Langues et traductions en Afrique postcoloniale – Compte-rendu de la journée d’étude du 13/11/09

Florian Alix

Une réflexion sur les langues est incontournable pour qui réfléchit à des corpus littéraires à partir des théories postcoloniales. Si les écrivains postcoloniaux ont bien une caractéristique commune, c’est sans doute leur « surconscience linguistique », qui les rend tout particulièrement sensibles aux enjeux politiques et idéologiques liés au choix de leur langue d’écriture. Ainsi s’explique l’importance du personnage de l’interprète dans les littératures africaines, du Wangrin d’Amadou Hampâté Bâ au Soumaré d’Ahmadou Kourouma. Il est fort significatif que Peau noire, masques blancs s’ouvre par un chapitre concernant « Le Noir et le langage ». Kateb Yacine définit son rapport à la langue française comme un « exil intérieur » dans Le Polygone étoilé et se tourne vers l’arabe dialectal pour ses pièces de théâtre. À la fin des années 1960, Ngugi wa Thiong’o cesse d’écrire en anglais pour se tourner vers le kikuyu et théorise ce passage d’une langue à l’autre dans ses essais. On pourrait multiplier les cas et les exemples à l’envi.

En Afrique subsaharienne, la généralisation du modèle de l’Etat-nation au moment des décolonisations a débouché sur la formation d’Etats où le tracé des frontières réunit des groupes linguistiques très divers. Les liens économiques et politiques entre les anciennes colonies et les anciennes métropoles ont contribué à conserver les langues européennes dans les champs sociaux africains, où elles ont pu jouer le rôle de langues véhiculaires. Cependant, les rapports entre les différentes langues africaines, quoique marqués par la période coloniale, ont évolué et ont donné lieu à des pratiques inédites. Loin de se réduire à la dichotomie appropriation/abrogation, la question du choix de la langue d’écriture débouche sur une intense créativité.

La littérature « postcoloniale », considérée à l’aune de la question des langues, se caractérise donc par la mise en œuvre de stratégies de résistance au sein même de la langue, l’hétérolinguisme (co-présence de langues différentes au sein d’un même texte) en étant l’un des procédés privilégiés. Les trois interventions de la journée d’étude du 13 novembre 2009, organisée à l’ENS-LSH par le laboratoire jeunes chercheurs « Littératures et études postcoloniales », ont permis d’éclairer les enjeux tant littéraires que sociaux et politique de cette diversité linguistique.

La communication de Xavier Garnier s’intitulait « Usages littéraires de langues en Afrique de l’Est ». En adoptant une démarche diachronique, il a proposé une analyse de la situation du swahili dans l’espace littéraire de l’Afrique de l’Est (Tanzanie, Kenya, Uganda). Il a rappelé que le swahili avait un double statut dans la région, au moment où s’y installent les pouvoirs coloniaux. D’une part, il joue le rôle de langue utilitaire, qui confère une unité sociologique à l’Afrique de l’Est, où il est parlé et compris. D’autre part, le swahili est, sur la côte de l’extrême-nord de la Tanzanie et surtout du Kenya, une langue littéraire : écrite en caractères arabes, elle sert de support linguistique à la production savante et littéraire des élites. Si les autorités coloniales allemandes ont valorisé l’étude du swahili littéraire, la politique culturelle britannique a pris une autre voie. Les autorités coloniales, après 1918 et surtout à partir des années 1930, ont cherché à utiliser le swahili pour favoriser l’intégration régionale, en créant l’East African Swahili Comitee. Ce comité a pour tâche de codifier la langue swahilie, en en codifiant une grammaire. Ils s’appuient pour cela sur le dialecte de Zanzibar et les parlers en usage dans les milieux commerciaux, plutôt que sur la langue des élites lettrées du Nord. Une prose littéraire swahili émerge alors dans ces conditions de formalisation linguistique où s’opposent les grammairiens partisans d’une sobriété linguistique et stylistique d’une part et certains écrivains, comme Georges A. Mhina, qui optent pour un style complexe d’autre part.

Au moment où s’organisent les luttes anticoloniales, la question linguistique est formulée différemment selon la situation. En Tanzanie, Julius Nyerere, qui croit en un rôle politique de la littérature, promeut la langue swahili comme une langue d’intégration nationale. Un champ littéraire se construit autour de la langue swahili, animé par les débats opposant écrivains et grammairiens autour de questions stylistiques. À l’inverse, au Kenya, les mouvements anticoloniaux ont d’abord vu le jour dans un contexte kikuyu ; le swahili a alors été utilisé par les autorités coloniales britanniques pour véhiculer un discours de contre-propagande. Le swahili a été en partie discrédité par cette politique coloniale. Mais le kikuyu n’a pas acquis pour autant le statut de langue d’unité nationale, puisque ce sont les élites anglophones qui récoltent les fruits de l’indépendance.

L’Afrique de l’Est offre donc un paysage contrasté d’un point de vue linguistique. D’une part, en Tanzanie, le swahili apparaît comme une langue littéraire qui appartient à tous et qui a permis la constitution d’une tradition littéraire ; l’anglais n’est que faiblement pratiqué, sauf par les écrivains en exil. D’autre part, le Kenya est miné par des tensions ethniques et le swahili n’est pas une langue évidente pour les écrivains, même si certains, comme Ken Walibora, tentent de se l’approprier pour en faire un idiome littéraire. On constate une autre tendance, sensible dans l’ensemble de la région, qui consiste à valoriser les mélanges linguistiques et à s’approprier les différentes formes de parlers urbains où des variantes dialectales et linguistiques diverses ont été amenées à coexister.

Cécile van den Avenne, dans sa communication intitulée « Ecrits “ordinaires” au Mali. De l’usage du mélange des langues » a présenté une recherche, qu’elle est actuellement en train de mener en collaboration avec Aïssatou Mbodj-Pouye, sur les pratiques d’écriture au Mali, dans une région de forte hétérogénéité linguistique (bambara, peul, arabe, français…). La démarche adoptée se situe au croisement de l’ethnographie de l’écriture et d’une sociolinguistique des contacts de langues et se donne pour objectif d’analyser des pratiques peu reconnues. D’une part, les deux chercheuses se proposent d’aborder des textes qui ont un statut « ordinaire » (cahiers d’agriculteurs, courrier des auditeurs à une émission de radio…), loin de l’écrit littéraire ou de l’écrit officiel. D’autre part, elles s’intéressent à une région où l’écriture n’est pas un acte « ordinaire », puisque le faible taux d’alphabétisation fait qu’il y a peu de scripteurs d’où la légère ironie du titre. L’arrière-plan théorique des travaux est fourni par Karin Barber et son concept de « tin trunks texts » et par Johannes Fabian et Jan Blommaert et leur concept de « grassroots literacy » : il s’agit d’analyser des discours très différents des formes orales, des textes écrits avec une connaissance relative des normes orthographiques et graphiques, mais avec de faibles compétences de scripteur. Les libertés prises par les scripteurs par rapport aux différents systèmes de codification linguistique présentent alors des visages très divers qui témoignent d’une conscience aiguë des problèmes liés au plurilinguisme et proposent des stratégies pour les résoudre.

Le propos de Cécile Van den Avenne a principalement porté sur deux types d’écriture, des cahiers d’agriculteurs et le courrier des auditeurs de la radio de Mopti. Les cahiers d’agriculteurs permettaient de faire apparaître la diversité des fonctions attachées à l’écriture et le plurilinguisme des scripteurs. Le courrier des auditeurs présentait lui aussi une hétérogénéité linguistique et permettait de cerner avec acuité des micro-pratiques de traduction.

La communication a fait ressortir le caractère mouvant du plurilinguisme dans les écrits « ordinaires » d’Afrique de l’Ouest. En effet, dans une région où le bambara est, après le peul, devenu véhiculaire, le courrier des auditeurs mêle ces deux langues avec l’arabe – langue liturgique pour les communautés musulmanes de la région – et le français – langue officielle. Le français est majoritairement employé, mais l’écriture achoppe parfois à exprimer dans cette langue une idée, un concept ou une image. Les scripteurs sont alors amenés à déployer des stratégies originales pour traduire ou emprunter un terme à une autre langue. Ces stratégies témoignent d’une conscience de l’hétérogénéité linguistique et proposent des dynamiques interlinguistiques et interculturelles intéressantes.

L’intervention de Jean Sévry, « La traduction dans le contexte post-colonial : les savoirs nécessaires du traducteur, syntaxe des langues et leur culture », a pris la forme d’un atelier de traduction. Il a proposé à l’assistance de travailler sur l’incipit et l’explicit de The Voice de Gabriel Okara, en mettant en regard le texte original et la traduction qu’il a publiée chez Hatier en 1985. À partir d’une description très précise du texte, il a souligné plusieurs passages où la traduction était rendue d’autant plus complexe qu’elle mettait en jeu trois langues : le français, la langue cible, l’anglais, la langue source et l’ijaw, qui est la langue maternelle de Gabriel Okara. En effet, l’écrivain travaille son anglais d’écriture à partir d’une strate d’ijaw sous-jacente, qui affleure par moment et distord la syntaxe ou l’articulation entre le signe et son sens communément admis. Jean Sévry a insisté sur ces deux aspects de la traduction, qui met en jeu selon lui un système linguistique (une langue avec un lexique, une syntaxe, etc.) et toute une culture (avec des concepts et un imaginaire qui lui est propre). Il a défendu une pratique de la traduction qui s’appuie sur des connaissances linguistiques et anthropologiques. Le traducteur doit en effet savoir reconnaître les traces de la langue maternelle d’un écrivain qui la mobilise lorsqu’il écrit l’anglais – lui-même a eu recours à une grammaire comparée de l’ijaw pour traduire Gabriel Okara. Mais il doit aussi être en mesure de comprendre les concepts culturels qui structurent un texte pour tenter d’en donner une idée dans la langue cible : le traducteur doit mobiliser une anthropologie.

Le traducteur doit donc très bien reconnaître les éléments culturels et linguistiques non européens du texte africain. Au besoin, il ne doit pas hésiter à faire les recherches nécessaires, dans des domaines parfois éloignés du sien pour offrir une traduction qui restitue ce qui n’appartient ni à l’anglais ni au français mais aux langues et aux cultures africaines. Il doit laisser apparaître ce qui semble étranger au lecteur européen – tout en se gardant de l’exotisme facile, mais il doit en même temps fournir au lecteur francophone les clefs qui lui permettent de comprendre le texte (par exemple sous la forme d’une préface). Jean Sévry a par la suite évoqué plusieurs textes africains où, de manière exemplaire, la traduction doit permettre au lecteur d’être sensible à l’étrangeté ou à l’opacité du texte. Il a parlé de l’insertion de la culture ibo et du travail sur le rythme dans Things Fall Apart de Chinua Achebe, des phénomènes d’interlangue dans The Palmwine Drinker d’Amos Tutuola ou des phénomènes de diffraction culturelle dans le Mhudi de Sol Plaatje.