Mémoire et intertextualité dans Verre Cassé , d’Alain Mabanckou

Pierre-Yves Gallard

Ecrit en une seule phrase, presque dans un souffle, le roman se présente comme l’œuvre d’un ancien instituteur maintenant vieux et alcoolique, Verre Cassé. Son ami l’Escargot Entêté lui a confié la mission d’écrire la geste du Crédit a Voyagé, bar congolais dont il est le patron.

Le lecteur, pris dans un flot de parole étourdissant, est alors entraîné dans l’univers « très horrifique » des piliers de comptoir du quartier Trois-Cent. Leurs histoires, tragiques et burlesques, sont relatées dans une langue colorée, parfois grinçante, toujours ludique. Ironie désespérée, ou affirmation d’un espoir malgré la misère ? Difficile de trancher, car si le parcours biographique du héros est bien sombre, Verre Cassé est aussi le récit de son avènement comme écrivain. C’est en gardant ceci à l’esprit que nous nous intéresserons à l’abondance des références intertextuelles, qui caractérise l’écriture du roman au point de saturer certaines pages.

le patron du Crédit a voyagé n’aime pas les formules toutes faites du genre « en Afrique quand un vieillard meurt, c’est une bibliothèque qui brûle », et lorsqu’il entend ce cliché bien développé, il est plus que vexé et lance aussitôt « ça dépend de quel vieillard, arrêtez donc vos conneries, je n’ai confiance qu’en ce qui est écrit »

« les gens de ce pays n’avaient pas le sens de la conservation de la mémoire »1 : c’est sur ces mots que s’ouvre Verre Cassé, d’Alain Mabanckou. L’auteur de cette affirmation : l’Escargot Entêté, patron du bar Le Crédit a voyagé et commanditaire du manuscrit dont est tiré le roman. S’il confie à son ami Verre Cassé la rédaction de ce cahier, c’est ainsi pour garder une trace de la vie de son institution, lieu de rencontre d’une multitude de personnages hauts en couleurs. Et cette trace devra être écrite, parce que l’écrit « c’est ce qui reste », parce que « l’époque des histoires que racontait la grand-mère grabataire [est] finie ». A l’origine de l’écriture, donc, une profonde défiance envers la mémoire orale, et un refus catégorique du cliché d’une mémoire de « l’Afrique profonde, l’Afrique authentique, l’Afrique mystérieuse » (p. 72).

Et pourtant la mémoire nourrit la prose du narrateur. Son nom même lui vient d’un souvenir de l’auteur : avant de désigner le personnage éponyme du roman de Mabanckou, Verre Cassé est le titre d’une chanson de Lutumba Simaro, poète et chanteur Congolais, qui évoque une vie amoureuse brisée et célèbre le surgissement du souvenir réparateur. Le cahier que rédige Verre Cassé s’inscrit donc d’emblée dans un rapport de filiation avec les textes qui précèdent, et s’il est mémoire des vies vécues par les clients du Crédit a voyagé, il se fait aussi mémoire des livres lus, des films vus et des chansons entendues par l’auteur et ses personnages.

En même temps qu’il semble adhérer à cette idée d’une prééminence de l’écrit sur l’oral, l’écrivain Verre Cassé offre ainsi dans son cahier un exemple édifiant de la vitalité d’une mémoire orale tant personnelle que collective. Elle est en effet mémoire d’un ancien instituteur cultivé autant que mémoire de la rue, et se caractérise par un rapport dynamique d’appropriation des souvenirs, que ceux-ci soient d’ordre biographique ou littéraire, historique ou culturel.

Le lecteur l’apprend dès le second chapitre du roman : c’est autour d’une mémoire collective que se soude la communauté. C’est ainsi la formule historique « j’accuse », martelée avec conviction par le Ministre de l’Agriculture, qui résout « l’affaire Le Crédit a voyagé ». Le succès de cette trouvaille fut tel que « pour un oui ou pour un non, pour une petite dispute ou une injustice mineure, on disait " j’accuse " » (17). Le Président lui-même devient jaloux de cette formule et somme ses conseillers de lui en trouver une. Il répond finalement au ministre par un retentissant « je vous ai compris » et le dicton « le Ministre accuse, le Président comprend » se répand dans la rue, sans que jamais les noms d’Emile Zola ni de Charles de Gaulle n’aient été prononcés. Mais comme le dit un des conseillers présidentiels (p. 25) :

« les formules qui entrent dans l’Histoire […] traversent les légendes, les siècles et les millénaires, les gens oublient malheureusement qui en ont été les vrais auteurs et ne rendent plus à Césaire ce qui est à Césaire ».

Cependant, plutôt que de parler en termes de fidélité ou de trahison, il serait plus exact d’envisager le rapport à la mémoire culturelle en termes de vitalité. La mémoire vivante est en effet celle qui s’approprie les modèles et les formules qu’elle va puiser dans un fonds culturel mis à la disposition de tous.

L’exemple même de la mémoire que l’on pourrait qualifier de « morte », c’est le long défilé de citations auquel assiste le lecteur lors du « brainstorming » des conseillers présidentiels. Les citations latines « Delenda Carthago » et « Ecce homo » sont ainsi rejetées au motif que « les gens du Sud du pays vont croire que c’est une phrase en patois du Nord et les gens du Nord du pays vont croire que c’est une phrase en patois du Sud, faut éviter ces quiproquos » (p. 29). La citation n’est envisageable ici qu’en tant que référence culturelle, parole passée à la postérité, indépendamment de son sens.

A l’inverse, l’épisode qui relate l’arrestation du « type aux Pampers » offre un exemple de citation latine employée par des pompiers qui n’ont vraisemblablement pas conscience de citer du latin. Leur « la loi est dure, mais c’est la loi » (p. 54) passerait même inaperçu si l’homme aux couches Pampers ne s’écriait pas quelques lignes plus loin :

« je ne voyais pas où étais la loi pour qu’elle soit dure contre moi, donc j’ai dit que c’était en plus moi qui payais la maison, c’était moi qui avais acheté la télé, les assiettes Duralex, que c’était en plus moi qui payais la nourriture (…) ».

Gageons que la citation a rappelé ici un vague souvenir à l’auteur du récit, et que c’est elle qui provoque l’apparition inattendue des assiettes Duralex au sein de la liste qu’il dresse ensuite.

De manière générale, il semble que certains mots en appellent d’autres de manière quasi-systématique : le mot outrage ne va pas sans celui de défi (18), celui de crime sans celui de châtiment (56), le vieux con est nécessairement « des neiges d’antan » (135) et la belle « du Seigneur » (47).

Les personnages du roman multiplient ainsi les allusions, sans que celles-ci soit nécessairement repérées comme telles. C’est le plus souvent la formule qui est retenue, elle semble appartenir à un fonds commun ou chacun puise. On assiste ainsi à des associations savoureuses : parlant des filles du quartier chaud de la ville («le quartier Eroshima »), un personnage confie à Verre Cassé : « ce sont de vraies belles du Seigneur, elles savent manier la chose en soi, […] jamais un homme ne vivra de telles stupeur, de tels tremblements » (47). Plus loin, la Sagaie de Chaka Zulu côtoie l’épée de Damoclès, et le nom de Rachid Boudjedra celui de La Fontaine dans la sentence : « l’Escargot entêté avait plié mais n’avait pas rompu » (38).

A chaque fois, le détournement de la référence originelle est la marque de son appropriation par le locuteur. Ce dernier peut n’en retenir que la forme, comme nous venons de le voir, il peut aussi en adapter le sens ou les termes à la situation dans laquelle il l’emploie : l’Imprimeur tire comme leçon de « son aventure ambiguë » (89) qu’ « il ne faut pas badiner avec la femme blanche » (65), Verre Cassé dit sentir monter en lui « [sa] vipère au poing » (222) face au type aux Pampers (lequel se plaint : « est-ce que moi, Verre Cassé, j’ai déjà demandé à quelqu’un le mode d’emploi de sa vie, de me vendre sa vie aux enchères, hein » (42).

Qu’elle passe complètement inaperçue ou qu’elle soit modifiée afin de mieux s’insérer dans le propos du locuteur, la citation semble donc bien souvent se détacher de la situation culturelle à laquelle elle fait référence au point que celle-ci est oubliée. La plupart du temps, la citation offre aux personnages qui y ont recourt une formule marquante pour exprimer leurs idées, voire un support pour leur pensée : elle devient alors le mode sur lequel s’organisent leurs idées. Ces personnages du quotidien en viennent à penser leur vie de tous les jours dans les termes de la littérature, de la musique, du cinéma ou de la philosophie.

Le cas des insultes dans le roman offre un exemple intéressant de ce rapport du quotidien à la culture. Quelle insulte plus grande en effet que l’accusation de « faire l’exploitation de l’homme par l’homme » (168), voire « de la femme par la femme, de la femme par l’homme, de l’homme par la femme, parfois même […] de l’homme par l’animal » (96) ? Peut-être celle d’être capable de « réveiller des âmes mortes » (118), ou de les vendre (162), à moins que ce ne soit celle de « paysan parvenu », de « bateau ivre », d’ « homme approximatif » ou de « bout de bois de Dieu » (37)…

Les personnages perçoivent ainsi leur vie comme des réécritures d’œuvres antérieures. Le meilleur exemple de cela est sans doute celui de la mère de Verre Cassé, dont le suicide est ainsi relaté : « elle avait rejoué au détail près une scène biblique, elle avait marché sur les eaux grises de la Tchinouka » avant de se noyer « dans le courant de cette onde impure » (185).

Comment parler dans ces conditions d’une quelconque perte du « sens de la conservation de la mémoire » ?

Ce que met à jour le cahier du narrateur, c’est au contraire un véritable « puzzle mémoriel »2 qui allie mémoire orale et écrite et porte la trace des cultures qui se sont entremêlées. A l’image du Crédit a voyagé, ce bar à la clientèle hétéroclite, Verre Cassé devient donc le creuset où se forge une identité culturelle faite d’histoires individuelles et collectives aussi riches que variées.

S’il accepte le marché de l’Escargot Entêté, Verre Cassé reste donc libre de donner à son œuvre l’orientation qu’il souhaite, quitte à contredire son ami. Il remplit le cahier qui lui a été donné, mais n’a nullement l’intention de conforter l’idée qui a poussé le patron du Crédit a voyagé à lui confier sa mission : « je ne suis pas son nègre, j’écris aussi pour moi-même, c’est pour cette raison que je n’aimerais pas être à sa place au moment où il parcourra ces pages » (12)… nous étions prévenus.

A la mémoire collective ainsi mise en scène vient donc s’ajouter la mémoire personnelle de l’écrivain ; et celle-ci est impressionnante : ancien instituteur, Verre Cassé possède une culture immense, caractérisée avant tout par le cosmopolitisme. Le catalogue de ses lectures nous entraîne ainsi aux quatre coins du monde, des classiques français du Lagarde et Michard aux œuvres d’écrivains francophones contemporains, en passant par la littérature américaine, asiatique et orientale d’hier et d’aujourd’hui. Parmi ses auteurs de prédilection : Brassens, La Fontaine, Césaire et ses nombreux successeurs.

Quelque soit le titre auquel il est fait allusion, le narrateur semble entretenir avec lui un rapport très personnel, au point que Verre Cassé parle de lui-même alternativement comme d’un « homme au désir d’amour lointain » (193) et de « l’homme au bâton » (157) ; sa vie est une « chronique de la dérive douce » (172) qui le mène à une « mort à Crédit » (157).

Son recours à la citation se fait donc selon une perspective complètement différente de celle des conseillers présidentiels, il revendique même une opposition totale à ces « écrivains qui portent des cravates, des vestes, des écharpes rouge électrique, parfois des lunettes rondes, qui fument aussi des cigares pour faire bien, bon chic bon genre » (197). Pour ces derniers en effet, la citation est recherchée comme marque d’une érudition que le roman s’attache à tourner en dérision. Conséquence de cette écriture qui cherche à briller : « il n’y a même pas de vie derrière les mots qu’ils écrivent » (196). Ces écrivains au « nombril gros comme une orange mécanique » (197) font figure de repoussoir absolu pour Verre Cassé, qui se livre à une sorte de pacte d’écriture :

« c’est à ce prix que j’écrirais des choses qui ressembleraient à la vie, mais je les dirais avec des mots à moi, des mots tordus, des mots sans queue ni tête, j’écrirais comme les mots me viendrais » (198).

Si la citation apparaît sous la plume du narrateur, elle ne constitue donc ni l’objet qu’il recherche ni l’aboutissement de son texte : ce n’est pas une fin en soi, mais plutôt le résultat d’une écriture spontanée, nourrie par une culture vivante et un rapport intime aux œuvres. Les détournements et jeux intertextuels auxquels se livre Verre Cassé sont les signes de cette relation personnelle à la culture collective et individuelle.

Or, au fur et à mesure que le roman s’oriente vers l’autobiographie, les citations se multiplient. Le héros écrit ainsi (pp. 240-241) :

« si j’avais du talent comme il faut, j’aurais écrit un livre intitulé Le Livre de ma mère, je sais que quelqu’un l’a déjà fait, mais abondance de biens ne nuit pas, ce serait à la fois le roman inachevé, le livre du bonheur, le livre d’un seul homme, du premier homme, le livre des merveilles ».

Alors qu’elles se faisaient plutôt discrètes au début du roman, citations et réécritures deviennent ainsi de plus en plus difficiles à ignorer, leur accumulation provoque un effet de liste déroutant :

« je lui ai dit que je laissais l’écriture à ceux qui chantent la joie de vivre, à ceux qui luttent, à ceux qui rêvent sans cesse à l’extension du domaine de la lutte, […] à ceux qui chantent le pays sans ombre, à ceux qui vivent en transit dans un coin de la terre, à ceux qui regardent le monde à travers une lucarne, à ceux qui, comme mon défunt père, écoutent du jazz en buvant du vin de palme, à ceux qui savent décrire un été africain, à ceux qui relatent des noces barbares, à ceux qui méditent loin là-bas, au sommet du magique rocher de Tanios, je lui ai dit que je laissais l’écriture à ceux qui rappellent que trop de soleil tue l’amour, à ceux qui prophétisent le sanglot de l’homme blanc, l’Afrique fantôme, l’innocence de l’enfant noir, je lui ai dit que je laissais l’écriture à ceux qui peuvent bâtir une ville avec des chiens, à ceux qui édifient un maison verte comme celle de l’Imprimeur ou une maison au bord des larmes » (199-200).

Un titre semble ici en appeler un autre, sans que le narrateur ne parvienne à s’arrêter. Le texte mettrait-il à jour un procédé d’écriture ? Cette accumulation de titres sous la plume de Verre Cassé n’est pas sans rappeler l’accumulation de clichés dans la bouche de certains personnages, tel le père de Céline (p. 72). Manie de l’écrivain ? Tic de langage et concession à la facilité de la part des personnages ?

Il semble en fait que cette accumulation relève bien plus d’un double mouvement d’affranchissement.

Affranchissement vis-à-vis des « intégristes » tout d’abord, vis-à-vis de ces intellectuels qui « ne veulent pas qu’un nègre parle des bouleaux, de la pierre, de la poussière, de l’hiver, de la rose ou simplement de la beauté pour la beauté » (200), ceux qui « philosophent sans vivre » (189). A l’image du voisin de Verre Cassé - « ce type [qui] se la jouait philosophe des Lumières » -, ils cherchent à imposer des contenus de culture présentés comme supérieurs aux autres, ils veulent dicter des règles à la création artistique et littéraire, qu’ils n’hésitent pas à censurer au besoin.

Ces listes d’œuvres lues que dresse le héros apparaissent dès lors comme autant de barrages dressés contre une vision terroriste de la culture. « chacun cultive son jardin comme il peut » (189), revendique Verre Cassé :

« moi je suis fier de mon itinéraire, je ne le dois à personne, je me suis fait moi-même, je ne sais même pas nouer une cravate, pourtant j’ai lu ce que je pouvais trouver ici ou là, et puis j’ai compris que personne sur cette terre ne pourra tout lire » (189).

Loin d’être des collections de clichés, les accumulations de citations qui parsèment le texte semblent donc combattre les idées préconçues sur l’art, sur l’autre ou sur la vie en général. Le jeu des réécritures et du dialogisme s’accompagne en effet du refus des stéréotypes par la multiplication des positions contradictoires et la subversion des formules figées. Il participe ainsi à un mouvement d’émancipation, il garantit la liberté des personnages et l’autonomie réflexive de l’écrivain.

Cette émancipation se double d’ailleurs d’un affranchissement vis-à-vis des « géants de ce monde » (197), vis-à-vis de ces modèles auxquels Verre Cassé fait sans cesse référence. Car le héros ne se reconnaît pas comme écrivain :

« j’ai dit à l’Escargot entêté en guise de conclusion que malheureusement j’étais pas écrivain » (199).

C’est donc uniquement par son savoir qu’il peut justifier la rédaction du cahier, c’est par lui qu’il peut exister comme écrivain. Sa posture est celle d’une humilité totale par rapport à « ce que les géants de ce monde ont couché sur le papier » (197), et s’il accepte in fine d’écrire sur lui-même et de considérer son rapport à l’écriture, c’est uniquement par détour, à travers les vies, les mots et les œuvres des autres. De ce mouvement peut alors naître un style personnel vivant, qui n’est ni « répétition inutile [ni] remplissage » (92).

« tu es un écrivain, je le sais, je le sens, tu bois pour cela, tu n’es pas de notre monde, y a des jours où j’ai l’impression que tu dialogues avec des gars comme Proust ou Hemingway, des gars comme Labou Tansi ou Mongo Beti », lance l’Escargot Entêté à son ami (p. 195).

Ce dialogue, rapport interactif à ses prédécesseurs, est ce qui fait de Verre Cassé un véritable écrivain, et non un de ces « pauvres épigones désemparés », « poètes sans talent [qui] s’ingénient à recopier les vers [des autres] » (181). Le jeu libre qu’instaure l’ancien instituteur avec ses sources est en cela comparable au traitement qu’il fait subir à la langue française. Il enseignait ainsi à ses élèves :

« lorsqu’ils auraient compris et retenu toutes les exceptions de cette langue aux humeurs météorologiques les règles viendraient d’elles-mêmes, les règles couleraient de source et ils pourraient même se moquer de ses règles, de la structure de la phrase une fois qu’ils auraient grandi et saisi que la langue française n’est pas un long fleuve tranquille, que c’est plutôt un fleuve à détourner » (187).

Le rapport que défend Verre Cassé vis-à-vis de son héritage linguistique, culturel et historique est donc celui d’une libre appropriation. C’est en celle-ci que réside la richesse d’une identité culturelle plurielle pour la communauté, c’est elle qui garantit l’indépendance de l’écrivain que devient progressivement le héros, sans s’en rendre compte.

Le modèle de ce rapport à la mémoire est sans doute Joseph, le peintre et SDF parisien : « le nègre en question est une véritable bibliothèque ambulante, écrit Verre Cassé à son propos, […] il parle comme un livre » (143). Le motif de la bibliothèque vivante se trouve ainsi revalorisé, mémoire orale et mémoire écrite sont réconciliées à travers ce personnage.

Verre Cassé peut ainsi porter la revendication d’une culture personnelle et commune vivante, c'est-à-dire en mouvement, nourrie de multiples traditions et cultures, puisant sa vitalité dans sa diversité. Seule une telle dynamique permet de recoller le verre cassé : elle seule peut rendre sa dignité à l’ancien instituteur, elle seule peut décrire une réalité africaine qui ne soit ni dogmatique ni amas de clichés. Elle s’attache en effet à mettre à jour, à travers la vie des clients de ce bar congolais qu’est Le Crédit a voyagé, une identité culturelle riche et cosmopolite.

Si Verre Cassé peut être envisagé comme roman de la mémoire, c’est donc parce que remettant des textes antérieurs dans un circuit de sens3, il réactive la mémoire collective et en dévoile toute la richesse.

La perspective selon laquelle nous avons engagé notre étude nous a conduit à envisager la question de l’intertextualité et de la mémoire comme l’expression d’une vision de la littérature, de la culture et des échanges interculturels. En suivant le parcours de Verre Cassé, écrivain en gestation, nous avons laissé partiellement de côté la dimension politique, polémique, et surtout métacritique du recours à la référence intertextuelle. Or les échanges que manifeste un tel rapport à l’écriture et à la mémoire, qu’ils s’accomplissent au sein d’une culture ou entre les cultures, ne se font pas sans violence. Ces problématiques sont effectivement au cœur du roman de Mabanckou ; elle mériteraient un développement plus long, qui s’inscrirait d’avantage dans la perspective de l’auteur que de son personnage-narrateur, et réorienterait probablement une partie des conclusions que nous avons tirées de notre parcours de l’oeuvre.

Notes

1 Alain Mabanckou, Verre Cassé, Paris, Seuil, 2005, p. 11.  L’ensemble de l’article s’appuie sur cette édition. On indiquera désormais uniquement le numéro de page des citations.
2Abel Kouvouama, « Verre Cassé ou les figures de la transgression : de l’inspiration musicale à la production littéraire », Etudes de Lettres n° 279, 2008, pp. 119-132.
3Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982.