Un entretien avec Charles Bonn

Anne-Sophie Pereton

Le colloque international « Parodie, pastiches, réécritures.. » organisé dans le cadre des Entretiens du Centre Jacques Cartier a permis à des chercheurs venus du monde entier de confronter leurs conceptions du rôle du palimpseste et de s’interroger sur la question des modèles dans les littératures francophones.

L’occasion pour les étudiants du séminaire de littérature francophone de l’ENS LSH d’appréhender sous un angle différent des auteurs et des textes hétérogènes tant du point de vue de leur ancrage géographique que de leur visée (idéologique, satirique, poétique…). L’occasion aussi de rencontrer ceux qui « font » la littérature francophone d’aujourd’hui, au cours d’une table ronde d’écrivains, mais également tout au long de ces deux jours de colloque, avec les professeurs et les chercheurs, dont la grande disponibilité et l’ouverture ont favorisé le contact avec les étudiants.

C’est à l’issue de cette rencontre, déjà très riche, que Charles Bonn, professeur émérite à l’Université Lyon II, nous a gentiment accordé de son temps pour répondre à quelques questions. Sur le colloque en lui-même, et son domaine de prédilection, la littérature maghrébine, mais aussi sur la francophonie, les difficultés que l’appellation suscite, les enjeux qu’elle charrie.

Anne-Sophie PERETON : Les interventions auxquelles nous avons pu assister ont montré toute la vitalité de ce secteur de la recherche. Pourtant, la littérature francophone semble encore être une discipline à la périphérie de l’enseignement littéraire national : n’avez-vous pas le sentiment que le nom sanctionnant une spécificité disciplinaire et les concepts qui s’y associent restent à imposer ?

Charles BONN : C’est précisément le nom de francophonie qui pose problème. Je dirais que le nom de francophonie est probablement l’un des noms les plus ambigus qui soient. Il signifie énormément de choses différentes, politiquement surtout. Officiellement, c’est le fait de parler français, mais à ce moment là, il n’y aurait pas de différences entre écrivains français et écrivains « dits francophones ».

Pour ma part, j’ai toujours dit qu’il n’y a pas de séparation à faire. Je crois que ce nom même de « francophonie » n’existe que dans le système français. L’Espagne, par exemple, n’a pas, ou en tous cas beaucoup moins, développé le concept « d’hispanidad ». Le fait que nous ayons développé ce concept est lié à une conception particulière de notre histoire coloniale.

Implicitement, en ce qui concerne la littérature dont je m’occupe - la littérature maghrébine - donc anciennement colonisée, c’est typiquement un mot qui sépare l’écrivain « dit francophone » de l’écrivain français : naïvement pour désigner une aire culturelle, moins naïvement pour le reléguer dans un ghetto.

Le francophone est implicitement supposé moins bon que le français.

Anne-Sophie PERETON : Justement, ne pensez-vous pas que c’est précisément ce « problème de terminologie », cette mise à la question permanente du concept même de francophonie qui explique le rôle de parent pauvre que joue, dans l’Université française, les études francophones ?

Charles BONN : Je crois d’abord qu’il y a cet a priori, cette idée qui veut que « c’est moins bon ». Mais il y a aussi et surtout une mauvaise conscience coloniale très forte. C'est-à-dire qu’on déprécie pour ne pas reconnaître qu’on a été le colonisateur.

Et je crois que c’est là, peut-être, la différence majeure entre ma génération et la vôtre : les jeunes de votre génération qui entrent à l’Université en ce moment n’ont pas ce problème-là ; n’ayant pas vécu la décolonisation, vous n’avez pas cette mauvaise conscience coloniale qu’on a eu dans ma génération à moi. Je me rappelle très bien que quand j’étais gamin, pour moi, l’empire français, c’était une évidence, la mission civilisatrice de la France, c’était une évidence : ce n’est qu’une fois adulte que j’ai mis tout cela en question.

Anne-Sophie PERETON : Et c’est pour cela, selon vous, qu’on peut expliquer que les études francophones soient abordées de façons différentes, selon que l’on se trouve en France, au Québec ou encore en Belgique ?

Charles BONN : Tout à fait, et même plus encore dans des pays non francophones.

Depuis que je suis a la retraite, je suis sans cesse invité à droite et à gauche ; là par exemple, je reviens de Corée. Et bien c’est quand même curieux qu’en Corée on s’intéresse plus à la littérature francophone qu’à la littérature française. Pourquoi ? Tout simplement parce que les Coréens ont été colonisés par les Japonais, comme les francophones sont d’anciens colonisés. Lorsqu’on leur demande, les chercheurs répondent : « c’est l’histoire coloniale qui nous intéresse ». Eux, ils n’ont pas « la mauvais conscience ». D’ailleurs, ça serait très intéressant de voir comment se pose le problème de l’autre côté, pour les Japonais.

En Allemagne aussi, les études francophones se développent énormément en ce moment. Pourquoi ? Parce que l’Allemagne n’a pas d’histoire coloniale, enfin une toute petite histoire coloniale, et en tous cas pas avec les Français. Et pour eux, c’est d’autant plus intéressant que cela leur permet d’aborder leur propre rapport à l’altérité, en particulier avec les turcs. Cela leur permet de poser la question problématique de l’immigration et de la différence culturelle qui entraîne l’immigration : par exemple en ce qui concerne le statut de la femme. Je remarque que la plupart des mémoires d’étudiants allemands qu’on me propose tourne autour du statut de la femme ou de l’immigré : ce sont chez eux deux thèmes sociologiques récurrents.

Les littératures francophones permettent souvent d’aborder des thèmes sociologiques, mais au détriment de la littérarité : j’essaie en permanence de ramener les gens à voir que ce sont des textes littéraires avant tout.

Anne-Sophie PERETON : Vous faîtes d’ailleurs remarquer, à plusieurs reprises, le risque d’une « lecture idéologique dans laquelle l’ambiguïté propre au texte littéraire s’efface ». Pensez-vous qu’il soit quand même possible d’intégrer le fait colonial, massif et irréfutable, aux études francophones sans tomber dans l’excès des théories post-coloniales ?

Charles BONN : Il ne faut pas stigmatiser les théories postcoloniales dans leur ensemble. C’est un réflexe typiquement français : nous sommes systématiquement réticents aux phénomènes de mode, et nous avons raison.

Néanmoins, je crois que le succès des théories post-coloniales aux Etats-Unis est davantage lié à l’ouverture d’un champ littéraire qu’à une théorie de lecture à proprement parler. Les Américains mettent dans le sac des « post-colonial studies » tous les textes produits par des écrivains colonisés : pour eux, c’est simplement une question géographique qui recoupe la francophonie chez nous, mais aussi des textes en anglais, en portugais... Pour l’universitaire Américain moyen, c’est un domaine d’études quelle que soit la théorie, même si c’est un domaine dans lequel il y a une forte théorisation. Et si, au début, on ramenait les textes essentiellement à leur contexte politique, aujourd’hui c’est beaucoup moins le cas.

Pour autant, la conception de Moura est complètement binaire : il utilise une répartition spatiale qui est celle de Bourdieu (centre / périphérie), il reprend aussi le concept de scénographie de Maingueneau (acteur / spectateur). L’acteur est toujours le francophone. Mais un théoricien comme om baba va théoriser « l’in between », l’entre-deux comme « troisième espace » où précisément se déploie le texte littéraire. Celui-ci ne se nourrit ni d’un centre ni d’une périphérie, il se nourrit de la rencontre. C’est à partir de là que se développe le concept d’hybridité, qui n’est pas une perte, un abâtardissement, mais qui est, au contraire, une découverte de l’être au travers du regard de l’autre. C’est la confrontation avec l’autre qui me permet d’être moi et de me connaître moi-même.

Cet entre-deux producteur de sens n’a rien à voir avec la manière dont Moura a compris la chose, avec sa mise en scène de la domination. Le dominant, en quelque sorte, je le séduis et je l’agresse en même temps : Khatibi1, bien avant les théories post-coloniales, disait : « quand je danse devant toi, sache que cette danse est de désir mortelle » c'est-à-dire qu’elle est la séduction et le meurtre, qui supposent, chacun et ensemble, une binarité d’espace. La séduction est nécessairement le désordre et le meurtre, qui est désordre aussi, et c’est dans ce désordre que mon identité, de colonisé ou de colonisateur, se fabrique vraiment. En utilisant la binarité d’espace on la perturbe, pour se situer ni d’un coté ni de l’autre tout en exploitant cette binarité : le littéraire se situe dans cet entre deux, dans le fait que rien n’est totalement d’un côté ou de l’autre. De fait, tout élément de ce dialogisme identitaire est nécessaire, sinon il n’y a pas de dialogue, de constitution de soi : là est l’essence même du littéraire. Une des caractéristiques du texte littéraire pour Roland Barthes est de se prêter à autant d’interprétations que de lecteurs : dire « ce texte veut dire ça, point final » c’est trahir le texte.

Anne-Sophie PERETON : Et ce paradoxe – vous parlez dans un article de « face-à-face tendu et séducteur » - n’est-il pas, précisément, exacerbé dans le cas des littératures maghrébines par le problème de la langue ?

Charles BONN : Je ne pense pas qu’il s’agisse à proprement parler d’une caractéristique des littératures maghrébines ; la question de la langue est beaucoup plus large. Moi-même,  un des éléments qui m’a peut-être amené à m’intéresser à ces situations de bilinguisme, c’est mon bilinguisme. J’ai appris le français à l’école. Je ne parlais pas le français avant d’aller à l’école. Je suis alsacien, je ne parlais qu’un dialecte allemand : alors j’ai fait le saut dans ce que Kateb appelle « la gueule du loup ». La « gueule du loup » chez Kateb c’est la langue française, dans laquelle son père, un lettré de langue arabe, le jette, faisant de lui l’écrivain qu’il est devenu,  mais c’est aussi le meurtre de la mère.

Anne-Sophie PERETON : Kateb insiste sur le fait qui ni le français ni l’arabe classique ne sont « ses » langues, et que c’est pour cette raison qu’il a le besoin, la nécessité, d’inventer « SA » langue, une nouvelle langue.

Charles BONN : Tout à fait, c’est ce que j’ai montré ce matin : son travail est un travail sur la langue et les structures littéraires du texte, sur les modalités de l’expression plus que sur les contenus. Parce que c’est là, dans la maîtrise de la langue, que tout se joue et non pas dans le fait d’énoncer des idées politiques.

Anne-Sophie PERETON : Vous avez d’ailleurs insisté ce matin sur les bouleversements de la chronologie linéaire et la quasi-absence de descriptions, comme autant de jeux, implicites, avec les codes de la narratologie. Mais n’y a-t-il pas aussi chez Kateb, par la réutilisation de certains topoi de la littérature européenne (arrivée à la gare, scène de première vue dysphorique, casquette de Monsieur Ricard rappelant celle de Charles Bovary) une volonté consciente ou pas, de pasticher, parodier, se réapproprier les modèles tout en les mettant à distance ?

Charles BONN : Ce qui est sûr, c’est que Kateb a beaucoup lu, que c’est un fanatique de littérature. Pour preuve, j’ai eu la chance inouïe de pouvoir récupérer, dans les années quatre-vingt-dix, à la suite de la publication de ma petite anthologie de la littérature algérienne, tous les textes d’adolescence de Kateb, écrits à l’encre verte, sur du papier bleu : ce sont des poèmes, les premiers de Kateb, des poèmes d’imitation, de Lamartine, de Victor Hugo, de Verlaine surtout. Lorsque Kateb se retrouve en prison, le 8 mai 1945, qu’il pense être fusillé le lendemain, c’est encore un poème qu’il écrit. Une imitation de « Demain dès l’aube… » de Victor Hugo qu’il adresse à sa mère.

Chez Kateb, il y a une valorisation à la limite du paranormal de la littérature pour elle-même. Son entrée en littérature n’a rien à voir avec un quelconque engagement politique. D’ailleurs, son premier poème d’écriture véritablement personnel, c’est un poème d’amour en vers libre adressé à sa cousine, qui est le modèle de Nedjma. Elle est décrite dormant nue, après qu’ils aient fait l’amour…et ça termine comme cela : « elle ferait une morte sinistre si je l’étranglais » !

Même si, lorsque Kateb écrit Nedjma, il est militant à l’Etoile Nord-Africaine, le texte lui n’est pas militant. A la mort de Kateb, il y a 20 ans, il y a eu une récupération de Kateb.

Anne-Sophie PERETON : Mais n’est-ce pas simplement parce qu’il est plus facile, pour les Français, de voir dans la littérature colonisée une littérature engagée plutôt qu’une littérature qui s’émancipe par son langage ?

Charles BONN : Bien sûr, et encore plus venant de ce que j’appellerais un paternalisme de gauche. La littérature engagée est devenue une catégorie passe-partout qui repousse l’interrogation sur la qualité du texte, sa qualité littéraire. On retrouve cela surtout dans la littérature issue de l’immigration, prenez l’exemple d’Azouz Begag2 : on ne parle que du Gone du Châaba, alors qu’il a écrit des textes bien meilleurs. Paradoxalement, la critique de la qualité littéraire est beaucoup plus présente dans les journaux de droite car le journaliste de gauche est paralysé par la nécessité d’ériger un texte en document, au détriment de sa qualité littéraire.

Anne-Sophie PERETON : Vous avez évoqué le fait que c’est votre rapport personnel au français qui vous a conduit à vous interroger à la problématique de la langue, de l’altérité mais pourquoi la littérature maghrébine ?

Charles BONN : A dire vrai, on ne m’en a jamais parlé quand j’étais étudiant donc je l’ai découverte. Je l’ai découverte avec Kateb. J’étais enseignant dans un lycée du Nord-Pas de-Calais en 1967 et j’ai demandé à partir comme lecteur dans des facs européennes. Je n’avais pas un dossier assez bon mais on m’a proposé un poste de certifié détaché à la Fac de Constantine. Quand je suis arrivé à Constantine, j’ai fait les librairies et le premier livre d’un auteur ayant un nom arabe que je trouve c’est Le Polygone étoilé de Kateb Yacine. J’avais le sentiment que c’était un grand texte mais je n’y comprenais rien ! C’était le défi, il fallait que travaille là-dessus parce que je ne pouvais pas laisser passer le fait que je ne comprenne pas : c’est comme ça que ça a commencé. La motivation pour moi a d’abord été littéraire même si, plus tard, j’ai lu des auteurs plus faciles qui m’ont servi à découvrir également le pays.

Anne-Sophie PERETON : Tout le colloque a été centré sur la notion de modèle, est-ce  que vous ne pensez pas que c’est réducteur de faire de la littérature francophone un simple palimpseste ?

Charles BONN : Tout texte littéraire est d’abord un palimpseste. Pas seulement le texte francophone. Et je dirais même que la question du palimpseste est peut-être « le » problème des littératures francophones : un texte de littérature française a un tel bagage d’autres textes littéraires français derrière lui que l’intertextualité est un concept qui marche forcément.

Anne-Sophie PERETON : Justement, les modèles des textes francophones ne sont pas nécessairement des modèles français. Est-ce que cela n’accroît pas encore davantage le phénomène de « balkanisation » des études francophones ?

Charles BONN : Cette imbrication fait qu’on est dans les rhizomes de Deleuze, dans « le tout-monde » de Glissant. Et à la limite, il n’y a pas de différence entre la littérature francophone et les autres littératures. Simplement, dans les littératures francophones, émergentes, le palimpseste est peut-être plus visible parce qu’il s’inscrit dans ce dialogue que nous avons déjà mentionné, dans cette scénographie, alors que ce n’est pas forcément le cas avec des littératures plus anciennes.

Anne-Sophie PERETON : Donc il n’y a pas pour vous de spécificité de la littérature francophone ?

Charles BONN : Non, il n’y a pas de spécificité. Pour autant, implicitement, il y aura toujours des auteurs qu’on peut attaquer et d’autres pas : on peut démolir Azouz Begag, ça ne choquera personne, on ne peut pas démolir Proust, surtout si on s’appelle Edouard Glissant.

Anne-Sophie PERETON : Selon vous, les grandes institutions telles que la Sorbonne ont-elles encore une influence négative, régressive, vis-à-vis des études francophones ?

Charles BONN : Tout ça est en train de changer. Nedjma au programme de l’Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences, c’est une révolution ! Voilà des années que j’essayais, via l’association de littérature francophone et comparée, de faire mettre au programme de l’Agrégation un auteur de littérature francophone, et je proposais Kateb. Mais jamais je n’ai réussi à le faire passer : il y a eu Senghor, il y a 30 ans ; cette année, il y a Césaire. Bien sûr, Ulm est beaucoup plus classique, mais à la Sorbonne, tout ça évolue depuis quelques années. En particulier, grâce au renouvellement des générations d’enseignants, y compris dans les citadelles de la tradition.

Notes

1 Abdelkébir Khatibi (1938-2009) est un romancier marocain et un sociologue, spécialiste de la Littérature maghrébine francophone.
2 Azouz Begag (né le 5 février 1957 à Lyon, Rhône) est un homme politique, écrivain et chercheur français en économie et sociologie. Il est chargé de recherche du CNRS à l'université Paris-IV.