Monsieur Ki. Rhapsodie parisienne à sourire pour caresser le temps de Koffi Kwahulé, Gallimard, coll. Continents noirs, 2010.

Noémie Le Goff

"Une chose tout d'abord m'intrigua : certaines de ces histoires m'étaient familières. Djimi est en effet un village que je connais bien pour la simple raison qu'il se situe à un kilomètre à peine de mon propre village. J'avais d'autre part lu de nombreuses communications d'historiens et d'ethnologues sur le passé controversé de Djimi. Bref, je partageais "quelque chose" avec ce locataire : le même pays, le même groupe ethnique et probablement le même village. Mais qui est-il ? Et qui est ce Ki ?" (p.13)

Dans un entretien donné à la revue en ligne Africultures et dédié à son dernier roman Monsieur Ki, Koffi Kwahulé explique en quelques mots doucement provocateurs son projet : "Au nom de quel universalisme, la sorcellerie, les cocotiers, les filles aux seins nus, les hommes aux sexes énormes ont-ils été ravalés au statut de clichés littéraires ? Bref, j'ai voulu avec Monsieur Ki écrire un roman animiste cousu de clichés, un roman nostalgique."1

Nostalgique, le roman l'est tout d'abord par sa trame narrative : un étudiant africain, "Monsieur" tel que le nomme sa concierge-truculente titi parisienne ordinairement raciste mais néanmoins sympathique-emménage dans un immeuble de la rue de la Roquette. A son arrivée, il découvre une bande magnétique laissée par l'ancien locataire, africain comme lui, qui s'est jeté quelque temps auparavant sous les rames du métro. Sur cette bande, l'ancien locataire, que la concierge appelait également "Monsieur", raconte l'histoire de Djimi, "un village qui fait peur à tout le monde, même au gouvernement. Un village de déconnards, de timbrés, de dingues, de fous, d'irrécupérables. Village-fou, tel est l'autre nom de Djimi."(p.20). Histoires folles racontées par un locataire rongé par le souvenir fuyant de son village qui vient le hanter sous la forme d'un masque, "l'Ancêtre-à-tête-de-cynocéphale", et le somme de revenir sur sa terre pour assumer l'avenir et le passé des siens. Mais il refuse le retour, le destin qu'on lui inflige, comme il l'explique à l'énigmatique Monsieur Ki, le destinataire muet et invisible de sa longue litanie : " […] je ne serai jamais masque […] lui et les siens, les gens qui l’envoient, les Anciens et les membres de la Confrérie de l’Ancêtre, ont la tête dans un autre ciel […] "(p.119). Fraîchement débarqué de son Afrique natale, le nouveau locataire se laisse emporter par cette nostalgie et tente de découvrir l'identité de ce mystérieux Monsieur Ki, le secret de cet étrange masque ainsi que le fond des relations de "Monsieur" avec Sue Helen, la fille de la concierge. Nostalgique d'un être qu'il n'a pas connu, d'une histoire qui n'est pas la sienne, il s'identifie pourtant à celui-là par le biais d'une Afrique commune née d'un même univers de fantasmes.

Ce sont donc trois voix principales qui se mêlent : celle du premier locataire, voix magnétique, qui narre dans une course effrénée et rythmée par l'asthme, cette "sale pute", les anecdotes improbables du "village-fou"; celle du deuxième locataire, qui mène l'enquête sur le mystérieux Monsieur ki et commente la bande magnétique; et celle de la concierge, qui confie les déboires juridiques qu'elle vit avec son voisin d'Ardèche, ses souvenirs de "Monsieur" le premier locataire et parle de sa fille, Sue Helen. Trois voix, trois logorrhées qui se coupent la parole, se répondent, se complètent, se superposent, s'enchâssent. Trois soliloques qui construisent ce que Kwahulé appelle lui-même un "roman des solitudes".

Cet enchâssement permanent des voix est à mettre en parallèle avec le sous-titre : "Rhapsodie parisienne à sourire pour caresser le temps".  Rhapsodique, le roman l'est à plus d'un titre. Au sens antique d'abord, les personnages-narrateurs sont des rhapsodes qui récitent des anecdotes épiques dites, écrites et ici enregistrées par d'autres. Ainsi, le premier locataire est le dépositaire des récits épiques, fous et dérisoires de Djimi : par sa voix, on rencontre Dynamo, appelé ainsi pour sa capacité à allumer les autres femmes; Gestapo, cette femme "aussi vilaine qu'un cadavre qui louche" et qui vit avec Aléman, persuadé d'être l'intime de De Gaulle car celui-ci lui avait remis une médaille et serré la main après la guerre; l'ami de son frère, prévenu de sa mort par la visite d'un serpent noir; l'homme qui rit à l'enterrement de son beau-père...C'est toute une galerie de personnages plus loufoques les uns que les autres, prêt à tuer, à violer, à boire jusqu'à la mort pour remporter l'honneur du village. Le second locataire a également cette fonction de rhapsode : il nous livre l'enregistrement du premier locataire et il rapporte les histoires de la concierge, laquelle se fait aussi la griote des aventures de "Monsieur" le premier locataire. Kwahulé nous place donc dans un épique de l'absurde poussé à son comble qui crée les bases d'une rhapsodie, au sens musical cette fois-ci. La voix du premier locataire forme le thème sur lequel improvisent les deux autres voix narratives. Cette forme libre qu'est la rhapsodie est marquée au coin de l'hétérogénéité et du contraste. Chaque voix a un ton, un "style" qui lui est propre. Le ton de la concierge est celui de l'évidence, du "bon sens", mi-raciste, mi-généreux, un peu désabusé, tant dans la rhétorique employée que dans les thèmes abordés, dans une langue populaire caractérisée par les proverbes, les phrases prêtes-à-penser. Le ton du second locataire est neutre, proche d'une voix "blanche" : c'est la voix froide de l'observateur, de l'enquêteur, de l'analyste. Le voisin fou d'Ardèche, lui, ne se donne à entendre que par des lettres sybillines pour qui n'est pas juriste, du type "l'acte notarié de propriété de ma propriété...."(p.63). Enfin, la parole du premier locataire est haletante, oscillant entre récit d'anecdotes exemplaires et transes poétiques d'où disparaît toute typographie, progressant par assimilation d'idées et délires verbaux. Ces tonalités singulières sont enfin et surtout à relier à des lieux particuliers. De Paris, nous glissons vers Djimi, pour échouer en Ardèche. Comme dans la rhapsodie, qui repose toujours sur des thèmes régionaux ou nationaux,  chaque lieu  a son thème, son ton et ses sons.

Cette caractéristique topographique, ancrée dans le fantasme d'une nation, ou d'une terre pour être plus large, est à lier à l'aspect clichéique que revendique Kwahulé lui-même. L'image donnée de l'Afrique est celle d'une terre fantasmée, mythique, dont la temporalité et les usages s'inscrivent dans un rapport cyclique à l'existence. Tous les stéréotypes sont réunis : sorcellerie, rites initiatiques extrêmes, femmes nymphomanes, hommes violeurs, sexes gigantesques (représentés par Anaconda-douze dont le surnom évoque les douze coups que retentit son "bangala" à chaque rapport sexuel), surnoms caricaturaux et imagés, intrusion d'une certaine "africanité" dans l'emploi de termes connotés (les palabres, les cases...). Djimi n'existe pas, et n'est d'ailleurs jamais situé dans une zone plus précise que l'Afrique elle-même. Ce flou volontaire contribue à créer un univers de clichés, mais que l'auteur réinvestit toutefois. En effet, ce que fait Kwahulé n'est pas un retour en arrière idéologique et littéraire : il ne verse pas dans une représentation naïve de l'Afrique, peuplée de "bons sauvages" ignorants et gentils. Tout d'abord, parce que le cliché est généralisé : la concierge est stéréotypée, Paris également. En fait, personne n'échappe au processus, car les protagonistes de ce roman sont des personnages, au sens fort du terme, et notamment des personnages de théâtre, des archétypes sociaux, utiles à l'édification d'une oeuvre polyphonique qui les dépasse. L'accumulation de clichés, de voix et de discours sert une absurdité supérieure, qui échappe irrémédiablement aux personnages.

Monsieur Ki est donc à plus d'un titre un roman fou. Les habitants de Djimi sont-ils les vrais déconnards ? Ou ne serait-ce pas plutôt le premier locataire qui, hanté par le souvenir confus d'une Afrique à laquelle il ne pourra jamais plus appartenir, mythifie la terre de ses ancêtres à coup de clichés coloniaux et de légendes surannées pour mieux se la réapproprier? Nul ne le sait, mais par cette traversée délirante de mondes que tout oppose, où les personnages se perdent pourtant pareillement dans des palabres insensées, Kwahulé peint un homme en proie à une solitude ontologique qui frise souvent la folie. Finalement, la nature humaine dans ce roman est à l'image de celle décrite par Shakespeare, "c'est un récit raconté par un idiot plein de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien."

Notes

1 http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=9553