La diglossie littéraire chez Chamoiseau. Ecrire en pays dominé, de la pétrification engendrée par la conscience diglossique à la résolution dans l'écriture de la « pierre-monde »

Clairvie Heurtebise

« Comment écrire alors que ton imaginaire s'abreuve, du matin jusqu'aux rêves, à des images, des pensées, des valeurs qui ne sont pas les tiennes? Comment écrire quand ce que tu es végète en dehors des élans qui déterminent ta vie?

Comment écrire, dominé? »1

C'est sur ces questions angoissées, expression d'une schizophrénie linguistique, culturelle et scripturaire que s'ouvre Écrire en pays dominé, ouvrage autobiographique et essai théorique de Patrick Chamoiseau.

Ouvrage doublement autobiographique puisque relatant à la fois le parcours personnel d'écrivain de Chamoiseau et les inéluctables errances de tout écrivain relevant de la sphère francophone en contexte colonial puis post-colonial. L'auteur narre les difficultés, les errements et les conditions de possibilité de sa venue à l'écriture. Il retrace également le cheminement de l'écriture antillaise, élaborant une continuité depuis les conteurs du temps de l'esclavage jusqu'à l'écriture comme mise-en-relation qu'il se propose d'accomplir, en passant par les poètes-doudou et les chantres de la négritude.

Essai théorique puisque visant à expliquer la posture agonistique de celui qui a le créole pour langue maternelle, langue des premières images mentales et des premiers contacts avec la vie et le français, appris dans les institutions scolaires post-coloniales, comme langue contrainte. En effet, les références sont celles de la littérature française, le prestige est celui de la langue française, les perspectives de reconnaissance sont celles du champ culturel, universitaire et éditorial français.

Élaborant son propre outillage conceptuel, largement hérité d'Édouard Glissant, Chamoiseau analyse en réalité la posture de l'écrivain en situation de diglossie. Nous nous évertuerons donc à définir la notion de diglossie, préalable nécessaire à l'étude de l'écartèlement diglossique de l'enfant créole puis de l'écrivain  tel qu'il est décrit dans les autobiographies de l'enfance de Chamoiseau ainsi que dans Écrire en pays dominé. Nous examinerons ensuite de près la résolution théorique de ce conflit dans l'œuvre de Chamoiseau et les techniques scripturaires à travers lesquelles cette résolution prend corps.

La notion de diglossie appartient initialement au champ de la linguistique. Elle désigne « la répartition complémentaire de deux langues ou de deux variétés d'une même langue dans certaines sociétés. »2 La diglossie se distingue du bilinguisme en ce qu'elle intègre des enjeux identitaires, des conflits latents. Elle prend place notamment en contexte colonial et post-colonial.

Dans,  Vocabulaire des études francophones, les concepts de base, Rainier Grutman retrace l'évolution sémantique de ce concept.

Charles Ferguson conçoit la diglossie, étymologiquement: di- « deux » et glôssa « langue », comme un « modus vivendi relativement stable entre deux variétés d'une même langue, dont l'une, la plus ancienne et la plus prestigieuse est surtout maitrisée par une élite de lettrés. »3

Joshua Fishman met ensuite en évidence qu'en situation de diglossie,  la spécification fonctionnelle de chacune des langues ou variétés de langue prévaut sur leur proximité générique, même si celle-ci est parfois importante.

La sociolinguistique remet ensuite en question le caractère stable et consensuel de la diglossie. La différence de fonction entre les deux idiomes relève en réalité d'une différence de statut. Chacune des langues est affectée d'une valeur sociale. Une langue domine l'autre parce qu'elle est l'apanage d'une classe sociale privilégiée, notamment de colons dans un contexte d'oppression impérialiste. En outre, elle bénéficie souvent du prestige d'une littérature ancienne et reconnue ainsi que d'une orthographe fixée. Cette langue, plus savante, plus recherchée est donc valorisée sur le plan socio-économique. La langue dominée en revanche ne dispose pas nécessairement d'une orthographe normalisée ou d'une littérature écrite. Elle se caractérise par une plus grande expansion populaire mais est perçue comme familière.

La diglossie repose donc sur un partage asymétrique et n'a que deux issues possibles: l'assimilation de la langue dominée par la langue dominante ou une prise de conscience en faveur de la langue dominée. Robert Dion précise que dans contexte colonial, la diglossie ne peut pas être consensuelle :

 « la langue colonisatrice exercera forcément des pressions sur les langues colonisées, à plus forte raison lorsque celles-ci ne jouissent pas du prestige que confère l'écriture. »4

La notion de diglossie est ensuite importée dans le domaine littéraire, on parle alors de « diglossie littéraire », pour caractériser la situation d'écrivains issus de groupes sociaux et culturels dominées, dont la langue maternelle est, par conséquent, la langue dominée, mais qui sont entrés en contact plus ou moins contraint avec la langue dominante et connaissent un déchirement entre les deux langues dans leur travail d'écriture.

La francophonie, en tant que système littéraire  émanant en grande partie de l'après-colonisation, est éminemment liée à la diglossie.

« Un nombre appréciable parmi les littératures francophones ont pris leur essor dans des sociétés où il y a (ou avait) d'importants foyers de diglossie, favorisant très généralement le français (le Canada faisant ici figure d'exception). » 5

En effet, les écrivains francophones qui émergent dans d'anciennes colonies françaises se trouvent pris dans l'étau de contacts linguistiques asymétriques qui régissent leur « périphérie » respective (par opposition au « centre dominateur », à savoir la métropole française). Toute littérature a alors à choisir entre assimilation (des intérêts économiques, des valeurs, de la culture, et en définitive, de la langue) du « centre » ou rejet du « centre », retour à la langue maternelle, à la culture originelle, aux valeurs-sources.

En tant qu'avec la décolonisation, oppressions économiques, culturelles et linguistiques demeurent, le déchirement de l'écrivain francophone persiste, en dépit de la disparition des infrastructures coloniales. Les écrivains francophones n'amorcent pas un retour décomplexé et insouciant vers leur langues maternelles. Comme l'écrit Rainier Grutman,

«  Loin de tourner le dos à la langue du colonisateur, les écrivains post-coloniaux préfèrent l'adopter pour la travailler de l'intérieur. »6

Grutman met en évidence une évolution dans la manière dont les écrivains francophones résolvent, à l'intérieur de leurs productions scripturaires même, le conflit linguistique qui se joue. Il évoque le passage d'une « diglossie littéraire », où il y a

« une répartition fonctionnelle des deux langues sur le plan de l'écriture : la création se fait dans les deux langues mais en maintenant la tension entre elles, sans tout à fait abandonner la partie au profit de celle qui domine. (même si, en dernière instance, on vise la reconnaissance en français). »,

à une « diglossie textuelle », laquelle

« se manifeste à l'intérieur d'un texte français qui devient une sorte de « palimpseste », portant les traces d'une écriture première, dans la langue d'origine de l'auteur : calques, créant un effet de polyphonie, intercalation de genres oraux, travail sur le signifiant sont quelques unes des formes que prend l'inscription littéraire de la (ou des) langues(s) dominée(s). »7

Patrick Chamoiseau, écrivain martiniquais contemporain, consacre une large partie de son œuvre, et de son existence, à tenter de comprendre puis d'expliquer et enfin de résoudre ce déchirement diglossique qui a partie liée avec son identité individuelle mais aussi collective créole. Ses récits autobiographiques d'enfance,  Antan d'enfance, Une enfance créole I. et Chemin d'école, Une enfance créole II., ainsi que son essai théorique Écrire en pays dominé rendent compte de cette quête à la fois linguistique et identitaire, identitaire parce que linguistique.

Le discours méta-linguistique qui structure ses productions n'a de cesse de tenter de mettre à nu et de théoriser les formes d'oppression culturelles et linguistiques afin de promouvoir des stratégies de lutte adaptées. Les choix scripturaires de Chamoiseau cherchent à traduire ce conflit, et à le résoudre, inscrivant la langue dominée, le créole au sein d'une narration en français, langue d'oppression.

Dans  Antan d'enfance, Une enfance créole I et Chemin d'école, Une enfance créole II, Chamoiseau raconte son parcours linguistique individuel.

Différentes langues coexistent en effet dans les Antilles françaises : ce que Chamoiseau appelle « langues ancestrales », c'est-à-dire les langues issues des vagues successives d'immigration et de peuplement de la Martinique (le chinois, l'arabe, l'anglais) ; le créole, « langue-maison » de l'auteur-enfant, dont la richesse réside dans la superposition de différentes langues : langues africaines maternelles des esclaves amenés de force (le wolof, le bambara,...), langue française par nécessité de communiquer avec le colon, langues des Amérindiens, langues des autres immigrants. Langues ancestrales et créoles sont en contact avec d'autres langues : le français approximatif parlé par les parents, le français standard du professeur et des autres membres des infrastructures coloniales, langue dominante.

Dans ses récits autobiographiques, Chamoiseau décrit les rencontres qui se sont produites entre lui-même enfant et ces langues. Surtout, il met à nu les enjeux identitaires engendrés par ces rencontres. Il raconte la complexité des mécanismes psychologiques et relationnels, les difficultés  à se construire comme individu et comme membre d'une communauté. Car, en définitive, c'est l'identité qui se joue derrière la maitrise d'une langue et la reconnaissance de l'appartenance aux images et à la culture intrinsèques à cette langue.

Chiara Molinari s'est efforcée de mettre en relief les différentes étapes du parcours linguistique de Chamoiseau. Nous les reproduisons ici, de manière plus condensée, et en les numérotant. Comprendre ce parcours linguistique est fondamental puisque, à l'origine du dilemme diglossique de Chamoiseau, il est à la source même de sa création scripturaire.8

  1.  Durant sa petite enfance, c'est-à-dire de sa naissance jusqu'à la fin de l'école maternelle, l'enfant découvre l'environnement sonore et linguistique multiforme dans lequel il baigne. Langues ancestrales, créole et français approximatif coexistent de manière pacifique. L'enfant évolue donc dans un univers sonore multiple et harmonieux.

  2.  A l'école primaire, l'enfant prend conscience de l'écart considérable entre le créole et le français hexagonal, écart qui se manifeste d'abord au niveau sonore et phonétique.

  3.  Les contacts entre les différentes composantes de la constellation linguistique propre aux Antilles françaises deviennent plus serrés. Les contraintes linguistiques générées par l'école, institution fondamentale de la colonisation, qui vise à imposer le français hexagonal, sont de plus en plus prégnantes. Le maître, ainsi que le directeur de l'école manifestent une attitude méprisante envers le créole. La fréquentation de l'école aboutit à une nouvelle configuration des relations entre les langues : l'attraction centripète du français officiel est tellement intense que la relation horizontale entre les langues bascule et se déplace progressivement vers une verticalité des relations inter-langues en faveur du français officiel.

    « Repoussée à un stade inférieur par rapport au français, la langue créole est stigmatisée et qualifiée de patois, de petit-nègre. ».9

    L' idéologie coloniale ne manque pas de se manifester à l'école. Le dénigrement du créole, considéré comme une sous-langue sans culture, y est constant. On y présente le créole comme nuisant à l'acquisition du français hexagonale, seule langue permettant l'accès au statut d'humain, rendant possible une ascension sociale, et langue intrinsèquement porteuse des seules valeurs véritables.

  4.  La quatrième phase est celle de la remise en cause identitaire. L'institution coloniale, par le biais du maitre, rejette la créolité des créoles.

    « Le conflit qui se déroule au niveau sonore n'est que la surface d'un conflit plus profond, à savoir un conflit pour le pouvoir symbolique qui a pour enjeu la formation et la ré-formation des structures mentales appelées à reproduire les schémas occidentaux. »10

    Ensuite, l'enfant va jusqu'à dénigrer sa propre façon de parler, qui lui paraît peu valorisante par rapport au modèle prestigieux transmis par le maitre. Ces considérations, de la part de l'enfant lui-même à propos du créole prouvent qu'il se trouve dans un état d'insécurité linguistique.

  5.  La pression du français officiel menace profondément l'identité créole. Les enfants créoles font de nombreux efforts pour acquérir le français officiel. En effet, les élèves dont le français n'est pas la langue maternelle se heurtent à de nombreuses difficultés. Difficultés de prononciation, par exemple, tendance à ne pas prononcer les /r/ ou à prononcer /i/ le son /u/. Difficultés sémantiques également : les enfants créoles pensent le monde à l'aide d'expressions idiomatiques ancrées dans un système de référencialisation locale et en langue créole alors que le maître impose des expressions et des référents franco-français.

    Mais ces efforts demeurent infructueux et les élèves créoles ne parviennent pas à maitriser correctement la langue française.

    En outre, le français brise la cohérence du groupe : à la connivence maternelle, se substitue, dans la contexte de la classe, une compétition primaire : c'est à qui maitrisera le mieux le français. En effet, la reconnaissance du maître permet d'obtenir une pseudo-sécurité linguistique.

    Ainsi, le créole se trouve de plus en plus réduit à un espace restreint, et notamment à celui du jeu entre les enfants.

    Deux attitudes successives se dessinent. D'abord l'hypercorrection phonétique du français : les enfants prononcent de manière outrancière les sons qu'ils ne maîtrisent pas ou les surexploitent, les ajoutant dans des mots dont ils sont absents. Enfin, les élèves finissent par éviter tout recours au français : ils font soit retour vers le créole (mais la culpabilisation linguistique demeure), soit se réfugient dans le mutisme.

     

  6.  La dernière étape consiste en une forte volonté d'intégrer la langue coloniale, au prix d'un déni de la langue maternelle, le créole.

Le parcours linguistique rapporté par Chamoiseau prend son départ dans un contexte de pluriglossie riche marquée par une coïncidence totale entre l'imaginaire culturel et les productions linguistiques. Il s'achève dans une diglossie artificielle langue dominante/langue dominée où le français oppresse le créole jusqu'à le faire taire absolument. Un fossé se creuse entre l'imaginaire de l'enfant et ses productions langagières. Sous la contrainte, le locuteur dominé apprend à traduire ce que lui dicte sa « tite langue-manman » en un français standard qui lui demeure étranger. Dans une dynamique d'auto-dénigrement, il refuse la réalité créole désormais perçue à travers le filtre occidental. Dans une situation de diglossie aussi exacerbée, l'écrivain ne dispose plus d'une langue qui lui soit propre. Il se voit confronté à la nécessité de s'en fabriquer une au-travers de son écriture même.

Dans Écrire en pays dominé, Patrick Chamoiseau n'a de cesse de dire et de redire, d'expliquer et de faire sentir la violence du déchirement diglossique.

« Comment écrire, dominé? »11

questionne-t-il dès le premier paragraphe. Comment écrire dès lors que l'oppression n'est pas seulement un carcan extérieur qui laisserait intacte les consciences et les êtres mais qu'elle a germé à l'intérieur de ce que l'on est, altérant ses images mentales, les représentations que l'on se fait de soi et du monde ? Comment écrire quand la langue de l'oppresseur est justement le vecteur de cette germination-altération ?

Chamoiseau, en effet s'est vu aliéner sa langue maternelle, sa parole naturelle, sa « tite langue-manman ». Choisir le français, langue d'oppression, langue du colon, comme langue d'écriture revient à une trahison. Mais le français est aussi la langue dont il a absorbé les codes, la grammaire, les rythmes, les référents dans le contexte de l'impérialisme français. C'est aussi la langue des livres, de la littérature et de la reconnaissance éditoriale et universitaire.

Au déchirement diglossique se superpose la douleur du passage de l'oral à l'écrit, vécu comme une perte, une trahison, une mort. Chamoiseau pense le créole comme langue fondamentalement orale, c'est la langue du conteur, la langue du rythme. Passer du créole au français revient à passer de l'oral à l'écrit, c'est-à-dire une nouvelle fois trahir.

Écrire en pays dominé s'assimile alors à la quête d'une langue qui permette d'écrire. Une langue qui permette d'écrire sur soi et à partir de soi. Une langue qui soit une langue de lutte contre la domination réelle, de résistances aux oppressions culturelles. Une langue qui ne soit ni une trahison de soi ni un enfermement de soi dans un folklore caricatural et stérile. Une langue qui permette de « parler-vrai ».

Afin de faire aboutir cette quête, l'écrivain martiniquais retrace les histoires parallèles de son pays et des formes de résistances aux oppressions qui y ont émergé. Il évoque (et à chaque fois en incarne les protagonistes) les premiers habitants des Antilles, puis l'arrivée des colons, bientôt suivie de l'extermination des autochtones, de l'esclavage avec son cortège d'atrocités mais aussi de résistances héroïques comme celles des nègres marrons. Il dessine enfin les traits de la décolonisation, de la départementalisation et de la persistance de la domination impérialiste sous de nouvelles formes : aide au développement, entrée dans l'économie mondialisée, propagations des marchandises, des valeurs, des aspirations et des canons culturels occidentaux.

A travers l'histoire de son pays, Chamoiseau écrit l'histoire des formes de résistances qui se sont succédées en réponse aux oppressions. Les Caraïbes se sont battus jusqu'à leur quasi extermination. Les esclaves se sont suicidés, ont avorté, se sont enfuis mais aussi ont fait vivre des rythmes sur des instruments à percussion, ont dansé, ont raconté des histoires. Le conteur créole apparaît comme le père-fondateur de la parole libératrice, de la parole en lutte et c'est dans son sillage que Chamoiseau cherche à s'inscrire.

L'auteur s'attache ensuite aux formes de résistances scripturaires. Il dénonce les poètes-doudous, premiers écrivains antillais, qui se laissent assimiler à la culture et à la littérature des oppresseurs. Leur écriture, mimétique des canons français, perçoit leur propre pays à-travers le filtre du regard occidental.

« Ils ne voyaient leur pays qu'à travers le tramé des chroniques coloniales, de haut, de loin, sans épaisseur et profondeur. Les mornes et les ruées végétales seront coulées dans l'icône des collines, des clairières, des sources. […] L'inclassable chaotique, vu de loin, vu en vrac, sera versé au sac d'un 'tropical' distant et d'un 'haut en couleur'. S'envisageant avec l'œil des dominants, ils seront exotiques à eux-mêmes. »12

Chamoiseau rend hommage au grand cri poussé par Césaire dans son Cahier d'un retour au pays natal, qui, en 1939, avait ébranlé les assises du monde colonial en proclamant sa négritude. Mais il évoque l'impossibilité de n'être autre chose que le fils bâtard de Césaire. Les formes de domination s'étant modifiées, les formes de résistance doivent également changer de forme, s'adapter pour se faire les plus pertinentes possibles. On ne peut proférer un chant de libération de l'esclave si l'esclave n'est plus, si l'esclavage a été remplacé par l'exploitation salariée dans une économie-monde gouvernée par des capitalistes dispersés.

Pour faire aboutir sa quête, Chamoiseau se devait de reparcourir le cheminement des résistances passées. A son issue, il peut désormais s'inscrire dans la continuité de cette histoire, faire vivre en lui ces traces tout en fondant sa propre forme de résistance. Ainsi, il résout le conflit diglossique qui l'éventre : il crée sa langue littéraire.

Chamoiseau ambitionne de soumettre son écriture à la description d'un monde qui ne peut plus être désormais que pluriel, mosaïqué, multiple et multiforme. Dans Écrire en pays dominé, il explique qu'il vise à produire une écriture qui soit celle de la « mise-en-relation » (des différentes cultures entre elles, délestées de toute relation de domination) et non plus de la « mise-sous-relation » (en d'autres termes, la hiérarchisation des cultures, certaines en opprimant d'autres). Le dessein de l'écrivain, qui est celui de la créolité, consiste à produire une langue et une littérature qui s'inscrivent dans une culture globale, universelle et multiple.

Cette culture globale, il la nomme « pierre-monde ». La pierre allégorise ce que peut être une construction solide et pérenne, qui est à la fois ancrée dans le sol d'un pays et ouverte sur le ciel, c'est-à-dire sur le monde. Construction solide et pérenne qui serait le résultat de l'alchimie de différentes matières culturelles lorsqu'elles sont condensées. Il cherche ainsi à démontrer la possibilité d'une mise en contact intense des peuples et des cultures sans aucune hiérarchisation interne, ni structure figée par avance. L'écrivain tente de promouvoir une horizontalité des relations interculturelles et inter-linguistiques pour résister à la verticalité des rapports de domination mis en place par la colonisation, dont la diglossie français/créole est une des manifestations les plus exacerbées.

« La perception-imagée du chaos devient une donnée de la Pierre-Monde. L'idée de cette dernière doit électriser la phrase, le mot, la thématique, forcer à des rythmes marqués de tous les rythmes, verser au non-équilibre dans l'émulsion des relatifs. Dans un tel afflux des forces en désordres, aucune langue ne peut se voir élue, aucune culture, aucune frontière ne peut se colmater, aucun angle de vision s'arrêter-sur-image, rien que l'écart participant, l'abandon vigilant, tension vers le Total. L'Ecrire devient à la fois acte et nœud de mises-en-relations se dérobant aux mises-sous-relations. Notre imaginaire est désormais ému de la conscience d'une Pierre-Monde en partage. De l'Universalité souvent aplatissante, nous tendons vers un imaginaire où l'Unité humaine s'exprime dans la diversité. »13

A travers le concept de « pierre-monde », il fait également référence à la « roche écrite » située en Martinique, qui porte les inscriptions des récits sur les premières rencontres entre les Caraïbes, les Européens et les esclaves importés. Chamoiseau s'efforce de poursuivre le mouvement de réhabilitation de la culture créole tout en ne s'enfermant pas dans un régionalisme qui lui paraitrait une autre forme de soumission à la culture dominante. Il met en œuvre un imaginaire antillais qui remet en question l'universalité de la perception impérialiste dominante. Et ce dans une langue qui se soustrait elle-même à la domination en ce qu'elle travaille le français standard de l'intérieur, à l'aide de matériaux linguistiques fournis par le créole.

Chamoiseau vise à s'ériger en « marqueur de parole », c'est-à-dire à développer une littérature orale héritière des tournures orales et des conteurs créoles.  Il renoue en cela avec l'essence même du créole, langue multiforme, fondée à partir de nombreuses langues, et qui autorise une perception diffractée et hétérogène du monde.

Différentes formes de résistances sont données à entendre dans la langue que produit Chamoiseau dans Écrire en pays dominé.

D'abord, l'écrivain se plait à s'investir dans différentes voix qui produisent des représentations plurielles et néanmoins convergentes d'un monde qui se pense désormais comme diffracté. On dénote d'abord la voix de l'écrivain-narrateur. Celle-ci est redoublée de celle d'un « vieux guerrier », mise en valeur par la typographie, qui dénonce les mêmes exactions de la domination, mais sur un mode plus viscéral que l'écrivain-narrateur animé d'une tendance à la conceptualisation. Ces deux voix se croisent, se recoupent, se répètent et se nuancent tout au long de l'œuvre, s'opposant à l'idée occidentale de l'unicité de la vérité.

« Nous nous répétions à des rythmes différents. Nous cherchant dans les mêmes douleurs mais pas au même moment. Moi dans mon Lieu-en-devenir, lui dans le Monde. […] Le son de sa voix a dentelé mes phrases, compagnon de parole, bruit des peuples et des luttes, vieux bois martial de toutes les résistances [...] »14

Chamoiseau crible son essai de mots et de phrases qu'il lie à des auteurs qu'il aime, le tout formant ce qu'il nomme une « sentimenthèque », c'est-à-dire une sorte de bibliothèque intérieure de l'ensemble des résonances qu'on laissées en lui les auteurs qu'il a lus.

« Pour m'accompagner, j'ai ameuté ma vieille Sentimenthèque, sédiments de la présence des écrivains en moi. Ils m'avaient fait don de leurs luttes dans ce pays dominé que chacun porte en soi. »15

A travers ce foisonnement de références, Chamoiseau inclut tous ces écrivains dans une langue-monde, langue universelle et multiple de toute littérature. Il entame ainsi la construction de la « pierre-monde », fait la démonstration de sa possibilité.

L'écrivain prend également soin de prêter voix à des êtres et à des peuples jusqu'alors marginalisés tels que les Taïnos, les Caraïbes, les Vietnamiens, les Amérindiens,... Le résultat produit est une polyphonie sans domination : aucun des « moi » n'apparait plus marginalisé que les autres, chacun se voit reconnaître son droit à la parole et en définitive à l'existence. Chamoiseau pratique une écriture qui  fait proliférer le réel au lieu de le simplifier à l'extrême, prenant ainsi le contre-pied de la littérature coloniale.

La réponse la plus flagrante apportée par Chamoiseau au conflit diglossique, c'est la production d'une écriture qui conserve l'enthousiasme du créole et sa relation immédiate au monde.

Écrire en pays dominé accorde notamment une importance extrême à transmuer à l'écrit certaines caractéristiques propres à l'oralité, comme le timbre, le rythme et la matérialité des voix qui s'expriment. Ainsi, la voix du « vieux guerrier » ne cesse d'être qualifiée et requalifiée à l'aide de périphrases à forte valeur métaphorique. Elle se fait tour à tour « mélancolique pollen », « tiède comme une petite pluie », « frisson de cuivre » ou « vieux sirop-batterie ».

Écrire en pays dominé se signale également par un incessant travail sur le rythme qui brise les cadences habituelles du français standard et insère le rythme complexe d'une oralité retrouvée, bien que créée de toutes pièces. La ponctuation indique des pauses, des hésitations, des silences mais aussi des accélérations, des interjections, des coups de colère. Tantôt la phrase se traine, se répète, s'enroule autour d'elle-même avec paresse ou mélancolie. Tantôt elle jaillit, fulgurante, en un rythme débridé. Tantôt elle s'écoule de manière continue et harmonieuse. Tantôt elle ne cesse de se briser et de tenter à nouveau, laborieusement, de se déployer. Chamoiseau multiplie les accumulations, les énumérations et les répétions afin de toujours densifier le monde, le brosser dans sa réalité proliférante. A cette tendance vers le multiple fait pendant une tension de l'écriture vers l'Un. L'écrivain manipule en effet avec brio le « déroulé-continu », un agencement syntaxique qui transforme la phrase en un seul mot indivisible.

Surtout, Chamoiseau pratique avec délices le mot-lié qui consiste à juxtaposer deux ou plusieurs mots, à les lier d'un tiret, afin de faire jaillir une plus-value sémantique, une signification nouvelle, tierce. Par exemple, lorsque Chamoiseau écrit:

« j'étais digéré par une histoire-baleine qui m'avait avalé »16

le rapprochement d'« histoire » et de « baleine » produit un sens nouveau, entier, qui n'était en germes ni dans l'un ni dans l'autre des termes. Ce procédé apparaît comme une caractéristique du créole à laquelle recourt l'écrivain, dans son labeur créatif, pour travailler de l'intérieur la langue française. De nombreux autres calques du créole jalonnent l'œuvre et lui octroient cette pâte toute particulière qui est celle de la langue-monde.

Patrick Chamoiseau voue son œuvre au dépassement du silence, de la perte de soi et des impasses discursives générées par le déchirement diglossique. Il produit une parole-écriture libre et vraie, qui permette de dire la complexité prolixe du monde sans reproduire les formes de hiérarchisation-dominations entre les cultures et les langues. Afin de porter ce discours de la « pierre-monde », il met au monde une écriture qui recourt au français pour s'adresser à tous mais qui porte en elle des traces sensibles du créole, comme une première strate qui serait celle avec laquelle l'écrivain pense le monde de prime abord, avant de s'ouvrir à l'ensemble des bruits du monde. Chamoiseau parvient à apaiser le conflit diglossique qui le déchire, à le rendre acceptable et même productif.

Bibliographie

BENIAMINO, Michel, GAUVIN, Lise, Vocabulaire des études francophones. Les concepts de base, Presses Universitaires de Limoges, 2005, Limoges.

CHAMOISEAU, Patrick, Antan d'enfance, Une enfance créole I., Gallimard, 1993, Paris.

CHAMOISEAU, Patrick, Chemin d'école, Une enfance créole II., Gallimard, 1994, Paris.

CHAMOISEAU, Patrick, Écrire en pays dominé, Gallimard, 1997, Paris.

IDELSON, Bernard, MAGDELAINE-ANDRIANJAFITRIMO, Valérie, Paroles d'outre-mer, identités linguistiques, expressions littéraires, espaces médiatiques, L'Harmattan, 2009, Paris.

MOLINARI, Chiara, Parcours d'écritures francophones, poser sa voix dans la langue de l'autre, L'Harmattan, 2005, Paris.

Notes

1Chamoiseau, P., Écrire en pays dominé, Gallimard, 1997, Paris, p.17.
2Vocabulaire des études francophones, les concepts de base, Beniamino, Michel et Gauvin, Lise, Presses Universitaires de Limoges, 2005, article de Grutman, Rainier, p.59.
3Idem, p.60.
4Idem, p.61.
5Idem, p.61.
6Idem, p.61.
7Idem, p.61.
8 Parcours d'écritures francophones, poser sa voix dans la langue de l'autre, Molinari Chiara, L'Harmattan, 2005
9Idem, p.90.
10Idem, p.93.
11Écrire en pays dominé, Chamoiseau, Patrick, Gallimard, 1997, Paris, p.17.
12Idem, p.118.
13Idem, p.327-328.
14Idem, p.348-349.
15Idem, p.346.
16Idem, p.36.