La machette, ou le traumatisme de la mémoire : Alain Kamal Martial, Cicatrices, La Roque d’Antéron, Vents d’ailleurs, 2011, coll. « Fragments », 67 p.

Augustin Lesage

On se souvient des mots tenus par Sony Labou Tansi dans son « Avertissement » à La vie et demie : « à ceux qui cherchent un auteur engagé je propose un homme engageant »1. Il semble qu’Alain Kamal Martial les ait entendus et y réponde dans son dernier ouvrage paru dans la collection dirigée par Jean-Luc Raharimanana chez Vents d’ailleurs. En effet, Cicatrices n’est pas à proprement parler un récit de fiction, il se revendique de ces « littératures de la marge »2 qui viennent faire entendre le bruissement du monde sans recourir à la prétention de lucidité d’une quelconque analyse savante qu’un “auteur” serait en mesure de fournir. C’est par le mouvement des mots et leurs échos que l’ouvrage tente de faire voir et faire percevoir l’invisible et l’indicible : l’intimité de la conscience d’un “homme” face à l’histoire. Dès lors, le texte est autant une narration qu’un pur discours – au sens, pourrait-on dire, strictement formel puisque, en tant que tel, il revendique sa force descriptive, référentielle et, en un sens, perlocutoire. Ce texte – on l’appellera ainsi à défaut de pouvoir le classer sous une catégorie générique stable – se résume en un mot : la description de l’instant qui précède un acte de décapitation3. Et la fraction de seconde qui doit aboutir à la mise à mort est l’occasion d’une refonte de la temporalité narrative : étirée, dilatée, décuplée, elle entraîne la lente libération de la parole à l’intérieur d’un flux de conscience considérablement torturé par la réalité sociale et historique. C’est dans l’espace entre la violence muette de l’Afrique contemporaine et la volonté d’une énonciation prolifique de la parole poétique que le texte semble trouver sa voix/voie – en prenant acte du paradoxe : comment la langue peut-elle décrire l’obsession et la douleur du traumatisme, tout en aspirant à pouvoir le résoudre ou le dépasser ?

Alain Kamal Martial est connu avant tout comme auteur de théâtre : tous ces ouvrages ont été jusqu’à présent des textes dramatiques ou écrits pour la scène. Et, à bien des égards, ce texte s’inscrit dans cette filiation générique : on le remarque à la forte implication de la voix narrative, déployant une logorrhée intime avec le lecteur qu’en même temps elle construit. Pris entre le monologue et l’affirmation d’un je poétique4, le texte rend compte de cette difficulté à dépasser une parole à jamais enfermée dans sa propre subjectivité – à l’image de l’effondrement de toute valeur face au massacre d’une machette qui va s’abattre – et l’exigence impérieuse de rendre cette parole publique, sur le théâtre ou sur la scène littéraire afin de dépasser le traumatisme historique, refuser le fatalisme et refonder la communauté. Naviguant entre théâtre et poésie, l’œuvre fait au moins le choix d’un refus explicite de tout romanesque afin de privilégier une parole n’ayant à rendre de compte qu’à elle-même et non pas à quelque schéma narratif ou énonciatif – seul un personnage se voit nommé, mais les sonorités de son nom laissent peu d’ambiguïtés quant à l’assurance de son existence, il s’agit d’ « Azhar ». À cet égard, la forme même dans laquelle se déploie le texte est révélatrice, elle se caractérise par deux traits saillants : d’une part, la structure en “verset” et, d’autre part, le refus de toute ponctuation forte au profit d’un pur rythme, celui des mots.

De cette structure émerge une parole riche d’échos et de questions. Ayant conscience de la forte réflexivité qu’implique une telle pratique d’écriture1, l’écrivain mahorais n’a de cesse d’interroger ses mécanismes et de dénoncer ceux qui ont voulu parler pour lui, que ce soit la colonisation ou les discours libérateurs qui l’ont suivie et qui aboutirent aux massacres et génocides qu’a connu l’Afrique :

il fallait qu’une autre langue parle enfin dans ce pays, la vôtre a trop longtemps parlé, je ne veux plus tous vos mots, votre mémoire, je ne veux pas

j’aurais préféré entendre les choses qui n’ont pas de langue parler à la place de vos langues, le silence, la matière, le mouvement, la respiration, la chair, la terre, le bois, le fer, le feu, l’eau, le caillou, tout ce qui n’est pas votre langue que vous avez trop usée pour dire ce qu’on ne doit pas dire [...]2

En ce sens, le traumatisme de la mémoire a lieu avec la plus grande violence dans la langue qui ne possède aucun mot pour l’expliquer, ou même le condamner. Aussi, seule la réformation qu’impose une langue résolument poétique peut, si ce n’est l’atteindre, au moins y aspirer. L’auteur témoigne ainsi d’une mémoire que la langue a officialisée, a véhiculée de génération en génération ; et en reprenant la parole de sa mère – qui occupe presque la totalité de la seconde moitié du texte – il n’a pas de mots assez violents pour dénoncer l’aliénation d’une langue et de sa mémoire.3 Le geste de la machette devient alors le symbole de la geste africaine : la politique de la machette et les violences qu’on lui connaît. En guise de réponse, le texte fait le choix d’un langage enivrant dont l’extrême performativité vient rappeler à quel point l’intégration de discours haineux et lancinants a pu entraîner le meurtre et résumer l’être-humain à n’être plus qu’un « homme tueur d’homme »4 :

à cette seconde millénaire ma langue répète comme elle n’a jamais répété, elle recrée le geste de la machette que je dois commettre pour signifier toute la haine que nous portons les uns envers les autres

[...] le même geste se ramifie dans le pays, je suis mis sur la ligne droite déjà tracée pour être ce maillon de la chaîne qui le perpétue5

La violence du traumatisme et de l’histoire contemporaine se répercute nécessairement au cœur de la langue et de ses mécanismes. Celle-ci s’illustre dans une écriture charnelle qui s’incarne d’une part dans le flou générique que travaille Alain Kamal Martial – refusant tout indice d’énonciation, mêlant les registres, les discours directs à l’indirect libre, rompant délibérément la concordance, etc. – et, d’autre part, dans la figuration répétée du viol qui, seul, peut apparaître suffisamment violent pour décrire l’aliénation de la langue. Car comme le rappelle Xavier Garnier, « la métaphore du viol rend compte du caractère transversal d’un type d’expérience politique qui ignore, à la fois, la distinction public/privé et la distinction corps/langage »6. C’est dans ce méandre ontologique et politique que prend corps aussi l’expérience future, rêvée et souhaitée, malgré toute déréliction qui résulte de cette lecture. En effet, l’histoire, qui semble s’être enfermée dans un éternel retour de la violence – « nous nous tuons par habitude et nous nous haïssons par accoutumance », nous dit-on – se trouve cependant prise en défaut par la brèche ouverte au sein d’une langue poétique et fictionnelle. En l’épuisant jusqu’au ressassement1, celle-ci permet d’exorciser en quelque sorte la parole maudite. C’est là l’espoir que laissent entrevoir les cicatrices – à la fois souvenirs de la douleur et traces de la guérison.

Notes

1Sony Labou Tansi, La vie et demie, Paris, Éditions du Seuil, 1979, p. 9.
2Alain Kamal Martial, Cicatrices, La Roque d’Anthéron, Vents d’ailleurs, coll. « Fragments », 2011, deuxième de couverture.
3Ibid., p. 7 : « comment je me suis trouvé là, une machette à la main, levée, au-dessus de la bête male et la bête femelle horrifiées, nos vies se sont coincées dans cette seconde entre le moment où mon bras s’est levé et le moment où Azhar me dit d’accomplir comme lui le geste de la machette. »
4Voir ibid., explicite p. 14 : « si je veux en venir au fait que ce soit moi qui doive commettre ce geste de la machette, lorsque je tends à saisir le simple fait que ce soit des mains qui soient mes mains qui doivent le commettre. »
1Ibid., p. 9 : « là ma langue tendue aurait dû hurler, là elle est posée sur un désert de feu cherchant à attraper ne serait-ce qu’une goutte de syllabe, une à peine syllabe, à peine censée, signifier, se révolter même à peine, mais ma langue est sèche collée à mes dents et à mes gencives. »
2Ibid., p. 25.
3Le discours – que l’on suppose rapporté – de la mère (p. 32-50) substitue à l’opposition homme-bête, une opposition genrée qui motive la figure du viol venant conclure la fin du texte.
4Ibid., p. 23.
5Ibid., p. 12-13.
6Xavier Garnier, « Corps politique dans les littératures d’Afrique », in Littératures francophones et politiques, Jean Bessière (dir.), Éditions Karthala, coll. « Lettres du Sud », 2009, p. 14.
1La fin du texte témoigne par la répétition systématique des mots de la violence sexuelle que l’histoire n’est pas achevée.