Le griot et l?énonciation dans Peuls de Tierno Monénembo. Réécriture et création littéraire

Elara Bertho

Peuls est présenté par Tierno Monénembo comme « roman », puisque cette mention constitue le sous titre de l??uvre, mais d?entrée de jeu, elle est remise en question tant la diversité des styles, des genres et des réécritures est manifeste. Pour ce projet pharaonique qui est de retracer l?histoire de tout un peuple sur plus de cinq cents ans, de 1400 jusqu?au dix-neuvième siècle, Monénembo ne cesse en effet de détourner les horizons d?attentes qu?il met en place. Roman historique ou dialogue entre un griot sérère et son interlocuteur peul, roman ethnographique ou épopée démesurée, Monénembo semble prendre plaisir à jouer avec les codes du récit occidental.

Dans son roman Le roi de Kahel, pour lequel il a reçu le prix Renaudot en 2008, l?auteur subvertit le roman d?aventures traditionnel, en jouant avec une écriture ciselée, affectée presque, et les différentes représentations occidentales de l?Afrique et de la colonisation. Ici, les réécritures sont nombreuses, empruntent à une multiplicité de genres et font de Peuls une hybridation générique, un « monstre » littéraire presque, difficilement réductible à une seule appellation.

A l?heure où l?on ne cesse de s?interroger sur les identités nationales face à une mondialisation de plus en plus présente, Monénembo dresse magistralement une fresque d?une identité peule complexe, multiple, hétérogène, à l?image du texte lui-même multiforme. C?est le personnage du griot qui fédère et unifie le récit, étant tour à tour l?historien ou le critique railleur ou admiratif du peuple peul.

En quoi l?écriture palimpseste de Peuls est-elle déterminante pour aborder le sens global de ces multiples « histoires locales » qui forment l?histoire du peuple peul ? Autrement dit : comment la figure du griot, qui use tour à tour de différents masques, est-elle révélatrice d?une manière de concevoir la création littéraire comme jeu de pastiches et de réécritures ? Comment ces réécritures accolées les unes aux autres produisent-elles, par leur proximité même ; un discours autre, à un niveau plus profond du texte ? 1

Le modèle énonciatif de Peuls est mis en place dès les premières pages du récit, écrites en italique, qui fonctionnent comme un prologue, faisant pendant à l?épilogue. Monénembo y met en scène un personnage, seulement caractérisé par le fait qu?il est peul, demandant au griot de lui narrer ses origines. « Et bien, puisque tu insistes, mon petit chenapan, puisque tu t?es adressé à moi, homme importun et têtu comme tous ceux de ta race, il convient que je t?en dise ce que je sais. »2 . Il s?agit du récit « premier » de Peuls, un dialogue, ou plutôt la longue diatribe du griot s?adressant à son public, de manière tour à tour amusée, railleuse, sarcastique et laudative. L?interlocuteur n?a jamais la parole et se confond avec le lecteur la plupart du temps. Cet échange est sensé être situé à l?époque « actuelle », dans le monde contemporain, dans un lieu incertain. Après la mention « 1512-1537 », le griot dit en effet à propos de Koly Tenguéla : « cinq siècles après, ses exploits sont encore relatés dans vos misérables chaumières ». 3

La longue réponse argumentée, documentée et romancée du griot au Peul constitue le c?ur du roman qui s?organise en trois grandes parties, en trois grandes périodes historiques : « Pour le lait et pour la gloire », la première section, et la plus longue, s?étend de 1400 à 1640 et raconte l?établissement des Peuls dans le Fouta Tôro (actuel Sénégal) à travers la famille descendant du mythique Doyâ Malal. La seconde section intitulée « Les seigneurs de la lance et de l?encrier » est centrée sur le dix-huitième siècle principalement, sur l?extension des royautés peules dans l?Ouest Africain, sur les man?uvres politiques et les incidents diplomatiques qui ont scandé cette période. La dernière section enfin, « Les furies de l?Océan », de 1845 à 1896, est consacrée aux luttes contre les colonisations françaises et britanniques, et aux guerres intestines qui ont rongé les différents royaumes. Il s?agit du récit « second » de Peuls. Le modèle que semble utiliser le griot est donc bien celui du récit historique, scandé par de nombreuses dates, et ce tout au long du récit, au sein d?une fiction de l?oralité qui se veut héritière des traditions, des contes et légendes ayant trait à l?histoire des Peuls.

Ce personnage-narrateur-griot retrace donc cinq cents ans d?histoire devant nos yeux, sous forme de micro-récits centrés autour de différents chefs de guerre, almanis, chefs de tribus, descendants entrés en rébellion contre les lignées dominantes? Pour autant, sa voix est loin d?être dépersonnalisée, elle est pourvue d?une forte identité au contraire. Elle est dès le départ extrêmement satirique, et use pleinement de la parenté à plaisanterie qui le lie, en tant que sérère, aux Peuls. Cette coutume lui permet en effet de se moquer de son interlocuteur sans que cela ne relève d?une insulte ayant à être relevée. Ces plaisanteries sont courantes au fil du récit et deviennent parfois de véritables épithètes de qualité. Ainsi le griot apostrophe-t-il sont auditeur dès les premières pages : « Tu as le droit de délirer, personne n?est tenu de te croire, infâme vagabond, voleur de royaumes et de poules ! Soit ! nous sommes cousins puisque les légendes le disent. Du même sang peut-être, de la même étoffe, non ! Toi, l?ignoble berger, moi le noble Sérère ». Plus loin, il ajoute en commentant la défaite de l?armée de Doula Demba : « Bien fait, olibrius ! O kinn a koop (cela sonne mieux en sérère) »4. Selon Léopold Mbondé-Mouangué, « la raillerie » est même « un procédé rhétorique, de construction et de solidarité », pour reprendre le titre d?un article sur Peuls. 5 La raillerie lui permet de prendre du recul par rapport à l?objet de son discours. S?il remplit parfois son rôle lorsqu?il loue certains chefs de guerres, il n?est jamais très longtemps sans prendre de la distance par rapport à la tradition élogieuse construite autour des personnages historiques. Ce procédé permet de relativiser la vérité historique mise en place.

Le griot prend alors une autre dimension, au sein de la construction de la diégèse : il ne cesse de présenter des points de vue différents, qui rendent compte des revers de fortunes incessants rythmant l?histoire des Peuls. Par exemple, le griot dit d?Ibrahima Sory : « Il faut croire qu?à sa naissance le bon Dieu avait dû déposer une corbeille de faveurs dans le berceau de Ibrahima Sory. De tous les almanis, son règne fut le plus long, le plus glorieux aussi? » Puis : « Cependant, une autre tragédie l?attendait après la bataille de Siragouré ». 6 Ainsi, le griot ne tombe jamais dans le travers de la mythification, ne se laisse jamais attirer par le légendaire. Cette prise de recul par rapport à l?objet de l?énonciation assure une certaine objectivité paradoxale du récit.

Au sein de ce véritable massif que constitue la grande chaîne des vies des multiples personnages, de Doyâ Malal, à El Adj Omar, en passant par les nombreux Birom et Ibrahimi, c?est bien le griot qui construit au fur et à mesure la cohérence de l?ensemble, liant les histoires les unes aux autres, dressant des parallèles, annonçant des divergences ou des ressemblances grâce aux nombreuses prolepses du récit. Cette fresque sur cinq cents ans ne peut avoir d?existence que parce que c?est un seul et même narrateur reconnaissable, intrusif, complice du lecteur-auditeur, qui en est le centre.

Ces nombreuses vies en effet, sont relatées dans des styles différents qui ont pour but de varier le récit évidemment, d?insérer de la diversité dans ce qui pourrait paraître de prime abord comme une longue suite de guerres dynastiques, une saga familiale aux proportions gigantesques. Ainsi le griot use-t-il de procédés extrêmement divers, et Monénembo se réfère ici au fait que le griot peut être tout autant historien que critique, louangeur ou bouffon. Cette diversité formelle trouve donc ses sources dans l?origine même du griot.

Dans le texte, celui-ci est donc railleur, nous l?avons vu, lors des passages où il fait explicitement référence à son interlocuteur. Mais il peut également prendre d?autres postures, d?autres masques pourrait on dire. Par exemple, dans la dernière section surtout, le narrateur se fait chercheur scientifique, historien, universitaire, citant ses sources abondamment, saturant le récit de dates, écartant un style romanesque qu?il avait utilisé précédemment, visant une certaine objectivité : « En 1669, Siré Sawa Lâmou succéda à son frère Bokar. La perte du Boundhou en 1690 et l?imprudence avec laquelle il signa un traité commercial, à Diôwol en 1697, avec André Brüe, le commandant du fort de Saint Louis [?] ne furent pas du goût de tout le monde »7. De plus, de nombreuse notes de bas de pages ont pour but d?authentifier le récit, de lui donner des preuves, ainsi Monénembo cite parfois des paragraphes entiers d?historiens du peuple peul ( T.M. Bah Histoire du Fouta Djalon, p.460 ; D. Robinson La guerre sainte d?al Hadj Umar ; A.H. Ba L?empire peul du Mâcina p.340, par exemple). Un télégramme est même intercalé dans le récit 8, de Beckmann au gouverneur général de Saint-Louis, des fragments de carnets de voyages d?explorateurs comme Olivier de Sanderval 9, ou de rapports de gouverneurs10 trouvent leur place au sein des récits du griot. En annexe au roman, une bibliographie scientifique est donnée, comportant des récits de voyages, des études historiques, des thèses et quelques articles. En outre, deux cartes sont données au lecteur. On est loin ici du style empruntant aux légendes des origines, aux premières lignes du roman : « Au commencement, la vache. / Guéno l?éternel créa d?abord la vache. Puis il créa la femme, ensuite seulement le Peul », ou bien du style clairement épique de certaines batailles : « l?intensité des combats fut telle que la terre en trembla, et que la sueur des chevaux entraîna la crue du fleuve. On dénombra trente mille morts du côté des Mâcinankôbé et, pour ainsi dire, seulement dix mille du côté de El Hadj Omar »11.

Cette virtuosité stylistique répond à une double visée. D?abord, il s?agit de tenir le lecteur en haleine tout au long du récit. Un impératif de variété et de divertissement du lecteur est donc évident. En outre, Monénembo place côte-à-côte deux grands modes d?écritures de l?histoire : le modèle de la tradition orale, qui relaie les contes et qui retrace les généalogies, et le modèle objectif, impersonnel, scientifique apparenté au discours occidental sur l?histoire de la colonisation. Ce dernier modèle12 a une prétention de neutralité. C?est de la confrontation par le griot de ces deux modèles que naît un discours sous-jacent, qui permet une réappropriation de l?histoire, de la mémoire aussi bien individuelle que collective13. Le discours colonial n?apparaît plus que comme un discours parmi d?autres. Ce faisant, l?auteur proclame la nature hétéroclite de la « vérité historique » : ce n?est ni le discours de l?oral ni le discours scientifique qui prévaut puisque c?est précisément la rencontre des deux que Monénembo a cherché à obtenir.

Ce désordre apparent dans le mélange des genres laisse apparaître l?existence d?un ordre à un niveau plus profond du texte : l?interrogation incessante sur la complexité à définir une identité peule, et en même temps l?affirmation  d?un devoir de réussite, de sa pertinence à l?heure où le griot parle, dans le monde actuel. Le griot a donc bel et bien un rôle éminemment politique, par son savoir, par la manière dont il confronte plusieurs genres et modes d?écritures de l?histoire, par sa fonction sociale d?unificateur d?un peuple via la parole.

Au-delà de l?apparente diversité des objets, des personnages, des styles et des formes, ce sont  toujours les mêmes noms qui reviennent : les enfants sont nommés en fonction de leurs pères ou oncles disparus et voués aux mêmes errances (les Dôya, Diabâli, Birame, Ibrahimi reviennent à chaque nouvelle génération), les épisodes se répètent chapitres après chapitres (la malédiction de l?ancêtre, la transmission de l?hexagramme de coraline, la prophétie à propos de l?enfant qui va naître, la division de la lignée entre deux frères, la femme qui trahit son mari ou son père sont des motifs récurrents). C?est toujours la même histoire qui se rejoue, c?est toujours l?identité peule qui est en question à travers des manifestations variées certes, mais toujours liées, de manière sous-jacente. L?écriture est donc bel et bien palimpseste : elle ne cesse de mêler des genres différents, de surimposer un style sur un autre, mais en transparence, sous les hauts faits des chefs de guerres et des almanis, c?est l?identité peule qui se révèle à l?interlocuteur tout au long de cette fresque, comme un motif fédérateur. Et cette histoire ne peut se révéler pleinement que parce que le griot joue de plusieurs discours, qui ne sont pas contradictoires mais qui se complètent en fournissant la preuve que la réalité historique n?est pas unique et objective, mais nécessairement hétéroclite et multiple.

C?est ce qui constitue une écriture polyphonique qui tend à l?hybridation des genres. Ainsi, une réappropriation et une réécriture de l?histoire est possible dans un contexte postcolonial. C?est bien évidemment la mémoire qui représente l?enjeu majeur de Peuls. Le griot symbolise la mémoire des généalogies, la mémoire des hauts faits. Par le dialogue, ou plutôt à travers cette longue diatribe qu?est le roman, le griot transmet ce savoir, cette mémoire à l?interlocuteur. Le dialogue, l?oral est un médium privilégié de transmission, les dialogues socratiques ne fondent la connaissance que par ce va et vient entre deux subjectivités. Ici, le griot est seul à parler. Mais alors qu?il paraît incertain de sa réussite à dresser le tableau de l?histoire peule dans le prologue (« Ouf, déjà ma mémoire s?embrouille, la salive me manque, ma langue s?affale au fond de ma gorge comme un vieux lézard assoupi. Je n?aurai jamais assez de force, tu me demandes l?impossible ! [?] Va le demander à un autre ! »), le lecteur-auditeur se rend compte au fil du texte que le griot prend de l?assurance et trouve de quoi alimenter son récit jusqu?à la fin : on pourrait donc dire qu?il utilise cette forme de l?oral comme herméneutique, comme moyen de recherche.

La mémoire est en crise dans le Prologue, face à la fragmentation, face à l?oubli. L?objectif de la parole est alors de retrouver les traces des origines, de retrouver le fil de la lignée, et c?est ce que s?emploie à faire le griot, avec une virtuosité remarquable.

L?interlocuteur est tout à la fois le Peul qui est dans une situation de demande anxieuse face au griot, depuis les premières pages, dans le monde « actuel », mais il devient également symbole du peuple peul en son entier. Il incarne alors un besoin collectif de l?histoire, de la mémoire du passé. Par ailleurs, la fait que le griot soit sérère est significatif : le peuple peul est porteur d?un manque au sein de son identité, il n?est plus capable de dire lui-même sa propre histoire, il est obligé de passer par l?Autre, le Sérère ici, l?altérité qui seule peut reconstituer l?identité perdue. Il y a donc un rôle social du griot dans cette possibilité de rassembler un peuple, qui est à peine esquissé dans un épisode où la race peule allégorisée réfléchie sur son propre sort 14 : « Elle se dit qu?il n?était peut-être pas plus mal de changer de saisons et de maîtres. Les choses devaient bien un jour s?arrêter à force de reproduire tout le temps les mêmes soleils et les mêmes pluies [?]. A chaque époque sa façon. Elle se dit que puisque son monde à elle s?était définitivement évanoui, elle devait se préparer à l?ébauche du nouveau, celui de la Guinée Française », mais ce monde nouveau ne peut s?ébaucher que si « la race peule » est consciente d?elle-même, de son identité et donc de sa mémoire. C?est à cette vaste entreprise que Peuls répond en partie. L?hexagramme de coraline ne cesse de se transmettre de génération en génération, il a failli se perdre plusieurs fois, il a failli être brisé entre plusieurs lignées, pourtant, il reste présent jusqu?au dernier épisode de la prison qui réunit les deux lignées initiales descendantes de Doyâ Malal : des voleurs de b?ufs et des compagnons de l?almani Biro. De même, la mémoire doit se transmettre de parents en parents.

En esquissant cette gigantesque fresque, Monénembo a utilisé de nombreuses sources, nous l?avons vu, et la mémoire des Peuls qu?il transmet est inévitablement aussi une partie de sa mémoire et de son identité qu?il cherche. Ainsi peut-on lire la citation de Zoé Oldenbourg mise en exergue du roman après des proverbes : « La documentation étant à la portée du premier venu, l?écrivain est libre de s?en servir si cela lui plaît. Elle ne présente aucun intérêt en elle-même, et ne vaut que par l?intermédiaire qu?on lui donne. Tout roman si « objectif » soit-il en apparence, est le portrait de son auteur, et n?obéit qu?aux lois de l?univers intérieur de l?écrivain 15». Si Monénembo semble utiliser principalement les modèles de l?oralité et du roman historique occidental pour construire son « roman », ces derniers ne demeurent que des supports à la création artistique et aucun ne peut prétendre à une totale objectivité, neutralité, vérité scientifique. A travers eux, c?est toujours l?auteur lui-même qui dessine son propre portrait, en jouant avec les codes traditionnels du récit. La tension que nous avons mise à jour entre une revendication de vérité scientifique et le récit plus légendaire, qui se résorbe dans la personne même du griot, unifiant toutes les facettes du récit, a avant tout pour but de montrer que la vérité historique est toujours multiple. Du coup, la mémoire doit s?en accommoder, en acceptant un héritage pluriel.

Notes

1 Je tiens à remercier L.Mbondé Mouangué pour avoir répondu à mes questions, à propos de son intervention intitulée ?Le griot comme modèle énonciatif dans Peuls de Tierno Monénembo? du 01.12.09, à l'occasion du colloque ?Parodies, pastiches, réécritures; la question des modèles dans les littératures francophones?.  
2 Peuls , de Tierno Monénembo, paru en 2004. Édition utilisée : Points n°2212. Page 19
3 p.50.
4 p. 41.
5 ?La composition discursive dans Peuls de Tierno Monénembo : la raillerie comme procédé rhétorique, de construction et de solidarité?, in Interculturel-Francophonies n°9, juin-juillet 2006.
6 p. 309.
7 p.246.
8 p.466.
9 p.441.
10 p.460
11 p.420.
12 Voir sur ce point Certeau L?écriture de l?histoire, Folio 1975.
13 Elisa Diallo, Moi qui vous parle, identité et énonciation dans l?écriture de Tierno Monénembo, Faculty of the Humanities, Leiden University, 2009.
14 p. 472-473.
15 p. 9