RDC : un deuil sans fin, de Simon Kiangani Loti

Matthew Phillips

Publié en mars 2010 chez l’Harmattan, ce premier roman de Simon Kiangani Loti, directeur des études et professeur de philosophie au collège John Mabuidi à Kinshasa, raconte l’histoire et les retombées de la mort d’un bébé dans une société corrompue politiquement et moralement. Incapables de payer les « douanes » que le portier et le médecin demandent à l’hôpital, les parents de cet enfant le voit mourir dans leurs bras ; en outre, une fois le cadavre porté à la morgue, les autorités refusent de le rendre aux parents jusqu’à ce qu’ils paient une autre « douane ». Du coup, une émeute éclate, et plusieurs employés de l’hôpital sont tués. Un homme mystérieux que les autorités appellent « le fou », commence à semer la discorde parmi le peuple ; la fin du roman présente une confrontation entre ce « fou » et le président du pays.

Ce bébé mort porte une forte valeur symbolique. Appelé « Trésor », on comprend que le décès de cet enfant ne représente pas qu’une mort tragique singulière, mais plutôt la mort de l’espoir, une crise ultime de confiance en les autorités constituées. Dans un entretien avec Groupe l’avenir (organe de presse en ligne dont le siège est à Kinshasa, République Démocratique du Congo), Kiangani Loti explique : « Quand vous tuez un enfant, c’est-à-dire vous avez tué demain. Et si vous avez tué demain, le deuil est effectivement sans fin. »1.

Dans la citation de cet entretien, l’écrivain évoque le titre de son œuvre. Et c'est sans doute un titre qui suscite la curiosité sur plusieurs plans. La mort de l’enfant ne provoque pas le deuil, mais le figure. Ce deuil est lié à un désespoir, c’est-à-dire une perte d’espoir, dans le gouvernement et dans l’avenir du pays ; ainsi, le fou explique : « Aujourd’hui, chaque maison est devenu un parti politique, plus rien ne va. Le peuple est marginalisé, pauvre, laissé-pour-compte» (p.66). Ce désespoir a causé une fragmentation du peuple, et un éclatement de l’identité nationale ; comme le dit un vieillard : « Le pays se meurt. » (p.42). Comme l'explique Freud, le deuil se caractérise par une « perte de l’intérêt pour le monde extérieur »2. Le deuil national a eu cet effet sur le peuple : chaque individu est devenu insulaire et solitaire. Un sentiment commun de solidarité n’existe plus. L’autre énigme du titre est la mention de la « RDC », on ne retrouve en effet aucune autre référence à la République Démocratique du Congo dans le roman. Ce procédé de cryptage permet à l'écrivain tout à la fois de formuler une critique de la situation politique et sociale de son propre pays et d'en faire un exemple valable pour le continent africain en général.

La figure du « fou » est centrale dans le roman. Ce sont les autorités qui le traitent de « fou », dans les émissions de radio à travers lesquelles le président dissémine sa propagande. Cet homme semble correspondre à la figure du fou dans la tradition africaine décrit par Jacques Chevrier : « Vivant dans la rue, en contact permanent avec la foule, ces personnages parlent et gesticulent d’abondance, n’hésitant pas à dire tout haut ce que chacun pense à soi, leur délire est prophétique »3.On constate l’effet prophétique, voire messianique, qu’il a sur le peuple ; la foule se presse autour de lui « en transe » (p.68), alors qu’il s'exclame : « Que ces péchés tombent sur moi, rien que sur moi, pour les siècles des siècles ! », utilisant une rhétorique aux claires connotations christiques. D’ailleurs, à la première apparition du « fou », un pasteur remarque sa « chevelure hirsute à la Karl Marx », liant cet homme avec celui que l’on pourrait appeler le prophète de la gauche, qui a prédit la fin inévitable du capitalisme et la montée du socialisme. Même le Président est touché par l’influence puissante du « fou » : « D’ailleurs, après tout ces entretiens révélateurs, il pensait au rachat de ce peuple qu’il avait foulé au pied, traîné dans la boue, tout ça par une faute partagée avec tout son entourage. » On voit ici un certain sentiment de remords ; comme dit Foucault, « le fou rappelle à chacun sa vérité. »1

Quelques mots, pour finir, sur l'utilisation des images scatologiques. Lisant ce roman pour la première fois, on est inévitablement frappé par l’omniprésence du langage qui a trait à l’excrément ; on le retrouve presque à chaque page. Au début du roman, un personnage échappe de justesse à la noyade « dans une fosse septique », symbole de la situation du peuple dans ce roman. « Cette merde de pays » est une expression récurrente dans le roman ; le « fou » demande au Président : « Avoue que c’est vous qui foutez l’Afrique dans la merde. C’est de la « pourritique » et non de la politique. » Ce langage s’oppose à celui qu’emploie le Président et son gouvernement, renvoyant à un registre divin : « Ecarsa, ses archanges que sont les ministres, ses anges ou services de sécurité » (p.90) ; « la sacralité du Grand des Grands » (p.96). Ce rabaissement du haut au bas correspond bien à la théorie de Bakhtine du réalisme grotesque :

« Rabaisser, cela veut dire faire communier avec la vie de la partie inférieure du corps, celle du ventre et des organes génitaux. […] Le rabaissement creuse la tombe corporelle pour une nouvelle naissance. C’est la raison pour laquelle il n’a pas seulement une valeur destructive, négative, mais encore positive, régénératrice. »2

Donc ce rabaissement du gouvernement et du pays est une façon de critiquer, mais également de renvoyer aux origines, au corporel, c’est-à-dire à l’état le plus bas, préalable à une reconstruction possible, selon une nouvelle forme plus juste.

Et c’est ici que je voudrais conclure cette étude du roman de Kiangani Loti, parce que c’est ici que l’on trouve la raison de sa prise d'écriture. Dans un « avertissement » au début du livre, il explique que c’est « comme si j’écrivais ou je criais pour rappeler le monde au monde selon l’expression de l’illustre Sony Labou Tansi ». Il s'agit de pousser le peuple à sortir de l’individualisme, et les hommes politiques de la folie de grandeurs, afin de laver « cette merde de pays ». Le titre du roman représente alors un défi a la société : est-il possible de mettre fin au deuil ?

Notes

2 Freud, Sigmund. Œuvres complètes de Freud/Psychanalyse vol 13. « Deuil et mélancolie », Paris, 1988.
3 Chevrier, Jacques. Le Lecteur d’Afriques. « Une identité problématique : de l'errance à la folie » , Paris, 2005.
1 Foucault, Michel. Histoire de la folie à l’âge classique, Paris, 1972.
2 Bakhtine, Mikhaïl. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Age et sous la Renaissance, Paris, 1970.