on peut aussi comprendre le vertige en suivant Kundera, qui parle d’attirance vers un inconnu, d’hypnose : le vertige provient d’une « voix » qui nous attire irrésistiblement, mais nous fait perdre pied. L’hypnose est ici créée par l’énonciation, non seulement à partir d’une énonciation mouvante, et des points de vue changeants, mais aussi par les termes mêmes, par la création d’une langue nouvelle et fascinante.

Collage linguistique, créolisation de la langue, superposition des dialectes… Toutes ces techniques sont imbriquées les unes dans les autres, déroutant le lecteur (et le texte). Des néologismes en français (« vitesser », « criade ») côtoient des archaïsmes en créole (la langue de Congo, notamment, est ressentie comme archaïsante par les Antillais mêmes) et une abondance de termes vieillis ou locaux (« chabin », « cacarelle », « quimboiseur », « chadecs », « tambouyé ») ; certains mots acquièrent un sens nouveau, éclairés par des métaphores ou des comparaisons inattendues (« Quelle misère de les voir ainsi ! en déshérence comme des ignames plantées à la pleine lune, trop amères ou trop grasses » ; « elle semblait devenue pierre, falaise » p. 71).

La langue créole et la faconde des habitants sont ainsi retranscrites au plus vrai et au plus juste. Chamoiseau parle, à propos de Solibo, d’ « énergie verbale » : or cette énergie verbale habite tout le roman, créant une sorte d’abondance vertigineuse.

D’autant plus vertigineuse que la langue elle-même semble mouvante : l’enchâssement des voix que nous avons étudié se double d’une superposition des langues, qui se glosent mutuellement :

 « An pa tchoué pêson, je n’ai tué personne ».

Ici seule la virgule sert de barrière typographique entre les langues, dont le statut est incertain – qui traduit ? Pourquoi traduire cette fois-ci la langue de Congo et en garder toute l’opacité à d’autres moments ? C’est l’absence de toute règle fixe qui déroute le lecteur. La note au bas de la page 62 est à cet égard intéressante : une voix (celle du narrateur ? de l’auteur ?) glose le mot « charroi » de cette façon : « ou chawa, si tu veux ». Plusieurs choses ressortent de ce fragment : l’inscription du créole comme langue venue à la rescousse pour expliquer le français, le rendre plus clair (le texte viserait donc un lectorat créole, alors que d’autres notes ont un fonctionnement inverse, le créole venant gloser le français), ainsi que le tutoiement, peu usité d’habitude dans les notes de bas de page (plus distantes du lecteur). La note, archétype du fragment écrit, jusque dans le signifiant lui-même, est bel et bien oralisée : l’énonciation vient l’habiter, et dérouter le lecteur métropolitain, perdu devant le flou des frontières entre texte et note.

Finalement Chamoiseau parvient à recréer, dans l’écrit, le discours libre des conteurs, conteurs qui hypnotisent leur auditoire, par un discours qui est un torrent fascinant, emportant tout sur son passage ; d’ailleurs la métaphore de la parole comme eau appelle ce rapprochement :

« Ce que les suspects avaient dit de cet homme […] s’organisait dans sa mémoire, ainsi que l’inondation d’une nouvelle source irrésistiblement se régente en rivière ».

Chamoiseau dit s’être inspiré du style des conteurs pour :

« garder témoignage du rythme originel, des stratégies de  dissimulation du sens vrai, des tactiques pour opacifier l’expression ».3

Cette littérature proche de l’oral conserve ainsi l’hypnose exercée par les conteurs sur leur auditoire.

Chamoiseau nous donne à lire un texte singulier, dont la langue agit comme un autre catalyseur du vertige ressenti à la lecture. Il est indispensable de se demander quelle est la portée de ce vertige, quelle idéologie sous-jacente il reflète, quelle(s) position(s) vis-à-vis du monde il rend possible(s).

Le problème qui se pose au narrateur-écrivain Chamoiseau est d’écrire, selon ses propres mots, « une fresque en perdition », de graver des paroles soumises au « remous de l’abîme et du renouvellement ». Il déclare s’être fait « scribouille d’un impossible » et essaie d’ordonner « le feuillage verbal » du conteur. Le vertige est peut-être avant tout celui du marqueur de paroles, qui doit cueillir des « choses fuyantes, insaisissables ». Ce qui est illustré dans ce roman c’est le passage de la tradition vers une modernité imposée, notamment par le français (et l’écrit), qui s’oppose à la tradition représentée par une langue orale, construite par tous les apports extérieurs (français et espagnols notamment). L’emploi d’une énonciation fuyante permet de rendre compte d’un monde pétri d’oralité, mais d’un monde en changement, soumis à la force de la colonisation, force de l’écriture. Il s’agit de résoudre le paradoxe d’écrire l’oral. L’objet à raconter est lui-même fuyant : il faut décrire un état du monde qui est en train de disparaître, de s’éteindre devant l’autre – ce que symboliserait la mort du conteur. Le vertige de l’énonciation était nécessaire pour montrer cet état de passage, pour rendre la transition palpable, dans toute son instabilité et son incertitude.

Il est dit de Solibo qu’il

« avait vu mourir les contes, défaillir le créole, il avait vu notre parole perdre de cette vitesse que pas un de nos maîtres ne pouvait écouter ».

Peut-être ce roman est-il une entreprise de résurrection de ce patrimoine culturel. Le vertige de l’énonciation permettrait alors de rendre compte de l’ « oraliture », de la façon dont elle est ancrée dans une société, mais aussi lui (re)donner vie. Il s’agit pour Chamoiseau d’habiter la langue française de manière créole: en faisant varier la nature de l’énoncé, sa retranscription graphique, sa tonalité, l’auteur s’éloigne d’un français académique qui rendrait difficile l’accession à l’authenticité créole, à son patrimoine linguistique et culturel.

Or l’objet de ce récit n’est pas seulement de peindre la fresque d’un monde en changement, mais aussi de fixer une identité fuyante et de montrer que cette identité est fuyante. Solibo est un détail de cette mosaïque, mais un détail particulièrement emblématique puisque justement il incarne ce monde de conteurs qui est en train de disparaître. C’est pourquoi Solibo lui-même est une victime exemplaire du vertige de la parole : il est atteint d’un vertige physique, au sens propre du terme. Mais aussi d’un vertige au sens figuré : ce personnage cristallise les incertitudes liées à la narration.

« Ceux qui en parlaient le plus volontiers, ou le plus longtemps, n’en détenaient pas une vision globale. Solibo était semblable à un reflet de vitrine, une sculpture à facettes dont aucun angle n’autorisait une perspective d’ensemble ».  

C’est dire aussi qu’aucun point surplombant n’est capable, dans la vie comme dans la littérature, d’embrasser la totalité des faits, des êtres, et de les globaliser en une seule parole détentrice de vérité.

Pour décrire l’identité de ce personnage, il faut donc user d’une multiplicité de témoignages, chacun tentant de faire revivre Solibo par sa parole, et donc de décrire une facette de son être : ainsi, après un récit de Sidonise, survient un discours de Didon, et le narrateur de nous expliquer que

« Nous nous mîmes en attente d’une autre évocation d’un Solibo réconfortant, à la verticale, dans un de ses beaux jours. »

C’est d’ailleurs ce que va finalement découvrir Pilon :

« Après s’être demandé avec peu d’éléments : Qui a tué Solibo ?..., il se retrouvait disponible devant l’autre question : Qui, mais qui était ce Solibo, et pourquoi « Magnifique » ? ».

Le récit de l’enquête policière qui tisse la trame du roman n’est qu’une tentative pour décrire qui était le conteur. Mais la vérité n’appartient à aucun narrateur omniscient, elle se diffracte dans la multiplicité des paroles qui interviennent et se recoupent.

D’où ce vertige qui habite tout le livre : il est nécessaire pour que l’écrit soit au plus proche de ce qu’est l’expérience humaine, pour rendre compte de cette mosaïque, mais il est déroutant, il renforce l’éclatement de la vérité par un éclatement des points de vue. Une totalité nous est déroulée, celle d’une société éminemment vivante, où les conversations se bousculent et s’entrechoquent, au point que le lecteur, sollicité à chaque page, en quête de repères, est profondément dérouté.  

Dans cet ouvrage les vertiges se combinent : plusieurs narrateurs délivrent plusieurs témoignages en plusieurs langues. Cette variabilité multiple contribue à faire tanguer la lecture, à rendre l’histoire parfois insaisissable, à éloigner la vérité. La structure formelle suscite le vertige pour mieux souligner l’adéquation du roman avec une problématique culturelle au cœur de la créolité.

Chamoiseau écrit un livre inclassable, où les registres se mélangent, où l’oral et l’écrit se fondent, où il semble que les codes littéraires soient ébranlés. On passe d’une intrigue de roman policier à une succession de saynètes théâtrales puis à une sorte de chant ; la revendication littéraire et culturelle de Chamoiseau passe aussi par la subversion d’un genre imposé mais détourné – genre dont les assises sont ébranlées, genre pris de vertige.

Notes

1 Confiant, Chamoiseau,  Ecrire la parole de nuit, Paris : éd. Gallimard, 1995.
2 Voir à ce sujet : L’écrivain francophone à la croisée des langues, entretiens réalisés par Lise       Gauvin, Paris : Éd. Karthala, 2006.
3 in : Confiant, Chamoiseau,  Ecrire la parole de nuit, op.cit.