Cette formule laconique provient d’un essai de Fanon reproduit dans Pour la révolution africaine2, et elle pourrait constituer une sorte de condensé ironique de la pensée de son auteur. D’un bout à l’autre d’une œuvre en elle-même lapidaire, Fanon n’a rien fait d’autre que de se confronter à une “ sale histoire ”, au sens le plus sanitaire du terme : l’histoire du “nègre”, c'est-à-dire de la genèse historique d’un homme-moins-homme. Qu’il soit le Martiniquais victime des injures d’un enfant dans une rue parisienne3 ou l’Algérien luttant pour son indépendance, le “damné de la terre” est à la fois une figure littéraire et un objet conceptuel situé à un moment précis de l’histoire des sciences humaines, que l’intervention de Fanon a fortement contribué à esquisser. Bien conscient qu’une démarche hygiéniquement correcte – en d’autres termes, Humaniste - ne pouvait qu’effleurer de loin les problématiques de la colonisation et du racisme, Fanon a choisi de se salir les mains, inaugurant une forme de démarche critique radicale qui allait se généraliser à partir des années 1970. C’est dans cette attitude d’intimité avec l’abjection que se trouve peut-être l’une des clefs de l’immense influence de son œuvre, véritable moment fondateur du postcolonialisme. Fanon a compris qu’il n’y avait pas de lucidité sans renoncement. Or, le moment historique qui se dessine sous ses yeux est marqué par une nécessité historique de comprendre, donc de raconter, cette “sale histoire”, qui n’est pas seulement celle du “nègre” mais aussi celle du maître en regard duquel il est défini comme tel. La “sale histoire” devient l’Histoire. Et pour pouvoir effectuer ce mouvement de retour critique, le sujet contemporain doit impérativement se libérer d’un certain nombre d’images sociales narcissiques qui obstruent son champ de vision. Impossible de raconter le racisme sans dévoiler la crise morale de la civilisation issue des Lumières. Impossible de formuler un diagnostic fiable si l’on n’affronte pas les symptômes, aussi obscènes soient-ils. Pour cette raison, la démarche de Fanon en tant que penseur et en tant qu’écrivain est profondément médicale, conformément à la carrière qu’il a menée. Bien que marquée par les formes de pensée de libération dominantes de son temps comme le marxisme, l’intervention fanonienne cesse d’ouvrir sur un avenir prédéfini, pour faire éclater le présent en y cherchant les germes d’un futur déjà présent. Il n’y a pas d’après, il n’y a rien d’autre que le présent : mais un présent dont l’esprit peut faire ressortir les ramifications, les possibles. Le diagnostic n’existe que comme pratique permanente, et non comme système ; l’enthousiasme libérateur est remplacé par une attitude de vigilance permanente, un rapport clinique au monde. Puisque le futur n’est plus un récit autonome à faire advenir, mais une certaine façon de regarder le présent, la promesse dialectique des lendemains qui chantent cède la place à un travail de plongée dans l’ici et maintenant, sa brutalité, sa laideur et son abjection.
Dans un texte de 19564, Fanon explique cette posture de façon poétique : “Je veux ma voix brutale, je ne la veux pas belle, je ne la veux pas pure, (…), je la veux de part en part déchirée, je ne veux qu’elle s’amuse car enfin, je parle de l’homme et de son refus, de la quotidienne pourriture de l’homme, de son épouvantable démission.” L’auteur se donne explicitement pour mission de représenter, de mettre en évidence une “pourriture5” civilisationnelle : impossible dans ce cas de viser autre chose qu’une écriture sèche et précise, sans ambitions esthétiques. Le programme d’écriture de Fanon est ouvertement révolutionnaire, en rupture avec l’idéologie de l’absolu littéraire6. La “sale histoire” ne se laisse pas enjoliver, et les paroles doivent avant tout la cerner sans complaisance. L’écriture de libération est une confrontation. Si la révolution est “un oxygène qui invente et dispose une nouvelle humanité7”, cette oxygénation doit passer par une phase de suffocation, où la vérité et la frontalité sont les premières vertus. Dans ce cas, la description révélante et le programme d’action sont un seul et même geste. Lorsqu’elle vise juste, la simple nomination est une exhortation au changement. L’écrivain va par exemple user et abuser de mots que nous ne voulons pas entendre, faisant un usage provocateur des injures racistes : “chien de nègre8”, “bicot9”, “tous les Arabes sont des voleurs, c’est une race feignante, sale, dégueulasse10”. Ailleurs, il va multiplier les citations destinées à mettre mal à l’aise : telle cette logorrhée interminable de Michel Cournot dans Peau noire, masques blancs qui rendrait nauséeux les plus cyniques11.
Dans tous ces cas, il s’agit de nous mettre face à la “pourriture” de l’homme. Le monde contemporain comme gigantesque corps humain d’où l’humain s’est retiré, voilà comment le praticien caractérise le cas clinique qui l’occupe. Ce qui est le plus frappant, c’est la manière dont Fanon, tout au long de son œuvre, a eu une conscience aiguë de l’ancrage historique de son travail. Il se voit comme un ouvrier de la libération, opérant dans des circonstances très précises qu’il lui faut comprendre avec précision pour orienter son action. La “pourriture”, ce n’est pas seulement l’objet de son discours, mais c’est aussi le cadre dans lequel il s’inscrit, par lequel il est façonné. Fanon se présente comme placé par les circonstances historiques dans un état d’urgence12. Cette urgence qui configure l’écriture et la pensée n’est pas, selon lui, une stratégie personnelle : elle s’inscrit véritablement dans le réel, dans le ciment historique. Une formule de Peau noire, masques blancs le résume assez bien : Fanon y affirme écrire à partir d’ “un point où les méthodes se résorbent13.” Le moment historique de son intervention interdit en lui-même tout détour, toute précaution superflue, et invite à une démarche dont la brutalité fera toute la portée. Ce trou noir où la méthode est comme aspirée se situe dans l’innommable de l’humain, hors de la sphère d’influence de l’humain. Ce moment raciste - dont l’époque actuelle n’est qu’une nouvelle phase où Guaino a remplacé Gobineau - ne se comprend qu’en acceptant de faire face à un hors champ refoulé ; en cela, le postcolonial inauguré par Fanon doit beaucoup à la révolution psychanalytique. La “sale histoire” est notre “sale petit secret”.
Psychiatre et activiste politique, ou activiste politique par la psychiatrie, prosateur activiste et théoricien des sciences humaines, Fanon est un objet littéraire non identifié qui unifie sa démarche par une quête de symptômes. Son travail est tactile avant d’être scientifique. “Je me suis attaché dans cette étude à toucher la misère du Noir. Tactilement.14” Décrivant sans cesse le monde comme un corps gangrené, il se définit d’abord dans cet exercice de palpation. Comment mettre en évidence les protubérances inquiétantes d’une modernité si lisse, où les souffrances des hommes-machines sont rejetées dans le hors champ, dans l’outremer, le périphérique ? Dès son coup d’essai, Peau noire masques blancs, Fanon élabore une technique empruntant à toutes sortes de discours, préfigurant la nature polyphonique et pluridisciplinaire du postcolonialisme. Fini l’esprit de système, le grand récit épique. Pour comprendre le monde, ce n’est pas vers les grands discours qui en proposent un récit d’ensemble qu’il faut se tourner, mais vers l’anecdotique, l’inessentiel et l’interstitiel, les secrets de cabinet médical et les petites expériences embarrassantes du quotidien. Sur ce point, Fanon avoue sa dette à Karl Jaspers, dont il cite cette formule : “l’important [est] moins l’étude de cas innombrables que la compréhension intuitive et profonde de quelques cas particuliers.15” La première opération par laquelle l’écrivain Fanon va intervenir, c’est cette quête du récit faussement insignifiant, dont il lui incombera de faire éclore “intuitivement” la signification profonde - c'est-à-dire macrostructurale.16 La confession, l’histoire de comptoir, vont se voir transmuées en fenêtres sur l’insaisissable, l’infiniment grand, qui se joue à l’échelle de la civilisation. L’esprit de l’auteur postcolonial accomplit cette opération d’analogie à la façon d’un augure ; cette démarche rappelle d’ailleurs les Mythologies, dont Barthes rédige les premiers textes deux ans plus tard en 1954. On peut prendre un exemple : “Il y a une trentaine d’années, un Noir du plus beau teint, en plein coït avec une blonde “incendiaire”, au moment de l’orgasme s’écria : “Vive Schoelcher !” (…) On nous objectera que cette anecdote n’est pas authentique ; mais le fait qu’elle ait pu prendre corps et se maintenir à travers les âges est un indice : il ne trompe pas.17” Le vocabulaire utilisé ici, comme cette expression d’ “indice qui ne trompe pas”, illustre bien la façon dont procède Fanon pour mettre à jour les mécanismes négrophobes de la conscience occidentale. Pour raconter la “sale histoire”, il faut choisir habilement de sales petites anecdotes, des récits particulièrement frappants qui font office de dévoilement. Ces anecdotes sont très souvent personnelles, et racontées de l’intérieur : par là, Fanon rejoint une fois de plus Karl Jaspers et son idée selon laquelle l’individu prend conscience de lui-même dans des situations limites, dans un jeu de miroirs avec autrui.
Outre cette parenté théorique existentialiste, la façon de procéder n’est pas tout à fait neuve sur le plan de l’écriture. L’anecdote de révélation existentielle du racisme a été quasiment portée au statut de genre littéraire par W.E.B. Du Bois, le père du panafricanisme ayant vécu aux Etats-Unis (puis au Ghana) entre 1868 et 1963. Dans The Souls of Black Folk, paru en 1903, Du Bois raconte comment le refus d’une petite fille blanche d’échanger avec lui une carte à collectionner18 lui avait fait prendre conscience de l’existence du “problème noir” ( “the negro as a problem for thought”19). C’est cette expérience profondément personnelle d’un problème civilisationnel que l’auteur a nommé “double consciousness”20 : en thématisant ainsi la conscience de l’opprimé, Du Bois inaugurait la pensée afrocentrique et anticoloniale, auxquelles il allait apporter énormément tout au long de sa vie. Ce type de récit dans lequel le narrateur ressent au fond de lui-même la maladie civilisationnelle du racisme se retrouve chez Fanon, dont la parenté duboisienne est indéniable. La formule fanonienne de “sale histoire de nègre” est une autre version de cet agrégat de sciences humaines21 et de création littéraire décentrée, qui deviendra le sujet postcolonial. Là aussi, une structure historique et philosophique - le “problème noir” dont l’évocation ouvre Peau noire, masques blancs22 - est révélée dans des anecdotes personnelles, en particulier lors de l’épisode du Martiniquais arrivant en métropole23. Ce récit morcelé est ambivalent jusque dans ses marques énonciatives, puisque son protagoniste est tantôt désigné à la troisième personne, tantôt à la première24 ; montrant comment le vécu personnel est réinvesti pour devenir un outil d’investigation intellectuelle. Ces récits anecdotiques où résonne la voix personnelle de Fanon se trouvent pour la plupart dans Peau noire, masques blancs, en particulier dans le chapitre “L’expérience vécue du Noir”, hautement existentialiste et duboisien. Fanon y évoque sa découverte progressive des “stimuli” racistes, qui opèrent chez lui une “disjonction du corps.25” “Je me découvrais objet au milieu d’autres objets”, résume-t-il.26 Pour mettre en scène cette “dimension pour autrui de l’homme de couleur”27, Fanon s’affuble artificiellement d’un masque de Candide, débarquant en métropole plein d’innocence et de bonne volonté, et que le monde blanc soudain “par gestes, attitudes, regards, (…) fixe, dans le sens où l’on fixe une préparation par un colorant”28. L’anecdote personnelle, en traduisant pour autrui cette révélation existentielle, est un moment fondateur de la définition du “problème noir” ; et par là même, du concept-personnage de subalterne.29
L’écrivain postcolonial, qui pointe ici derrière le penseur antiraciste et anticolonial, part d’un vécu personnel pour le faire parler, en tirer du sens. Son écriture use paradoxalement de la mise à distance de soi-même pour parvenir à une compréhension renouvelée. Il est ainsi intéressant de noter comment est construit le récit personnel dans le chapitre “L’expérience vécue du Noir” : Fanon entrecoupe son récit de discussions de l’ouvrage de Sartre Réflexions sur la question juive, utilisant le système conceptuel élaboré dans ce dernier pour mener une comparaison entre stigmatisation antisémite et négrophobie. Dans ce mouvement de va-et-vient entre autobiographie et discussion philosophique, le réel est transformé par la pensée et inversement. La révélation de Fanon se fait dans cet entre-deux entre viscéralité et mise à distance. Le récit n’est jamais autonome, il s’inscrit dans une dynamique de saisie. Dans ce sens, les deux types de récits mis en avant par Fanon - l’anecdote et le cas clinique, très présent dans chacune de ses œuvres30 - fonctionnent absolument de la même manière. Dans le monde que décrit Fanon, le sujet social le plus quelconque est un malade au sein d’une foule malade.
L’ “histoire de nègre”, ce problème au sens théorique du terme, s’inscrit ainsi dans la démarche médicale de Fanon. Peu après avoir raconté en détails cette expérience vécue, cet être-noir si déstabilisant, il écrit avec humour : “Je fis un bilan complet de ma maladie”.31 La pathologisation raciste de l’homme noir est un transfert, dans le sens où la dimension pathologique joue au niveau de la civilisation : pour Fanon, le concept même de “nègre” est un symptôme pathologique. Le raciste, écrit-il, “se comporte pathologiquement selon une psychologie inhumaine”.32 Ailleurs, il met en scène sa démarche médicale : “Notre propos est la désaliénation des Noirs”33 ; “Notre but est de rendre possible pour le noir et le blanc une saine rencontre”.34 Cette ambition démesurée de “soigner la civilisation” participe chez Fanon d’une visée de transformation radicale du monde, qui inaugure là aussi la démarche postcoloniale au sens le plus large.
Que ce soit dans ses deux textes majeurs ou dans les articles parus dans El Moudjahid, l’organe de presse du FLN avec lequel il collabore de 1956 à 1960, Fanon a toujours pris soin de rappeler que son écriture était suscitée par une telle situation pathologique, un état du monde bloqué, intolérable, un état limite. Le monde est littéralement coincé : “Le Blanc est enfermé dans sa blancheur. Le Noir dans sa noirceur”35 ; la condition de l’homme de couleur est une “malédiction corporelle”36, un “cercle infernal”37. Cette assignation est si brutale qu’elle adopte le visage du biologique : l’homme noir “sécrète sa race”38, elle est “fixée dans son protoplasma”39, c'est-à-dire dans la matière vivante la plus rudimentaire de son organisme : “Avec le nègre commence le cycle du biologique.”40 L’histoire et ses mécanismes de domination sont inséminés dans sa peau : Fanon parle d’une “épidermisation” de l’infériorité économique.41 Ce cycle est tellement clos sur sa lamentable perfection qu’une formule mathématique pourrait le résumer : “Nègre = biologique, sexe, fort, sportif, puissant, boxeur, Joe Louis, Jess Owens, tirailleurs sénégalais, sauvage, animal, diable, pêché.”42 Les termes selon lesquels Fanon présente l’aliénation de l’homme noir opposent de la même manière clôture et devenir, conscience ouverte et conscience fermée. Alors que son humanisme radical se fonde sur l’idée d’une “dimension ouverte de toute conscience”43, l’homme noir est aliéné “en tant qu’il conçoit la culture européenne comme moyen de se déprendre de sa race.”44
Ailleurs, l’auteur reformule cette idée en posant que la rétraction du moi, ce mécanisme de défense décrit par Anna Freud45 et dans lequel le sujet se retire des relations et activités qui risqueraient de le remettre en question, est impossible à l’homme noir. L’homme noir est cerné par lui-même. Quelle issue possible pour l’écrivain ? S’il désire être blanc, il ne récolte que les rires ; s’il désire être noir, son attitude est d’emblée récupérée par les idéologues, qui font de lui un emblème de la lutte des classes marxiste ou autres discours collectifs. Le sujet noir ne se définit pas lui-même, le sens de sa personne est déjà là, à l’attendre : “je ne suis pas une potentialité de quelque chose, je suis pleinement ce que je suis.”46 Clôture que l’on retrouve sur le plan anthropologique : la culture “indigène” est aux yeux du colon le contraire d’une culture, puisqu’elle se trouve enfermée dans son particularisme, signe d’une absence de conscience créatrice singulière. Ce blocage existentiel recoupe parfaitement la situation politique coloniale telle que Fanon la dessine dans Les damnés de la terre : c’est un monde si compartimenté, si absolu, si essentialiste, que seule une violence équivalente peut la renverser, en opérant une transformation radicale du monde. Le pouvoir colonial, comme le racisme dont il est cousin, ne peut disparaître que par une redéfinition globale du monde. C’est ainsi que pour Fanon, “la décolonisation porte sur l’être”47, elle accomplit “le remplacement d’une “espèce” d’hommes par une autre “espèce” d’hommes.”48 Cette idée est incarnée historiquement par l’exemple algérien, comme on le voit dans L’an V de la révolution algérienne : “La Nation Algérienne n’est plus dans un ciel futur. Elle n’est plus le produit d’imaginations fumeuses et pétries de fantasmes. Elle est au centre même de l’homme nouveau algérien. Il y a une nouvelle nature de l’homme algérien.”49 Cette idée de guérison civilisationnelle motive la démarche clinique de Fanon, qui affirme viser un “nouvel humanisme”50 débarrassé des conditions “obscènes”51 dans lesquelles s’est défini le pseudo-humanisme en place.
En résumé, on peut voir chez Fanon quelque chose comme l’ajustement d’une posture énonciative postcoloniale, dictée par l’urgence d’une situation contre-nature. Cette situation de blocage est ce qu’on pourrait appeler un état contradictoire des choses. Le monde repose sur des concepts viciés, des idéaux en forme de coquilles vides que l’évidence des faits vient contredire. Le monde repose et se repose sur l’idée d’homme, l’homme majuscule des humanistes et des lumières, mais en lui l’homme s’est retiré : “toute la réflexion européenne s’est déroulée dans des lieux de plus en plus désertiques, de plus en plus escarpés. On prit ainsi l’habitude d’y rencontrer de moins en moins l’homme.”52 Cette persona de l’auteur prêchant dans le désert moral, sain d’esprit parmi les fous, essayant de redresser une anomalie historique, donne au travail de Fanon sa portée fondatrice : le “nègre” dont nous est contée la “sale histoire” n’est pas une catégorie close désignée par un quelconque particularisme53, mais l’incarnation du sujet en lutte, de ce que l’on appellera bientôt le subalterne. D’ailleurs, à y regarder de plus près, les textes de Fanon ouvrent une réflexion bien plus large qu’une mise en question de la négrophobie ou du colonialisme africain. Sa démarche évoque par moments le mouvement féministe du tiers-monde, en particulier dans L’an V de la révolution algérienne, où de longs développements sont consacrés au rôle de la femme algérienne54. L’un des concepts-phares de la critique féministe et postcoloniale, celui d’ “essentialisme stratégique” développé par Gayatri Spivak55, provient directement des développements de Fanon sur les processus mentaux de la libération. La notion d’hybridité rendue célèbre par Homi Bhabha reprend les pistes ouvertes dans “Le Noir et le langage.”56 La philosophie de la violence élaborée par Achille Mbembe dans De la Postcolonie avoue nommément sa dette aux développements de Fanon sur la sensibilité coloniale.57 Et bien sûr, Edward Said n’a cessé de se référer aux deux classiques de Fanon comme à deux pierres fondatrices de sa pensée, tout comme Judith Butler. Fanon est devenu un levier conceptuel, un socle auquel il faut faire un sort afin d’asseoir sa propre démarche intellectuelle ou artistique.
Il est parfaitement logique que les mouvements anticoloniaux, postcoloniaux et tiers-mondistes aient vu dans Fanon un père fondateur, dans le sens où sa démarche, en procédant par abstraction à partir de situations historiques, inaugure la leur. Il est intéressant de noter que ce procédé d’abstraction ne va pas de soi dès le début de son œuvre, mais prend forme à mesure de sa réflexion. Ainsi dans son premier texte Peau noire, masques blancs, l’auteur écrit : “Pour l’instant, nous voudrions montrer pourquoi le Noir antillais, quel qu’il soit, a toujours à se situer face au langage. Davantage, nous élargissons le secteur de notre description, et par-delà l’Antillais nous visons tout homme colonisé”58 ; et plus loin : “les conclusions auxquelles nous aboutirons valent pour les Antilles françaises ; nous n’ignorons pas toutefois que ces mêmes comportements se retrouvent au sein de toute race ayant été colonisée.”59
Nous sommes alors en 1952, au terme des années de formation de l’auteur (1945-1952). Et même si cette affirmation paraît insensée à propos d’un tel chef-d’œuvre, Peau noire, masques blancs est bien un travail d’étudiant, une sorte de devoir de fin de cursus. Fanon cherche à y définir sa propre perspective en faisant un sort aux différentes nébuleuses intellectuelles qui se sont proposées à lui pendant cette période formatrice. L’ombre des figures tutélaires est envahissante dans ce texte : Sartre, Césaire en particulier, sont présents au détour de chaque page, longuement cités, parfois presque pastichés (passages lyriques en versets à la Césaire60) ou indirectement rappelés à nous par des tics de vocabulaire.61 Dans les écrits politiques qui suivront, et à plus forte raison dans Les damnés de la terre dont le titre parle de lui-même, la démarche postmoderne – ou “verticale”, pour reprendre le mot de Chantal Zabus62 - de mise en rapport de toute les formes de lutte de libération s’est solidifiée, elle ne fait plus question. Les exemples historiques qui émaillent le livre forment une sorte de géographie transnationale de l’oppression : apartheid en Afrique du Sud63, situation de la minorité africaine américaine64, Indochine65 ; colonies d’Afrique du Nord, où l’Algérie a évidemment une place à part66; colonies d’Afrique subsaharienne67, et surtout, les exemples de répressions sanglantes de soulèvements indigènes : les Mau-Mau du Kenya68 ou la révolte de 1947 à Madagascar.69 Fanon dessine un “monde colonial” dont les parties communiquent entre elles, par-delà les frontières, de manière “atmosphérique”70 : le moment historique de la lutte de libération “donne une dimension quasi universelle aux revendications les plus localisées.”71
Même si le marxisme et la psychanalyse restent des arrière-plans constants pour lui, conformément à la perspective existentialiste en vogue, l’auteur fait glisser leurs catégories constitutives vers une discipline postmoderne en mettant au premier plan les concepts d’ethnicité, d’identité, d’oppression coloniale, de viol culturel. On a souvent tendance à étudier Peau noire masques blancs et Les damnés de la terre comme des ouvrages très dissemblables, ce qu’ils sont évidemment sur bien des points, mais leur mise en regard en dit beaucoup sur la dynamique intellectuelle qui a animé Fanon. Son œuvre a certes quelque chose de curieux dans sa structure. A l’une de ses extrémités, on a ce mélange de roman d’apprentissage et de travail scolaire fourre-tout qu’est Peau noire masques blancs. En 1952, nous sommes en plein règne des Temps modernes, qui ont été fondés en 1945, année même de l’arrivée de Fanon en France pour étudier. La revue de Sartre est aux avant-gardes dans ces années 1950 où la pensée postcoloniale s’invente : les premiers extraits de Portrait du colonisé, Portrait du colonisateur, texte cousin d’Albert Memmi, paraissent dans Les Temps Modernes en 1956. Globalement, le moment intellectuel où Fanon prend la parole en France se situe dans le sillage de la pensée de l’immédiat après-guerre, traumatisée par l’expérience de la Shoah, comme le prouve l’omniprésence chez Fanon de Réflexions sur la question juive de Sartre, paru en 1946.72 A l’autre extrémité de cette œuvre à deux piliers, se trouve Les damnés de la terre (1961), oeuvre testament, rédigée par un Fanon qui sait sa fin proche en raison d’une leucémie. L’homme qui signe cet ouvrage n’est plus le même, ses paroles sont imprégnées d’une expérience pratique de la lutte. La référence livresque disparaît presque au profit d’une prose politique fouillée et prolifique. Là où Peau noire masques blancs multipliait les citations et les discussions d’ouvrages en vogue, Les damnés de la terre se contente d’exhortations, d’analyses arides et de prophéties sur le monde qui se dessine sous ses yeux. Le “nègre” de l’ouvrage initial est un concept composite, fruit des lectures de Du Bois, Césaire, Freud, mais aussi et surtout Hegel et Sartre. Il est l’enfant conceptuel de la “double-consciousness” américaine, du juif de Sartre et de la dialectique du maître et de l’esclave. Fanon a digéré toutes ces idées, il a affiné leurs contours intellectuels en intégrant une réflexion originale sur le langage et la sexualité ; son “nègre” est à la fois une conscience existentialiste et, déjà, ce sujet postcolonial qui grossira les rangs des damnés de la terre.
Sur le plan théorique, le point de départ de ce glissement se trouve dans la discussion du concept de “complexe d’infériorité” tel que l’a établi le psychanalyste français Octave Mannoni (1899-1989). L’importance centrale de cette discussion dans Peau noire masques blancs est mise en valeur par le fait que Fanon l’annonce nommément au terme de son introduction au ton césairien – c’est d’ailleurs la seule des discussions théoriques directes de l’ouvrage qui soit annoncée dans l’introduction.73 L’erreur de Mannoni est selon lui de poser l’existence préalable d’un “germe d’infériorité” chez les peuples colonisés. Fanon se déclare ravi de trouver chez Mannoni une pensée pathologique du fait colonial ; mais pourquoi faire exister la pathologie hors de ce même fait ? Pourquoi séparer politique et psychanalytique, et faire de la conscience du colonisé une essence close, définie avant l’irruption étrangère ? Chez Mannoni, la colonisation est un traumatisme qui rend manifeste une psychose latente. L’arrivée du blanc est une compensation adlérienne, elle vient combler un vide psychique : en d’autres termes, il était inscrit dans l’inconscient du colonisé quelque chose qui faisait du Blanc le maître que l’on attendait. Pour Fanon, le soi-disant “complexe de dépendance” est l’enracinement psychique d’une domination politique. En d’autres termes, structure politique et sujet – existentialiste, littéraire, psychologique – sont les différentes facettes d’une seule et même unité composite.
Le chaînon manquant entre le sujet existentialiste et la civilisation est la famille, qu’il décrit comme “une institution, qui annonce une institution plus vaste : le groupe social et national.”74 C’est là aussi un élément intéressant de glissement entre la perspective psychologique et le discours politique anticolonialiste. Par exemple dans L’an V de la révolution algérienne, Fanon met directement en rapport ce qu’il appelle l’émergence d’un “homme nouveau”, passage obligé de la lutte de libération qui permet de transformer les cadres sociaux, sexuels et ethniques créés par la domination, avec les changements de la famille : “Il est exact que l’indépendance réalise les conditions spirituelles et matérielles de la reconversion de l’homme. Mais c’est aussi la mutation intérieure, le renouvellement des structures sociales et familiales qui imposent avec la rigueur de la loi l’émergence de la nation”75 Par exemple, il explique que les couples formés dans la lutte créent un ciment social nouveau, qui constituera la plus petite unité d’une société nouvelle. La guérison des névroses accompagnant la situation de domination politique ne peut s’accomplir que dans une destruction totale de cette situation, à chaque échelle : sujet, famille, village, région, nation... En cela, la pensée de Fanon est profondément révolutionnaire, jusque dans ses conceptions psychanalytiques : seule la violence la plus radicale peut permettre de redisposer les cadres de la pensée et de l’action. De cette violence fraternelle naît une identité de groupe nouvelle, une solidarité profonde, “ce mortier travaillé dans le sang et la colère.”76
On le voit, les différents ouvrages de Fanon proposent ensemble une lecture complexe du sujet colonial et postcolonial qui associe psychologie, anthropologie et politique, articulant sans cesse l’individuel au collectif. En s’inspirant du modèle existentialisto-hégélien et de la démarche des premiers panafricanistes – “ressentir par le dedans l’expérience de l’homme de couleur”77, expression afrocentriste s’il en est - l’écrivain traverse et quitte une phase d’érudition pour proposer une démarche extrêmement synthétique. Cette nouvelle voix est constamment plongée dans l’action la plus directe, mais sait percevoir dans le factuel toutes les ramifications des idéologies, des catégories politiques, des psychoses collectives. Il s’agit en somme de mettre la question de l’opprimé au centre du monde : il n’y a plus de lieu où la domination d’une espèce d’hommes par une autre ne soit présente, même de façon invisible. Le monde colonial porte en lui le postcolonial, car il est saturé de rapports de forces identitaires que toute prise de parole vient complexifier en même temps qu’elle les révèle. Dans ce monde postcolonial, le passé continue à vivre dans les plis du présent. Les coups de fouets du négrier subsistent comme des acouphènes sur les chantiers peuplés d’ouvriers maliens sous-payés. Le monde présent est le produit du passé impérial, l’enfant des systèmes oppressifs : “Le bien-être et le progrès de l’Europe ont été bâtis avec la sueur et les cadavres des nègres, des Arabes, des Indiens et des Jaunes.”78 Et ailleurs : “L’Europe est littéralement la création du tiers-monde.”79 Ce monde où sera placée la dramaturgie postcoloniale n’est pas historique au sens ancien du terme, il est fait d’une superposition complexe de lignes temporelles. Au hasard d’une insulte raciste dans un cinéma parisien, c’est toute l’histoire coloniale et esclavagiste qui rejaillit au milieu de cette France si policée et “tolérante.”80
Ce monde n’existe pas comme un décor. Il n’est pas une toile de fond. Il n’existe que par ses sujets, par le jeu de ses acteurs. Ou, plutôt que celui de sujet, on peut aller chercher chez Fanon le terme de “sensibilité”, qui désigne la configuration particulière de l’individu dans un contexte donné. La sensibilité décrite par Fanon, tout comme elle brise la linéarité historique, fragmente l’unité du moi. L’identité n’est pas une donnée mais une question. “Parce qu’il est une négation systématique de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité, le colonialisme accule le peuple dominé à se poser constamment la question : “qui suis-je en réalité ?”81 Interrogation sans fin, puisque le sujet postcolonial est toujours le “nègre” de quelqu’un, ne serait-ce que dans certaines configurations et jeux de rôles spécifiques.
L’univers peint par Fanon forme une scénographie coloniale et postcoloniale, avec ses rôles et ses costumes, et où l’interaction entre chaque personnage participe de la progression d’une intrigue. Cette intrigue n’est autre que l’histoire, qui est devenue saillante dans chaque situation quotidienne : “La main de l’histoire, c’est la main de l’histoire.”82 Dans L’an V de la révolution algérienne83, l’auteur est touché par la force de cette idée d’un “peuple analphabète” qui “écrit” l’histoire, s’en fait l’auteur. Son propre rôle en tant qu’homme de savoir est d’assumer une fonction dans cette dramaturgie, lui qui fustige “l’incapacité de la bourgeoisie nationale des pays sous-développés à rationaliser la praxis populaire, c'est-à-dire d’en extraire la raison.”84
Le moment colonial renferme ainsi une batterie de rôles interdépendants, marqués par l’idéologie bourgeoise qui les a vus naître.85 Rôles qui se dupliquent et perdurent une fois le commandement occidental éloigné. La dynamique des échanges des rôles marque ce théâtre : le moment de la libération ne fait que les redistribuer, compliquer encore le casse-tête identitaire. Les dirigeants des partis nationalistes, les meneurs des luttes de libération, sont à la fois face à un problème d’une extrême simplicité – puisque la situation ne saurait avoir qu’une seule issue – et d’une grande complexité, puisque la distribution des rôles ne va jamais de soi dans le monde postcolonial. Comment rejeter la puissance coloniale tout en ayant bénéficié de son éducation ? Comment agir pour le peuple, jusque dans ses enclaves rurales, lorsqu’on le méprise profondément ?86 Comment s’identifier à lui, comment l’amener à s’identifier à nous ? Comment éviter le “racisme antiraciste”87 dans lequel chacun reprend à son compte les images qu’on lui avait imposé, le peuple ayant “adopté le manichéisme primitif du colon”88 ; car parfois, “au mensonge de la situation coloniale, le colonisé répond par un mensonge égal.”89 ; “Quelquefois encore, ces hommes politiques disent : “Nous les Nègres, nous les Arabes.”, et cette appellation lourde d’ambivalence pendant la période coloniale reçoit une sorte de sacralisation.”90 Ailleurs encore : “Cette obligation historique dans laquelle se sont trouvés les hommes de culture africaine de racialiser leurs revendications (…) va les conduire à un cul-de-sac.”91 Au contraire de cette dialectique sclérosée, à l’ère du postcolonial, une relation complexe et dialectique s’instaure avec le passé : on songe à la fameuse formule tant commentée, “je ne suis pas esclave de l’esclavage.”92
Sur le plan méthodologique, cette distance à soi, ou plutôt cette définition de soi à travers des expériences de mise à distance, ouvre la porte à un projet collectif. En effet, dès lors qu’il y a une altérité de soi-même, l’autre peut entrer dans l’équation. L’expérience peut se communiquer, se disséminer. Le postcolonial comme intervention culturelle s’invente ici. Ici, le Persan n’est plus un baron bordelais déguisé comme pour carnaval, mais un véritable Oriental dont le discours peut être entendu, dans toute l’ambiguïté de sa prise de parole. Fanon est assez clair sur ce point : “Je crois sincèrement qu’une expérience subjective peut être comprise par autrui ; et il ne me plaît nullement de venir en disant : le problème noir est mon problème, moi seul, puis de me mettre à l’étudier.”93 On trouve là la première formulation d’une interrogation qui reste aujourd’hui centrale dans les débats postcoloniaux, féministes ou encore afrocentriques. Sandra Harding critique par exemple dans American Feminist thought at century’s end94 l’idée selon laquelle on ne pourrait comprendre un problème qu’en faisant partie soi-même de la catégorie en question : pourquoi un homme ne pourrait-il pas être féministe, un blanc antiraciste ? Quelle que soit la position que l’on adopte sur ce point, la théorie postcoloniale a eu l’immense mérite de s’interroger sur l’ambiguïté propre à ces diverses positions, et c’est sans doute ce qui explique le succès critique de l’ouvrage de Linda Tuhiwai Smith, Decolonizing Methodologies95, où cette interrogation trouve peut-être sa formulation la plus forte. Le postcolonial recèle cette idée d’une communicabilité toujours recommencée, qui se sert de son ambiguïté pour toujours recommencer. Dans l’urgence et la clôture absolue de la situation oppressive, toute réelle utopie est impossible, mais la “voix brutale et déchirée” autorise un travail circonstanciel collectif de questionnement : “Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge !”96
Jusque dans ses textes les plus révolutionnaires, Fanon ne montre donc jamais la libération nationale comme une fin de l’histoire. Sa réflexion anticoloniale est déjà postcoloniale, puisqu’il envisage toutes les séquelles – les fantômes - de la situation passée à la façon d’un Achille Mbembe. On se trouve dans le postcolonial face à une libération permanente, sans après. Le sujet se rêve en homme qui interroge, jusqu’à en mourir d’épuisement. Or ici, interroger, questionner, c’est avant tout exiger. On peut lire dans Pour la révolution africaine : “Si tu ne réclames pas l’homme qui est en face de toi, comment veux-tu que je suppose que tu réclames l’homme qui est en toi ? Si tu ne veux pas l’homme qui est en face de toi, comment croirais-je à l’homme qui est peut-être en toi ?”97 Exiger l’homme en permanence en se plongeant les yeux grand ouverts dans ce qu’il y a de plus inhumain en lui : cette idée synthétise finalement assez bien l’idéologie de libération proposée par Fanon. Celui-ci a joué un rôle de catalyseur en aménageant des lieux de prise de parole entre les sciences humaines continentales de l’après-guerre et la révolution afrocentriste, qui a pour principe de donner la parole au sujet même du renversement dialectique. Il a tenté de préciser les contours de ce sujet nié auquel tant de discours identitaires ont aujourd’hui emprunté leur forme. Cette attention à la “sale histoire” fournit à la fois un projet d’écriture et des clefs de lecture. La trace écrite, le récit personnel, la mise en scène stylisée de son quotidien par le subalterne – c'est-à-dire quiconque se définit comme tel – trouvent là tout un territoire dans lequel s’épanouir. Sciences de l’humain et narration littéraire ne sont plus séparées par une ligne stricte, puisque le principe même de la révolution fanonienne réside dans l’intégration d’une voix particulière, d’un point de vue situé, dans l’équation de la libération. L’écrivain de libération a désormais un corps, un grain de voix, une histoire. Sa prose n’est jamais purement personnelle, ni jamais purement scientifique, puisqu’au centre du système on trouve désormais non un concept, mais un personnage.
Aujourd’hui, l’importance de cette idée sur la scène intellectuelle est indéniable. La vivacité de ce territoire littéraire et théorique traduit un besoin de questionnement sur l’identité, à un moment où la statue de l’homme-civilisation a été réduite en poussière. Mais à trop se focaliser sur l’identité, ne risque-t-on pas de repousser les luttes concrètes des subalternes dans un nouvel hors champ ? Dans ce contexte, il est instructif de relire Fanon, pour voir certes combien le mouvement postcolonial contemporain doit à sa démarche, mais aussi combien il en diffère. Le fait que des débats actuels sur l’après-postcolonial, comme ceux menés par David Scott ou Ato Sekyi-Otu98, reviennent à Fanon pour articuler leur réflexion, en dit beaucoup sur la force de son intervention : elle a su exposer des contradictions inhérentes à tout lutte de libération – notamment entre identité et universalité, questionnement et action – qui restent centrales dans les discussions actuelles99.