Une lecture du Silence des esprits de Wilfried N’Sondé1

Alice Freysz

Après le succès de son premier roman, Le Cœur des enfants léopards – prix Senghor de la création littéraire et prix des Cinq Continents de la francophonie – dans lequel un jeune Africain incarcéré se débat avec le poids de ses souvenirs, Wilfried N’Sondé renouvelle l’expérience d’une douloureuse plongée dans le passé avec Le silence des esprits. Cette immersion dans le passé de ses protagonistes va permettre à Wilfried N’Sondé de faire ressurgir la mémoire de l’Afrique, d’une Afrique en proie au chaos à la fin du vingtième siècle, et posera plus largement la question de la rédemption : peut-on accorder le pardon à ceux qui ont participé à ces horreurs ? C’est à travers l’histoire de Clovis Nzila que Wilfried N’Sondé va poser cette question, sans a priori et en laissant au lecteur le soin de trancher.

A Paris, dans un RER, Christelle croise le regard de Clovis, un clandestin qui tente de survivre au milieu de la jungle parisienne dans la peur constante d’un contrôle de police. Dans ce regard, Christelle aperçoit une détresse familière et décide d’offrir à Clovis sa confiance et son hospitalité. C’est enfermés dans le petit appartement de Christelle que les deux personnages vont entreprendre un voyage mémoriel qui les entraînera loin dans leur passé et au plus profond de leurs êtres. Violée par son beau-père, trahie par son premier amour, battue par son mari, Christelle se console avec des histoires sans lendemain qui la blessent plus encore et ne tire que peu de satisfaction de sa vie. Clovis, qui a fui un pays d’Afrique qui restera anonyme, est aux prises avec les « images insoutenables de son passé » : chassé de son village natal alors qu’il était encore enfant, il vivote un temps dans les rues de la capitale avant de trouver refuge dans « les Forces vives de la nation, le fer de lance de l’avant-garde révolutionnaire », moins par conviction politique que pour être « nourri trois fois par jours ». Depuis l’enfance, sa vie est marquée par la violence des autres à son égard et ce n’est qu’en rendant les coups qu’il a reçus qu’il se sent exister. Si dans la milice, il se contente de patrouiller et d’intimider la population, la chute du communisme provoque un chaos tel dans le pays qu’il en vient à commettre des actes d’une brutalité sans nom : en tant que « Crisard », membre d’une jeunesse « déshumanisés, éduquée sans amour, à coups de ceinturon et de brimades », jeunesse « pressée jusqu’à l’explosion », il devient milicien, participe activement à la guerre civile, terrorise, torture et tue. Mais ce n’est qu’au terme de la lecture complète du roman que le lecteur peut reconstituer cette trajectoire dans sa linéarité.

Dès lors, alors que la première partie du roman donne à lire ce qui semble être une rencontre somme toute assez ordinaire entre deux êtres délaissés et solitaires qui se confient leur passé, la deuxième moitié s’avère en fait être une plongée vertigineuse dans les blessures les plus intimes des deux protagonistes, et surtout dans celle de Clovis. La narration complexe, mêlant le « je » de Clovis et le point de vue d’un narrateur omniscient, glissant de l’un à l’autre sans prévenir, permet à l’auteur de nous faire voir les tréfonds de cette âme sombre en quête de pardon, sans pour autant statuer sur la légitimité ou non de ce pardon. Le chassé croisé des analepses, qui dévoilent tour à tour un moment du passé de l’un et de l’autre, permet de mettre en regard deux vies, marquées par deux continents, deux imaginaires, deux approches de la vie. Si l’ennui et le manque de confiance en soi dominent dans le passé de Christelle, celui de Clovis nous laisse entrevoir l’horreur et la violence permanente ; et la deuxième partie du roman se centre principalement sur cette part-là de son passé. Si au départ Clovis apparaît comme un clandestin en détresse, un homme malmené par la vie, il se mue peu à peu en bourreau, jusqu’à ce qu’il avoue que « Parmi les quelques figures qui devinrent tristement célèbres pour leur raffinement dans la terreur se distingua un certain Clovis, rebaptisé amiral Nzila Rambo ! ». Ce retournement de situation, par lequel la victime avoue finalement avoir été bourreau, intervient volontairement tard dans le roman : Clovis lui-même a honte de ses agissements et ne veut pas les révéler à Christelle, et il s’agit plus largement pour Wilfried N’Sondé de laisser aux lecteurs le soin de se faire leur propre opinion sur le personnage en fonction de ses agissements dans le présent avant de dévoiler son passé, le soin de le juger sur ce qu’il est plus que sur ce qu’il a été. En même temps, ce retournement, méticuleusement préparé par l’auteur, fait jouer à plein l’empathie du lecteur : tout comme Christelle, le lecteur est d’abord tenté d’accorder sa confiance à ce personnage brisé par la vie et compatit pour celui qui semble être la victime des aléas de l’histoire, mais sa confiance se trouve trahie après plus de cent cinquante pages, lorsque Clovis avoue avoir été l’un des acteurs de cet horrible spectacle. S’opère ainsi un habile jeu de rétrospection : de même que l’auteur nous donne à lire un récit qui procède de manière rétrospective, faisant progressivement ressurgir les souvenirs des personnages, de même il nous propose l’expérience d’une lecture à rebours, puisque c’est à la lumière de cette révélation, qui n’intervient qu’après cent cinquante pages, que s’éclaire la première partie de l’œuvre. Des liens se tissent incessamment entre passé et présent, avant et après, et Wilfried N’Sondé nous interroge sur le poids du passé et ses répercussions dans le présent. En effet, au  passé des protagonistes marqué par la brutalité et la noirceur s’oppose un présent sensuel et lumineux puisqu’au fil de leurs confidences, Clovis et Christelle se rapprochent et voient l’un dans l’autre une promesse de douceur et de vie à deux. Dans ce chassé croisé entre passé et présent, violence et douceur, brutalité et sensualité, entre lui et elle, la question centrale est celle de la rédemption : Christelle lui accorde son pardon mais l’auteur choisit de clore son roman sur une rechute dans la brutalité en montrant Clovis arrêté et brutalisé par la police. Entre l’absolution de Christelle et le châtiment de la police, l’auteur ne statue pas réellement et il reste au lecteur à décider s’il accorde ou non son pardon à Clovis au terme des confessions de celui-ci.

Au cœur de cette toile dans laquelle l’auteur fait habilement jouer les strates temporelles et les points de vue, un autre type de lien se dévoile et vient expliciter le titre : à plusieurs reprises, Wilfried N’Sondé fait intervenir Nzambi a Mpoungou, déesse-mère vénérée dans l’ancien Royaume de Kongo, et son leitmotiv, « L’amour, l’amour ! », afin de mettre en scène les fils qui se tissent entre le monde des vivants et le monde des esprits. Le roman s’ouvre sur une apparition onirique de Marcelline, sœur jumelle de Clovis, à son frère, et la thématique du rêve qui parsème l’œuvre permet un rappel constant de ce lien primordial entre le monde des vivants et le monde des esprits. Mais, alors que Clovis et Christelle vivent le moment présent de leur rencontre comme un rêve lumineux, les rêves laissent aisément la place aux cauchemars qui surgissent du passé; et toute lueur d’espoir sera finalement détruite. Si les esprits demeurent silencieux, c’est qu’ils sont impuissants, aphones dans leur désarroi face à ce déferlement de violence tel qu’il a lieu dans le pays d’origine de Clovis, lorsqu’après la chute du communisme « les dirigeants se pressaient de déguiser l’irréparable et la misère en costume démocratique ». Au sein d’une Afrique en proie au chaos et délaissée par ses dieux protecteurs, Wilfried N’Sondé peint le tableau d’une jeunesse égarée et hantée par la violence –  lui-même avait une vingtaine d’années au moment de la chute du communisme, mais il avait depuis longtemps quitté l’Afrique pour l’Europe. En dressant le tableau d’un jeune homme qui se retrouve à la fois victime et bourreau de cette jeunesse sanguinaire, Wilfried N’Sondé nous invite également à réfléchir sur la situation politique de l’Afrique au sortir de la guerre froide. La situation de l’époque est généralement analysée dans ses répercussions directes dans les pays du nord concernés par la guerre froide, mais Wilfried N’Sondé fait ici le choix de nous exposer sans détours l’envers du décor, les conséquences de ces événements en Afrique : « un mur tomba quelque part en Europe (…) L’onde de choc arriva à trop grande vitesse jusqu’à l’équateur, comme une calamité de plus à laquelle ni mon pays ni moi n’étions préparés. ». Au ton amer et cynique de Clovis se superpose la voix de l’auteur qui ne peut que constater la descente aux enfers d’une Afrique déjà mal en point : « La crise, elle, résistait tranquillement à la démocratie, avec cette désinvolture qui l’avait fait triompher du communisme, de la torture, des maîtres de l’invisible, du tiers monde, du développement et de la coopération. (…) Le pillage et le racket furent institutionnalisés. » Au terme de ce roman, Wilfried N’Sondé confronte ainsi la possibilité de rédemption personnelle de Clovis, à la rédemption collective, peut-être impossible, d’une Afrique amère.

Notes

1 Actes Sud, 2010, Coll. Lettres africaines.