La question du modèle français chez les romancières franco-vietnamiennes contemporaines

Valérian Bayo-Rahona

Depuis la fin des années 80, une nouvelle génération d'auteurs franco-vietnamiennes publie régulièrement des romans inspirés de leur pays natal. Minh Tran Huy, Anna Moï ou Kim Lefèvre sont autant de romancières qui se sont imposées dans les librairies et qui incarnent le renouveau de ce que l'on a parfois tendance à appeler la « littérature francophone vietnamienne ». Pourtant, aucune de ces romancières ne vit au Vietnam à l'année et, si certaines y ont passé une  partie de leur enfance, d'autres, à l'instar de Minh Tran Huy, sont nées en France. D'où la nécessité de remettre en question cette classification hâtive et de s'interroger sur le statut de celles qui sont soit des Vietnamiennes déracinées, soit des filles de Vietnamiens expatriés en France, et dont le point commun est d'avoir écrit au moins une fois sur leur pays d'origine.

Ces écrits, rédigés à la suite d'un voyage de retour ou fruits de l'affleurement de souvenirs, constituent l'aboutissement d'une quête rétrospective tournée vers l'enfance et les racines : « Ma personnalité est constituée de deux couches successives : vietnamienne pendant mon enfance, française par la suite. Parfois elles s'entremêlent mais la plupart du temps elles sont strictement cloisonnées, occultant la partie vietnamienne que je porte en moi »1 écrivait Kim Lefèvre en 1995. Écrire sur le Vietnam pour ces romancières, c'est donc livrer le récit intime de retrouvailles impromptues ou préparées avec des origines enfouies, presque oubliées. Mais comment ce Vietnam intime et personnel peut-il être ranimé quand les mots-vecteurs de cette quête sont issus de la langue et du modèle culturel qui a précisément contribué à l'enfouir ? Quel modèle d'écriture est au fondement de ces œuvres tournées vers le pays d'origine, mais exprimées dans la langue du pays d'adoption? Dans quelle mesure une telle entreprise nécessite-t-elle de se « défranciser » pour retrouver des sensations, des réflexes d'expression intériorisés ?

Il s'agira d'étudier comment le modèle littéraire et culturel français, qui conditionne l'écriture des romancières franco-vietnamiennes, est subverti lorsqu'elles écrivent sur le Vietnam, pour donner naissance à une littérature française vietnamisée, habile à donner l'illusion d'une littérature vietnamienne d'expression française.

Nous fonderons cette étude sur un corpus de cinq œuvres emblématiques du courant franco-vietnamien actuel : Riz Noir et L’Echo des Rizières d'Anna Moï, La Princesse et le Pêcheur de Minh Tran Huy, Lettre Morte de Linda Lê et Retour à la Saison des Pluies de Kim Lefèvre.
Un corpus secondaire sera quant à lui constitué par les Enquêtes du mandarin Tân des sœurs Tran-Nhut, Espéranto, desespéranto, le traité d'Anna Moï sur la francophonie et Calomnies de Linda Lê.

La littérature française est un référent naturel de ces auteurs qui en ont acquis une connaissance approfondie, que ce soit par des lectures personnelles ou dans le cadre d'études littéraires. Les sœurs Tran-Nhut, arrivées en France à l'âge de 5 et 6 ans, et Minh Tran Huy, née à Paris, ont été imprégnées de cette littérature dès leur plus jeune âge ; de même, Anna Moï, qui fréquentait l'école française de Cholon, et Kim Lefèvre, considérée comme une « métisse blanche »1 au Vietnam car fille d'un français et d'une tonkinoise, ont pu être introduites à la langue et la culture des « indigènes français »2 avant même de vivre parmi eux. Seule Linda Lê découvre véritablement la littérature française après avoir quitté le Vietnam : à son arrivée au Havre, elle se passionne pour Balzac et Hugo et, comme Minh Tran Huy, fréquente les classes d'hypokhâgne et de khâgne du Lycée Henri IV.

L'abondance des références à la littérature française dans ces œuvres est frappante, de l'énumération exhaustive des lectures de la narratrice de La Princesse et le Pêcheur (« Aragon, Eluard, Flaubert, Giono, Hugo, Kessel, London, Maupassant, Mishima, Nabokov, Racine, Sagan, Stendhal, Tchekhov, Zola, Zweig » p. 28, « Guillaume Apollinaire, Boris Vian, Edgar Poe, Dino Buzzati... », p.35) aux références d'Anna Moï, qui cite Racine et Saint John Perse dans Espéranto, desespéranto. Dans Retour à la Saison des Pluies, la narratrice compare l'éloquence de son ancienne camarade Rossignol des Neiges à celle de Bossuet et évoque avec amusement l'époque où,  transportée par la lecture de Thérèse d'Avilla, elle souhaitait devenir religieuse. Celle de La Princesse et le Pêcheur se remémore des vers d'Apollinaire à la vue des plantes du square où elle retrouve Nam : « A quelques mètres de nous, un blanc tapis d'anémones m'a évoqué des vers d'Apollinaire découverts quelques heures plus tôt en parcourant Alcools, un des livres que j'avais emporté pour le voyage. "L'anémone et l'ancolie / Ont poussé dans le jardin / Où dort la mélancolie / Entre l'amour et le dédain..." » (p.95). La lecture devient dès lors le refuge des deux jeunes gens, qui continuent de parcourir le recueil d'Apollinaire et prennent l'habitude de se retrouver au square pour partager des expériences littéraires. La chambre de la narratrice est elle-même, comme nous l'apprenons plus loin dans le roman, parsemée de livres de toute sorte : « Astérix et Lucky Luke voisinaient avec Dostoïevski, la Recherche reposait sur une pile de Tintin, la Pitié dangereuse émergeait au-dessus du Père Goriot et des Mains sales cependant que deux Hemingway écrasaient symboliquement un Fitzgerald. » Ces allusions à des œuvres pour la plupart françaises permettent à Minh Tran Huy, Kim Lefèvre et Anna Moï de s'inscrire dans une tradition littéraire et de s'affranchir du statut d'auteurs vietnamiennes qui leur est parfois conféré. Cependant, si le modèle français est prépondérant, il n'est pas l'unique référent de ces auteurs : Anna Moï cite volontiers Emily Dickinson dans son traité (p.23) et fait référence à Guerre et Paix ainsi qu'au conte allemand Rapunzel dans Riz Noir. Le premier tome du triptyque que Linda Lê consacre au Vietnam est par ailleurs intitulé Les Trois Parques, en référence aux figures mythologiques de la Grèce antique. Si la littérature française, en tant que littérature d'adoption de ces écrivaines, reste leur modèle littéraire plus accessible, il ne constitue donc en aucun cas un référent unique. Se fait entendre ici le désir de s'émanciper d'une quelconque appartenance nationale et de se constituer en tant qu'auteur universel, issu de la France mais tourné vers le monde.

 Les références à la France et à l'Occident ne se limitent pas à la littérature. D'autres domaines artistiques sont convoqués, comme la musique : la narratrice de La Princesse et le Pêcheur joue une mazurka de Chopin au piano avant d'entamer avec réticence le morceau de référence de la musique classique occidentale qu'est la Lettre à Élise de Beethoven. De même, Piaf et Aïda sont des références des personnages de Riz Noir. Plus généralement, la France est un référent culturel omniprésent à partir duquel les romancières considèrent le Vietnam : le Vietnam représenté dans Riz Noir est un Vietnam francisé : l'école Marie Curie, le Café du Souvenir, l'école française de Cholon sont autant de lieux familiers des deux sœurs. Dans l'Écho des rizière, le Gers et Saigon sont constamment mis en parallèle, tout comme Paris et Saigon dans La Princesse et le Pêcheur ainsi que la grande épicerie exotique de Paris et le Vietnam dans Retour à la Saison des Pluies . Les récits de retour au pays mettent en évidence les conséquences du déracinement : la narratrice de La Princesse et le Pêcheur constate que ses parents visitent le Vietnam « comme des touristes », et celle de Retour à la Saison des Pluies peine à retrouver la maîtrise de sa langue natale (« J'ai du mal à retrouver les mots les plus simples, mon discours est truffé d'expressions françaises et bien souvent je m'arrête au milieu d'une phrase, faute de vocabulaire. », p.57). Ces personnages sont donc avant tout des françaises, qui ont coupé le lien avec leur pays natal et qui le considèrent logiquement d'un point de vue étranger.

 La France se constitue donc bien comme le référent essentiel des auteurs franco-vietnamiennes, tant sur un plan linguistique que littéraire, artistique et culturel. Dans quelle mesure cet univers, qu'elles sont naturellement amenées à prendre comme modèle, représente-t-il le terreau sur lequel se  déploie l'écriture et la création romanesque ? Quelles traces du modèle occidental et particulièrement du modèle français retrouve-t-on dans les textes ?

Il est possible de tisser des liens thématiques et stylistiques entre les écrits des romancières franco-vietnamiennes et ceux de grands noms de la littérature française et européenne, qui accréditent l’idée d’une influence de la part d’auteurs-modèles. Même si ces rapprochements demeurent spéculatifs et qu'il est impossible de donner preuve qu'un auteur en a effectivement inspiré un autre, il est intéressant de voir comment cette littérature franco-vietnamienne s'est édifiée autour de quelques principes fondateurs de la littérature française classique.

Philippe Dufay du Figaro Magazine écrivait dans sa critique du Retour à la Saison des Pluies : « Proust au pays des nems. Une remontée dans le temps menée à pas lents sur les œufs fragiles du cœur de la mémoire »1. A la recherche du temps perdu est en effet un hypotexte évident de l’œuvre qui, également hantée par l'ombre de Duras, revient sur le retour au pays de l’auteur après trente années d'absence. Des madeleines parsemées dans toute la première moitié du texte renvoient la narratrice à son enfance au Vietnam jusqu’à la réception d’une lettre de sa mère, qui est l’élément déclencheur de son retour. Dès les premières pages, en observant des clientes qui arrachent les feuilles abimées de légumes qu’elles sont sur le point d’acheter, la narratrice se retrouve plongée dans l’environnement de son enfance : « Je les regarde et je rêve. Je suis comme une enfant à la fête. Je dévore tout des yeux, je respire l’arôme des épices, renifle les senteurs mêlées tandis que des images anciennes défilent dans ma mémoire : un bol de bouillon sur un plateau de laque, un poisson qui se débat dans la vase, un champ de liserons d’eau infestées de sangsues, une petite fille qui pleure de frayeur sur la berge.» (pp.41/42). Jean-Pierre Richard parle d’une remontée du souvenir presque « sensuelle » chez Proust, d'une synesthésie des sens que l’on retrouve également chez Lefèvre : dans cet exemple, la vue laisse place à l’odorat puis au goût (le « bouillon » et le « poisson »), au toucher (la « sangsue ») et à l’ouïe (les pleurs). La portée euristique du souvenir, que Deleuze a mis en évidence chez Proust2, est par ailleurs évidente chez Kim Lefèvre. L’affleurement des souvenirs vaut surtout parce qu’il permet à la narratrice de jeter un regard lucide sur elle-même, et lui révèle son désir enfoui de retourner au Vietnam. La sonate de Vinteuil résonne à cet égard en contrepoint de la rencontre impromptue de la narratrice avec Bach Tha, une ancienne élève : « Je reconnus dans le caractère fortuit et inattendu de cette rencontre une sensation familière, éprouvée jadis quand je vivais encore au Vietnam, lorsque la plupart des évènements heureux qui m'arrivaient semblaient tomber du ciel. (…) Et parce que ce hasard me reportait au climat d’autrefois, j’eus l’impression de me retrouver à nouveau au Vietnam, ou plutôt que le Vietnam recommençait à faire irruption dans ma vie, ce qui revenait au même ».  Le surgissement d’une impression d’enfance fait ici comprendre à la narratrice, d’une manière presque prophétique, qu’elle retournera au Vietnam : la remontée du souvenir permet de prendre conscience d’une vérité enfouie et, en cela, acquiert une portée euristique, comme chez Proust.

Les sœurs Tran-Nhut, en imaginant les tribulations du Mandarin Tân dans leur collection de romans policiers, trouvent quant à elles une inspiration certaine dans les romans d’enquêtes popularisés au XIXème siècle par Arthur Conan Doyle et la série des Sherlock Holmes, puis par Agatha Christie.

Le principe est schématiquement le même : un enquêteur, le Mandarin Tân, personnage emblématique et récurrent au même titre qu’Hercule Poirot chez Christie, doit élucider un crime ou une énigme. Il déambule pour ce faire entre différents « suspects » archétypaux, collecte des indices à l’aide « d’adjuvants » (Le lettré Dinh et le docteur Porc, à qui il cède son rôle d’enquêteur dans Les travers du Docteur Porc) jusqu’à ce qu’un retournement de situation s’opère et permette de clore l’enquête sur une explication inattendue.

La Princesse et le Pêcheur est encore plus riche en hypotextes : outre les nombreuses références à des écrivains français, il est intéressant de constater que la narratrice tend à s’identifier à des personnages de la fiction européenne : « Je m’imaginais en Cendrillon ou en Peau d’Ane » (p.13), « Je m’imaginais en grande amoureuse, Juliette, Mme de Tourvel, ou encore Anna, l’héroïne du Marin de Gibraltar » (p.27). Certains passages du roman font par ailleurs écho à des œuvres emblématiques de la littérature française. Ainsi, la narratrice se remémore sa rencontre avec Nam en se promenant près de la Seine, fleuve sur lequel Fréderic rencontre Mme Arnoux dans l’Education sentimentale de Flaubert. S’ensuit un télescopage des deux rencontres avec une phrase (« Nam m’a plu d’emblée : il avait l’œil vif, la rapidité d’un félin, une souplesse dans l’attitude comme dans la voix à laquelle il était impossible de rester indifférente. », p.31) qui est presque un calque de la célèbre formule de Flaubert : « Ce fut comme une apparition : Elle était assise au milieu d’un banc toute seule, ou du moins il ne distingua personne dans l’éblouissement que lui envoyèrent ses yeux. » Les deux phrases suivent en effet une progression à thème dérivé annoncé par l’hyperthème du coup de foudre, sont toutes deux introduites par un premier syntagme démonstratif, suivi de deux groupes de cinq et huit syllabes et s’achevant en cadence majeure. D’un point de vue thématique, la beauté animale de Nam répond à la beauté astrale de Mme Arnoux, et l’une comme l’autre sont envisagées comme surnaturelles et irrésistibles. La célébrité de la phrase de Flaubert et le fait qu’il soit l’une des références principales de la narratrice (il est cité en troisième position dans l’énumération de ses auteurs de prédilection, après Aragon et Eluard) permettent de supposer que le coup de foudre de la narratrice pour Nam constitue une réponse à celui de Frédéric pour Mme Arnoux.
La mise en abyme du conte écrit par Nam et sa sœur alors qu’ils étaient enfants rappelle par ailleurs un autre texte de référence : La Modification de Butor. A la fin de l’œuvre de Butor, le narrateur trouve sur la banquette du train le livre que le lecteur vient de lire. Dans La Princesse et le Pêcheur, c'est Nam qui laisse à la narratrice un carnet renfermant le conte qui était raconté par bribes, en exergue de chaque chapitre depuis le début de l’œuvre. Le lecteur se retrouve de fait dans la même situation que Nam, qui, au fil de l’avancement de sa relation avec la narratrice, constate d’inquiétantes similitudes avec le conte, similitudes qui le pousseront à abandonner la jeune fille. Dans les deux cas, l’œuvre lue par le lecteur devient un objet entre les mains du personnage et l’on assiste à un brouillage entre la fiction et la réalité. Le lecteur lui-même se trouve quasi-assimilé à un personnage de la fiction : c'est l'effet d'identification produit par l’usage de la narration à la seconde personne chez Butor et par le mimétisme avec lequel le lecteur découvre, parallèlement à Nam, que le conte et la réalité semblent ne faire qu’un. Les carnets de Nam et de la narratrice ont d'ailleurs acquis une existence physique puisque le Lac né en nuit, recueil de légendes vietnamiennes publié quelques années plus tard, pourrait bien, comme l'indique la quatrième de couverture, « être le cahier que s'échangent Lan et Nam dans La Princesse et le Pêcheur. »1

Lettre morte  de Linda Lê est une sombre logorrhée où l’auteur exprime son sentiment de culpabilité à la suite de la mort de son père. Construit sur un paragraphe unique d’une centaine de page, le texte exprime la succession d’émotions et de réflexions qui envahissent l’esprit de la narratrice dans une perspective héritière du Stream of consciousness. Des souvenirs d’une enfance passée au Vietnam avec son père à son amour destructeur pour celui qu’elle rebaptise « Morgue », en passant par l’évocation de l’oncle fou et sa propre tentative de suicide, la narratrice retranscrit le fil de sa pensée tel qu’il lui vient, dans une redondance obsessionnelle qui évoque certainement Virginia Woolf. Par ailleurs, à la manière de Rimbaud dans Voyelles, poème dans lequel chaque voyelle renvoie à une couleur et à des images  (« A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles / Je dirai quelque jour vos naissances latentes / A, noir corset velu des mouches éclatantes / Qui bombinent autour des puanteurs cruelles… »), Linda Lê entreprend de se constituer un alphabet qui associerait à chaque lettre des impressions visuelles, sonores et olfactives : « Chacune des lettres disait une douleur. Le L ruisselait de pleurs, le O étouffait un cri, le C répandait une clarté de lune morbide, le S rappelait la forme du pays de mon enfance, le I tremblant était à l’image de mon père, un homme qui essayait de se tenir droit mais qui était prêt à s’écrouler. » L’hypotexte rimbaldien est ici réadapté pour exprimer une synesthésie de la douleur : les lettres ne sont plus dotées d’une aura propre, elles engendrent des images moribondes qui renvoient la narratrice à la culpabilité qu’elle éprouve au sujet de son père et de son pays délaissés.

Anna Moï, enfin, tend dans ses textes à remotiver une conception rousseauiste du langage, que s’étaient déjà appropriés les romantismes français et tout particulièrement George Sand.  Rousseau, dans son Essai sur l’origine des langues, part du principe que l’Homme est originellement dépourvu de langage. C’est pour exprimer ses besoins qu'il élabore un premier langage, celui des gestes, puis une langue musicale non articulée pour exprimer ses passions. La langue primitive et universelle serait donc, originellement, proche du chant. Au XIXème siècle, George Sand reprend cette approche rousseauiste du chant dans Consuelo : « Cette langue [le chant de Consuelo], mille fois plus riche que celle des mots, est au langage ce que la pensée est à la parole ; elle révèle les sensations et les idées sous leur forme même, là où chez nous naissent les idées et les sensations, mais en les laissant ce qu'elles sont chez chacun ». L'idée du chant comme langage universel se retrouve presque à l’identique chez Anna Moï, qui, il faut le rappeler, parle six langues : « L’espéranto moderne, une langue spontanément compréhensible par tous, est d’une autre nature [que l’anglais]. Cette langue universelle existe ; je la pratique depuis le jour où j’écoutai, au Conservatoire de musique de Hô Chi Minh-Ville, une chanteuse folklorique russe. (…) Le chant est une variante de l’espéranto. Depuis que je chante, les autres pleurent » (Espéranto, desespéranto, p.23).  Comme chez Rousseau, le chant est donc un outil de communication universel et touche à l’identique tous les hommes, en dépit des différences de langues et de nationalités. Cette conception est reprise dans L’Echo des Rizières, en bonne partie consacré aux cours de chants que prend la narratrice à Saigon, et dans Riz Noir. Dans cet ensemble d’espaces clos qu’est le bagne de Paulo Condor, où la communication avec les prisonnières voisines et les gardiens est impossible, le chant est en effet le dernier lien qui subsiste entre les personnages au delà des murs et des différences de statuts, qu’il s’agisse du passage où les bagnardes entonnent un chant d’amour d’une cellule à l’autre, ou de celui où les prisonnières écoutent le gardien chanter Piaf. Le chant, langage primitif de la passion chez Rousseau, devient espéranto à double titre chez Moï : il est langage universel, et dernier espoir quand toute perspective d’avenir est réduite à néant.

On voit donc que le modèle littéraire français est prégnant dans les écrits de nos romancières : il leur permet d'une part de se faire identifier comme des écrivaines françaises par les lecteurs et la critique et d'autre part de s'inscrire dans une tradition littéraire reconnue. Nous avons vu comment des techniques d'écriture ou des thèmes fondateurs de la littérature française et européenne étaient repris et revisités dans les œuvres franco-vietnamiennes, dans la perspective de revendiquer cet héritage culturel, mais aussi de le dépasser. Car si ces romancières font preuve d'une maîtrise exemplaire de la langue et des références qu'elles convoquent, elles entreprennent aussi de dépasser ce modèle de prédisposition, de le subvertir. Le modèle français, qui structure les fondements de leur écriture, est sans doute à considérer comme un tremplin créatif dont elles cherchent à se détacher pour créer des œuvres émancipées de toute tradition, universelles.

La subversion du modèle français
Maîtrise et appropriation de la langue

Bien loin du tissage linguistique entre français, langue autochtone et dialecte local qui s’opère parfois chez certains auteurs de la francophonie, les romancières franco-vietnamiennes, du fait de leur initiation précoce à la langue, se démarquent par une maîtrise parfaite d'un français dit « standard », c'est-à-dire métropolitain.

Ce qui frappe dans ces romans, c’est avant tout le haut niveau de langue qui y est employé, un registre soutenu que même le lecteur de métropole peut avoir du mal à comprendre. Les sœurs Tran-Nhut maîtrisent ainsi un lexique particulièrement riche, composé de « faîtière », de « gargote », de « ressac », et de « bandes de métal nervuré qui rutilaient », assorti d'associations linguistiques audacieuses (l’« œillade olfactive », la « fragilité qui démentait sa morgue affichée ».) Le terme  « diaphane », qui renvoie à une pâleur extrême, est quant à lui fort apprécié d’Anna Moï et de Linda Lê qui l’utilisent de façon récurrente pour décrire le corps mort. Chez Anna Moï particulièrement, le haut niveau de langue participe du projet général d'élaborer une esthétique de la violence et du décrépi : « tohu-bohu », « pestilence », « contrition », « diaphane », « neurasthéniques » sont autant de termes du registre soutenu qui se réfèrent à la saleté, au désordre et à la maladie. L’horreur des conditions de vie des bagnardes de Riz Noir devient, dans sa transposition littéraire, presque sublime, les peaux mortes arrachées s'assimilant à la peau abandonnée d’un serpent en mue (p.107), les prisonnières de Paulo Condor à des « filles du Dragon » insoumises, et l'inondation de la cellule par le sang vaginal à des « écoulements sanguins nocturnes (…) jugulés pas des lambeaux de vêtements déchirés. »

Le style franco-vietnamien est aussi caractérisé par un goût marqué pour la « surqualification ». Les noms sont systématiquement accompagnés d‘adjectifs ou de compléments, comme dans ces exemples : « Un couvre--lit de velours découpait un rectangle bleu-noir sur l’épaisse moquette blanche… », « de nobles demoiselles aux coiffures emperlées, vêtues de soie pêche et de satin blanc… » (La Princesse et le Pêcheur pp.111/112), « Les deux bougies rondes et simples rapportées par la marâtre étaient jaunes hautes, comme deux mains superposées » (Riz Noir, p.111). Cet impétueux désir de détail et de précision peut également se traduire syntaxiquement par la répétition, comme c’est le cas dans Lettre Morte de Linda Lê, chez qui les syntagmes tendent à fonctionner en triplés : « il aurait voulu, hurler, appeler, demander… » (p.17), « Ce fantôme hantait ma vie, mes jours, mes rêves…» (p.23), « Dans les yeux de Morgue gît ma jeunesse, dans les yeux de Morgue gît ma beauté, dans les yeux de Morgue gît ma raison. » (p.19). On peut toutefois remarquer que si le procédé obéit chez Anna Moï et Minh Tran Huy à un souci d'exhaustivité dans la précision, il a chez Linda Lê une fonction purement poétique.

La particularité de l’écriture de Linda Lê, que l’on a parfois pu qualifier « d’écriture de la folie », mérite d’ailleurs que l’on s’y attarde. Outre sa complexité, due au recours exhaustif à une savante combinaison de coordinations et de subordinations (« Je me souviens que mon oncle nous rendait souvent visite dans la maison de mon enfance, mais, au bout de quelques jours, il fallait l’hospitaliser dans des conditions catastrophiques, car il montait sur le capot de la voiture garée devant la maison et, du haut de sa chaire, bénissait les passants en faisant des sermons, ou alors il pissait dans les bouteilles qu’il mettait dans le réfrigérateur en interdisant à quiconque d’y toucher parce que c’était de l’eau bénite. », p.29), celle-ci subvertit les normes typographiques et stylistiques du français.  Certains signes de ponctuation sont écartés, comme les guillemets, ce qui entraine un brouillage énonciatif et l’apparition de majuscules en milieu de phrase, comme dans « Sa voix dit, Chaud, chaud, chaud, très froid, brûlant » (p.11) ou « son rire résonnait comme un Trop tard ! -un Jamais plus ! » (p.17 - on remarquera que l’usage de la majuscule en début de phrase n’est pas non plus respecté). Les mots deviennent une matière à pétrir et à resémantiser (« Mais tout à déjà était dit, l’amour, la mort, la mort de l’amour et l’amour de la mort qui me hantait… », p.19) et l’usage des pronoms est limité de telle sorte que se crée une impression de ressassement (« Sais tu, dis-je à Sirius, que les morts (…) Sais-tu, dis-je à Sirius, que la mort de mon père… », p.11). Cette écriture de la redondance et de l’obsession, qui n’est comparable à aucune autre, entraine le lecteur dans le cercle vicieux de l'esprit tortueux de la narratrice. Pris au piège d’un paragraphe unique qui ne s’achève qu’au bout d’une centaine de pages, le lecteur est condamné à lire l’œuvre d’une traite. La logorrhée de Lê devient ensorcelante, elle l’hypnotise jusqu’à lui faire partager son propre malaise, son obsession et sa culpabilité. Jouant sur sa fatigue dans les dernières pages, elle lui assène un « Morgue » redondant, sur lequel ses yeux viennent buter, et qui font résonner le nom dans sa tête même après qu’il ait fermé le livre, comme si ce ressassement de la narratrice était passé dans son propre esprit. Le français est bien moins qu’une langue pour Linda Lê, ce n’est qu’un support, une base qu’elle refaçonne pour y déployer son propre langage, qui, seul, est à même d’exprimer la ferveur qui l’habite.

Subversion générique et structurelle

Si les œuvres de notre corpus sont présentées par les éditeurs comme des romans, genre avec lequel elles ont probablement le plus d’affinités si l’on se rapporte à la classification classique des librairies (roman / poésie / théâtre), force est de constater que le modèle romanesque n'est qu'une base de création, un point de départ dans le travail d'écriture dont elles s’affranchissent clairement. Rappelons ici que la popularité du roman est fortement liée à l'industrialisation de l'Europe ; Charles Bonn parle même d'un “genre importé, qui signale l'Occident”. Subvertir le roman traditionnel réaliste, c'est en outre s'émanciper du modèle absolu de toute la tradition romanesque française et par là même s'affranchir de ses modèles (si l'on se réfère aux nombreuses références que les écrivaines franco-vietnamiennes font aux romanciers classiques, cf. I-1). Or, si L’Echo des Rizières, Retour à la Saison des Pluies, La Princesse et le Pêcheur et Riz Noir peuvent être considérés, sous certains aspects, comme des romans, ils ne peuvent en aucun cas être assimilés au roman français traditionnel d'inspiration réaliste. La classification générique de ces œuvres est en effet particulièrement complexe car elle fait intervenir plusieurs sources d’inspiration. On trouve généralement les romans des sœurs Tran-Nhut au rayon « policier » des bibliothèques et des librairies, mais L’esprit de la renarde ou La poudre noire de Maître Hou ne sont-ils pas plus que des romans policiers? La poésie de la langue et l’esthétique des images en font de longs poèmes en prose, les recherches minutieuses sur le Dai-Viet du XVIème et du XVIIème siècle qui accompagnent chaque enquête en appendice leur donnent une portée ethnographique indéniable tandis que la représentation de pirates morts-vivants à l’abordage d’un navire marchand, ou de la séductrice surnaturelle qu’est la Renarde renvoie aux meilleurs contes fantastiques. C’est dans la transposition d'un modèle de base occidental (le roman d’enquête) dans un Dai Viet ancestral, et dans le métissage de ce modèle restreint avec de multiples genres que réside la particularité des œuvres des sœurs Tran-Nhut. De même, peut-on vraiment parler de « roman » pour Lettre Morte ?  Le brouillage énonciatif (on sait qui parle, mais l’on ne sait pas vraiment à qui, ni dans quelles circonstances), l’écriture mimétique d’un flot de paroles ou de pensées, l’absence de réelle progression et les répétitions obsédantes qui donnent au texte une certaine musicalité rapprochent plutôt l’œuvre du poème en prose voire d’un monologue de théâtre. Les frontières génériques sont transcendées par ces œuvres hybrides, qui résistent à toute tentative de classification.

Riz Noir et La Princesse et le Pêcheur semblent à première vue plus proches du genre romanesque que les œuvres précitées : les personnages et le narrateur sont clairement identifiées, l’œuvre suit une progression et est inscrite dans un contexte explicite (respectivement le Vietnam des années 60 et la France contemporaine). Cependant, là encore, les normes romanesques sont subverties. Riz Noir est, à l’image du Nedjma de Kateb Yacine, un récit fragmenté et déstructuré. Composé de quatre sections (La capture, l’enfance, l’année du singe, au bagne) et de 29 chapitres qui dépassent rarement les quatre pages, l’œuvre met en place une temporalité anarchique dans l’ordre des sections (puisque l’enfance et l’année du singe précèdent la capture et l’arrivée au bagne) et au sein même de celles-ci : le roman débute par l’arrivée au bagne des deux sœurs, raconte l’histoire de leur mère, la laqueuse Van, évoque le Président et sa femme Mme Nhu, les guérillas, raconte l’enfance des narratrices et revient sur l’épisode du bagne avant de s'achever sur la libération des deux prisonnières. La progression romanesque existe bien, de l’histoire de Van à la libération de ses filles, mais elle est déstructurée et acquiert une dimension atemporelle. L‘intégralité du récit est au présent de narration comme si le temps avait cessé de s’écouler, comme si la seule temporalité dans laquelle le roman s’inscrivait était une temporalité psychique, celle qui régit la succession des souvenirs dans l’esprit de la narratrice. Les différents moments se superposent, le bagne, l’enfance, Van, les parcours des personnages s‘entremêlent et un jeu d’aller-retour se crée entre l’Histoire et les histoires. C'est aussi un temps déstructuré que met en œuvre Retour à la Saison des Pluies, fondé sur un système d'allers-retours entre la France et le Vietnam, entre le présent et les souvenirs du passé, temps qui parfois semble se bloquer et se rejouer, comme lorsque la narratrice s'imagine par deux fois retrouver sa famille, utilisant là encore un présent de narration qui entretient l'illusion d'une véritable occurrence jusqu'à ce que le vrai récit des retrouvailles ne dévoile la supercherie.

La Princesse et le Pêcheur procède d’un brouillage similaire des repères romanesques puisque le roman fonctionne sur deux plans qui s’interpénètrent : celui du récit de la rencontre avec Nam et celui du conte. Le récit principal, dans lequel la narratrice se remémore Nam et sa soudaine disparition suit une trame à peu près linéaire. Ce récit est mêlé à un conte dont les fragments, en exergue de chaque chapitre et séparés typographiquement par une police italique, évoquent l’amour maudit d’un jeune homme pour sa petite sœur. Les deux niveaux du texte sont en symbiose : on réalise rapidement que la relation incestueuse des personnages du conte fait écho aux sentiments de Nam pour la narratrice, qu’il appelle « Petite sœur », et l’abandon de l’homme répond à celui, brutal et inexplicable, de Nam. La réalité romanesque de l’histoire d’amour devient indissociable de la fiction du conte et les deux plans de lecture finissent par s'unir pour donner naissance à une œuvre métisse, qui pourrait être qualifiée de roman merveilleux ou de conte romanesque. A la temporalité linéaire du récit principal se superpose finalement la dimension atemporelle du conte et la narratrice finit par trouver une consolation en s’identifiant au héros de la dernière légende que lui raconte sa grand-mère. Ce conte, qui donne son nom au roman, évoque l’amour impossible d’un pêcheur pour une princesse, qu’il ne parviendra à séduire que sous sa forme réincarnée de roche : « Ce que dit la chanson, c’est que l’amour véritable est prédestiné. S’il n’a pu se réaliser dans cette existence, il a droit à une deuxième chance dans la suivante ; et le cycle se perpétuera, de réincarnation en réincarnation, jusqu’à l’union des amants. » (p.144). Roman et conte ne font plus qu'un pour éveiller l'espoir d'une fin meilleure, pour la Princesse et le Pêcheur, comme pour Nam et la narratrice.

On voit donc que la langue française et le modèle romanesque français ont une influence limitée sur l’écriture des romancières franco-vietnamiennes. Ils représentent un support de départ dont il faut s’affranchir pour pouvoir exprimer l’intimité de sa quête. La langue est remodelée pour laisser s’exprimer l’âme, l’œuvre n’est plus vraiment roman mais la recomposition fantasmée d’un pays intérieur. Ce n’est qu’en faisant taire leur voix française que ces auteurs  pouvaient laisser s’épancher le murmure vietnamien qui persiste en elle, et se mettre à son écoute pour  écrire.

Un modèle vietnamisé ?
L'affleurement du vietnamien sous le français

L’écriture du Vietnam s’accompagne de la résurgence du vietnamien sous la plume de nos romancières et apparaissent dans les textes des stylèmes linguistiques généralement propres aux littératures étrangères d’expression française et aux littératures de voyage. L’usage de mots du lexique exotique est fréquent : Linda Lê évoque les « pluies chaudes » et les « feuilles de bananiers », Anna Moï dépeint un univers composite, fait de gibbons, d’anacondyés et de mac nua (« arbre du Sud-ouest du Vietnam », p.40). « Jonques », « rizières », « paillotes » apparaissent de façon exhaustive dans les textes et sont autant de madeleines qui participent de la renaissance du Vietnam. La référence au « durian » ou au « sau ginh » est quant à elle exotisante à plus d’un titre : non seulement ces deux termes désignent des fruits qui ne poussent qu’en Asie du Sud-est, mais l’appréciation de leur goût (« comparable à celui de certains fromages, le munster par exemple » écrit Kim Lefèvre à propos du durian) constitue un véritable « test de vietnamité ». L’odeur et le goût de ces fruits est en effet considéré comme fétide pour la plupart des occidentaux, mais fort apprécié des Vietnamiens, comme le souligne Minh Tran Huy quand elle évoque l’attirance de ses parents pour l’étrange fruit : « l’odeur fétide qui se dégageait de ces cosses appelées sau ginh exerçait sur eux un effet quasi aphrodisiaque, prouvant qu’ils étaient d’authentiques Vietnamiens. » Mais le terme « vietnamisant » le plus fréquent est probablement celui de « laque » et ses dérivés, particulièrement apprécié d‘Anna Moï. Dans Riz Noir, Van est une laqueuse de génie et tout un chapitre, intitulé « Soie laquée », entreprend d’expliquer la technique de laquage de la soie. Dans L’Echo des Rizières, il est fait mention des « laqueurs » (p.32), de « soie laquée noire » (p.52) et la narratrice part à Saigon « faire laquer des paniers » (p.45). C’est aussi l’image des couches de laque qui lui permet d’illustrer, dans Espéranto, desespéranto, l’idée selon laquelle son écriture est façonnée en profondeur par son histoire personnelle ainsi que toutes les langues et cultures qui lui sont familières : « Mais la véritable parenté entre l’art de la laque et celui du langage est dans la préparation du fond et la superposition des couches. (…) Les strates de ma langue sont multiples. On décomptera : les langues que je connais, les cultures qui ont dessiné le paysage de ma vie, les aléas de mon destin. Des couches légères et d’autres plus pesantes que je mis des années à décaper et à polir. » (p.49).

Si ces stylèmes rapprochent nos œuvres de la littérature exotique et tendent à recréer dans l’image du lecteur français des images évoquant le Vietnam, certaines allusions semblent plutôt adressées aux vietnamiens francophones issus de la diaspora. Les textes contiennent ainsi des emprunts non traduits : Minh Tran Huy fait ainsi référence à l’ao dai (un vêtement), à « deux échoppes de pho ou de che ». Cette connivence passe également par des allusions à la traduction vietnamienne de termes français : « T comme toux, ou plutôt H comme Hô » (L’Echo des Rizières, p.36).

Ces références non explicitées sont toutefois rares et la plupart des allusions non compréhensibles par le lecteur français bénéficient d’un éclaircissement, soit par des notes de bas de page, comme le « quarante-cinq quarante-cinq quarante-cinq quarante-cinq avec le huit devant » de L’Echo des Rizières qui correspond en fait au numéro de téléphone de la compagnie de taxi la moins chère de Saigon, soit par des appositions (« 68 500 dongs, l’équivalent d’un cinquième de plaque de chocolat » dans L’Echo des Rizières, « une femme martyre élevée au rang de déesse », pour définir le terme tiên dans  La Princesse et le Pêcheur, p.139)). L’auteur entreprend en fait le plus souvent de traduire des termes vietnamiens, comme « Phong tra » dans Riz Noir, traduit par Anna Moï par « salle de torture ».

La marque la plus probante du surgissement du vietnamien sous le français renvoie à l’emploi qui est fait des noms propres. Il faut d’une part préciser que les prénoms vietnamiens ne sont pas fixes (l’enfant possède un prénom de lait qu’il échange au bout d’un ou deux ans pour chasser le mauvais œil, et il est fréquent que les Vietnamiens changent de prénom au cours de leur vie) et d’autre part, que ces prénoms ont une signification référentielle (ils peuvent renvoyer à des fleurs, des animaux, des astres etc.). Cette signification joue un rôle essentiel dans la qualification des personnages des romans franco-vietnamiens : en se remémorant Nam, la narratrice de La Princesse et le Pêcheur précise que son nom signifie « Pays du Sud » et Linda Lê n’hésite pas à rebaptiser l’amant manipulateur « Morgue », dénomination significative qui renvoie à la dimension vampirique du personnage. Quand ils apportent un éclairage sur celui qui les porte, les prénoms sont même traduits littéralement par les auteurs : dans l’Esprit de la Renarde, le Mandarin Tân rencontre des archétypes de personnages nommés Mansuétude Inénarrable, Postillon fétide, Pensées inquiètes ou encore Madame Jonc et Madame Roseau, qui parlent près d’une rivière. Kim Lefèvre traduit quant à elle avec ironie le nom de son ancienne camarade de classe aperçue au supermarché : « Aujourd’hui, Rossignol des Neiges ressemble plutôt à un corbeau » (p.43).

Enfin, on peut remarquer que les deux protagonistes de Riz Noir appellent un fugitif réfugié dans leur foyer « Oncle Ba », alors que celui-ci n’est pas de leur famille. Il s’agit en fait d’un calque lexical du vietnamien où « Oncle » est un terme générique pour désigner un homme plus âgé que soi.

Ainsi, les retrouvailles des romancières avec le pays de leurs racines s’accompagnent d’une résurgence du vietnamien, dont la présence se devine sous le français.

La palingénésie du Vietnam retrouvé

Retour à la Saison des Pluies se clôt sur un dicton vietnamien : « La vie est comme un miroir : il vous renvoie votre image quand vous en êtes proche, il vous oublie quand vous êtes loin ». En se plaçant face au miroir du pays qu’elles ont presque oublié avec la distance, c’est toute une époque, faite de sensations, d’émotions, de souvenirs, tout un Vietnam intime qui resurgit sous la plume des auteurs. Au fur et à mesure de l’enfoncement dans l’œuvre et dans le pays, les écrivains du Panthéon français cèdent peu à peu place aux auteurs vietnamiens : la chanson de la Belle Kiêu, de Nguyên Du, écarte Bossuet (Retour à la Saison des Pluies), Guerre et paix fait place à un poème du Prince Buu Dinh (Riz Noir), les allusions à Cendrillon et Peau d’Âne sont supplantées par les contes vietnamiens, de la légende de la chique du bétel à la romance de la princesse et du pêcheur (La Princesse et le Pêcheur). Kim Lefèvre elle-même redevient Kim Thu, puis Eliane pour sa famille et sœur Aimée. Avec cette palingénésie se déploient l’Histoire et les histoires qui font l’âme du pays. Les dates, les lieux et les personnages affluent, exhaustivement : un Vietnam personnel s’esquisse autour des silhouettes de Mme Nhu, des sœurs Trung , de l’accès à la présidence de Ngô Dinh Diem en 1955 et de son assassinat en 1963, de 1975, de Saïgon, Nha Trang et Hanoï. S’esquisse également une culture et une mentalité propre, loin des clichés proposés sur le pays. Le Vietnam retrouvé est pauvre, certes, mais il a des ambitions d’excellence et accorde à l’éducation une place de la première importance : l’amie de la narratrice de Retour à la Saison des Pluies, avant même de lui indiquer le nom de ses enfants, évoque leur réussite scolaire (« l’ainé était inscrit à l’Ecole Centrale et le cadet à Polytechnique », p.55), la première lettre reçue de sa mère depuis des années est « intarissable au sujet de sa petite-fille (…) qui vient de réussir brillamment son baccalauréat avec la mention « très bien » (p.67). C’est aussi ce qui ressort du passage de Riz Noir où la mère des deux sœurs est prête à faire des offrandes au-dessus de ses moyens aux sœurs Suong pour les convaincre de dispenser leur enseignement d’excellence à ses filles, ou encore, dans La Princesse et le Pêcheur, lorsque le frère de Nam avoue sa dureté envers ce dernier après avoir appris ses mauvais résultats scolaires (p.129) et quand la narratrice évoque avec une certaine ironie la manière dont ses parents se représentent le bac : « une course d’échauffement avant le marathon des classes préparatoires et des concours aux grandes écoles » (p.105). Le Vietnam retrouvé est pauvre, certes, mais c’est l’importance du respect aux ainés qui frappe surtout. Dans presque tous les contes de La Princesse et le Pêcheur, il y a un ainé et un cadet et lorsque Kim Lefèvre évoque ses sœurs, ce n’est jamais sans un qualificatif hiérarchisant (la benjamine, la cadette, l’ainée). Le Vietnam retrouvé, bien souvent, n’est plus celui, idéalisé, de l’enfance : le pays s’est industrialisé, les personnages qui le peuplaient dans l’esprit des narratrices ont disparus et sont parfois morts. Persiste un sentiment ineffable de mélancolie, à la fois chez les expatriées et chez ceux qu’elles retrouvent, mélancolie du pays défiguré par les guerres et rongé par la séparation, mélancolie qui constitue peut-être l’essence même de ces œuvres franco-vietnamiennes. Candeur, dureté, culpabilité, tels sont les maîtres-mots de cette littérature française vietnamisée qui met en place une esthétique du chagrin et de la violence, une noirceur laquée caractéristique. Une littérature des retrouvailles, parfois douloureuses, avec l’autre couche de laque en soi, unique parce qu’elle met en jeu un contexte et une situation qui sont propre à l’Histoire commune du Vietnam et de la France et aux liens particuliers qui unissent les deux pays.

Si modèle il y a chez les romancières franco-vietnamiennes, c'est donc un modèle de base, voué à s'éteindre pour favoriser l'éveil du pays perdu et œuvrer à sa palingénésie. La France et la langue française sont le point de départ des ces auteurs expatriées, un référent culturel originel ineffable mais dont elles s’éloignent pour laisser parler la voix étouffée par le temps et la culpabilité. La littérature constitue un voyage de retour, un voyage spirituel qui est le reflet spéculaire de celui qui les a mené, ou qui a mené leurs parents du Vietnam à la France. L'affleurement du vietnamien et de toute une vietnamitude1 sous le récit en français, l'interpénétration des deux couches de laque, des racines et du présent, de l'enfance et de l'âge adulte, font de ces romans des chants métissés, en constant balancement entre deux patries, deux époques, deux vies, deux narratrices, au fond.

C'est cette présence palpable du Vietnam dans les textes qui soulève l'ambiguïté et pousse éditeurs et libraires à assimiler cette littérature française vietnamisée, ou plutôt re-vietnamisée, à une littérature vietnamienne francophone. Cette assimilation, déplorée par Anna Moï, conduit à certaines aberrations, comme celle de classer Le lac né en une nuit, le recueil de contes vietnamiens de Minh Tran Huy, au rayon de littérature vietnamienne et La double vie d'Anna Song au rayon de littérature française, alors qu'il s'agit du même auteur. De même, les couvertures exotisantes, souvent assorties de précisions sur le lieu de naissance de l'auteur en quatrième de couverture participent de cette ambiguïté. Mais peut-être ces maladresses de classification ne sont-elles que le reflet de la subversion littéraire que représentent ces prétendus « romans », qui transcendent toute appartenance nationale et générique, et se détachent de la tradition française dans laquelle ils font mine de s'inscrire. Non pas des « œuvres-monde », parce que c'est la rivalité entre les couches vietnamienne et française qui constitue l’essence même de ces récits, mais plutôt des « œuvres entre deux mondes », des œuvres du balancement, indépendantes, qui n'appartiennent ni au Vietnam, ni à la France, mais sont en constate gravitation dans un entre-deux transnational.

Bibliographie

MOÏ Anna, Riz Noir, éd. Gallimard, France, 2004.

MOÏ Anna, L’Echo des Rizières, Encre Bleue Editeur / éd. de l'Aube, France, 2003.

MOÏ Anna, Espéranto, desespéranto, la francophonie sans les Français, èd. Gallimard, France, 2006.

TRAN HUY Minh, La Princesse et le Pêcheur, éd. Actes Sud, France, 2007.

TRAN-NHUT, Les enquêtes du mandarin Tân, èd. Philippe Picquier (Les travers du Docteur Porc, La poudre noire de Maître Hou, L'esprit de la renarde).

LÊ Linda, Lettre Morte, èd. Pocket / Christian Bourgeois Editeur, France, 2000.

LEFEVRE Kim, Retour à la Saison des Pluies, èd. de l'Aube, 2004.

Notes

1 Retour à la Saison des Pluies, p.122.
1 Métisse Blanche est le titre du premier roman de Kim Lefèvre, qui évoque son enfance passée au Vietnam.
2 Terme employé par l'éditeur d'Espéranto, desespéranto en quatrième de couverture pour souligner le renversement de perspective : pour ces immigrées vietnamiennes, « l'indigène » est le français.
1 Citation insérée en quatrième de couverture de l'édition de référence de l'œuvre.
2 Gilles Deleuze, Proust et les signes, PUF, coll. Quadrige, pp.115-124. Deleuze suggère que le surgissement des souvenirs provoqués par la sonate de Vinteuil en Swann ne vaut pas pour lui-même mais parce qu’il lui révèle son inadéquation à l’amour et la facticité de ses sentiments envers Odette : la stylisation picturale de son souvenir lui fait réaliser que ses sentiments sont adressés non pas à Odette mais à l’esthétique, au chef d-œuvre artistique que représentait cet amour et ses manifestations. Le souvenir acquiert une valeur euristique car il dévoile au personnage une vérité sur lui-même - qu’il a détourné sur Odette sa passion de l’art et qu’il ne l’aime pas.
1 Note en quatrième de couverture de l’édition Actes Sud, publiée en 2008.
1 Néologisme emprunté à Anna Moï dans Espéranto, desespéranto.