A propos d'Harare North. Une conversation avec Brian Chikwawa

Marianne Dutrion

Brian Chikwava est un écrivain zimbabwéen qui vit à Londres depuis quelques années. Il est né au Zimbabwe à Bulawayo de parents shona et ndébélé. Il a suivi une filière scientifique au lycée. A cette époque, il découvre l’écrivain Dambudzo Marechera et avec lui, l’amour de la littérature. Toutefois, il ne lui est plus possible de se réorienter. Ainsi continue-t-il, sans grande motivation ni intérêt, des études d’ingénieur en électronique à l’Université Nationale de Sciences et de Technologie d’Harare. Saisissant l’occasion de partir à l’étranger par l’intermédiaire d’un programme d’échange universitaire, il est envoyé à Briston en Angleterre. Ce séjour à l’étranger lui permet de se consacrer à l’écriture et à la musique. De retour à Harare, il devient ingénieur, puis consultant, sans pour autant abandonner ses activités artistiques. Il fréquente d’ailleurs le milieu intellectuel et artistique de la capitale. Il quitte finalement le Zimbabwe pour s’installer en Grande-Bretagne et s’adonne désormais entièrement à la création. Son premier roman Harare North, publié par Jonathan Cape en 2009, lui permet  de se faire connaître.

Ce livre raconte la vie d'un immigré clandestin zimbabwéen à Londres dans le quartier de Brixton, zone populaire de la capitale britannique. La narration est confiée à ce personnage marginal dont l'amoralité étonne. Tout d’abord (mal) accueilli par son cousin et la femme de celui-ci, il déménage rapidement dans un squat que partagent, avec plusieurs autres immigrés zimbabwéens, Shingi son ami d'enfance. Le lecteur suit les soucis liés au quotidien des personnages principaux et assiste à la dégradation de leur relation amicale. Pourtant, bien que le roman propose un regard novateur sur la clandestinité, il semble surtout intéressant pour le questionnement qu’il offre sur le poids de la mémoire et la culpabilité. Le narrateur, ancien Green Bombers, c’est-à-dire ancien  milicien sous le régime mugabéen, semble hanté par une histoire personnelle dont il ne parvient à s'extirper. Sa folie s'intensifie au fil de la narration, jusqu'à ce que le lecteur comprenne que le protagoniste est possédé par un esprit, qu’il a mamhepo. Il souffrirait de ce que la psychiatrie occidentale nomme trouble de la personnalité multiple. Enfin, outre l'intérêt narratif, le roman jouit d'une grande richesse linguistique. Derrière l'apparente simplicité langagière se cache une expression créative empreinte de poésie et d'humour.

La parution de la traduction française Harare Nord du roman de Brian Chikwava a donné lieu à une rencontre de l'auteur et du traducteur de l’œuvre avec le public. Cet évènement, qui s'est tenu le 25 janvier 2010 au sein de la librairie parisienne Le Genre Urbain, nous a permis l'ouverture d'un échange avec l'auteur. Suite à cette rencontre, la discussion s'est poursuivie par le biais de courriers électroniques. Ci-dessous, la retranscription de notre correspondance sous forme de questions-réponses. 

- Why did you write this novel in English ? / Pourquoi avoir choisi d’écrire ce roman en anglais ?

- As for deciding to write in English, there is a simple answer - the world of literature in English is bigger than that of Shona/Ndebele literature. I just chose to go to the biggest soirée that I could get into. No use going to the smallest.

Il y a une réponse simple à cette question – le monde de la la littérature anglophone est plus grand que celui de la littérature shona ou ndebele. J’ai juste choisi de me rendre à la plus grande soirée possible. Pas l’habitude d’aller dans la plus petite.

- Have you already written in Shona or ndebele ? Avez-vous déjà écrit en shona ou en ndébélé?

- I have not written in Shona or Ndebele and don't think that I will. I became a writer by reading books and since there are more English books published than there are Shona/Ndebele, I quickly found myself being in a position where I felt more confident to write in English. Authors who were writing in Shona/Ndebele seemed like demigods whom I felt I could ever emulate no matter how hard I tried.

Je n’ai jamais écrit en shona ou en ndébélé et je ne pense pas que je le ferai. Je suis devenu écrivain en lisant des romans et comme il y a plus de romans anglophes publiés que shonas ou ndébélés, je me suis plus rapidement retrouvé plus à l’aise à écrire en anglais. Les auteurs qui ont écrit en shona ou ndébélé m’ont toujours semblé des demi-dieux avec qui je ne pourrai jamais rivaliser même en donnant le meilleur de moi-même.

-You began to write in Standard English but finally gave up this choice of language. Could you explain the reasons ? Vous aviez commencé à écrire ce roman en anglais standard. Pourquoi avoir abandonné ce choix et avoir opté pour une langue narrative originale?

- Standard English would not have adequately conveyed the otherness and alienation of the narrator. The lesson I got from writing the novel is that with any piece of fiction, the standard language has to be modulated to suit the narrative depending on factors such as cultural location, historical location, psychological or even political location etc of the story. In this case I had to consider such factors and came to the conclusion that this was the reason the first draft, which was in standard English, did not feel right when I read it.

As you will understand, the writing process can sometimes rely more on intuitive decisions more than reasoned ones.

L’anglais standard n’aurait pas assez transmis l’altérité et l’aliénation du narrateur. La leçon que j’ai tirée de l’écriture est que pour chaque fiction, la langue standard doit être modulée pour épouser la narration selon la situation culturelle, historique, psychologique ou même politique de l’histoire. Dans le cas de mon roman, je devais considérer de tels critères et j’en suis venu à la conclusion que ce premier jet écrit en anglais standard ne sonnait pas bien quand je le lisais. Comme vous pouvez le comprendre, les processus d’écriture relèvent plus de l’intuition que de décisions raisonnées.

- How could you describe the language of the narrator ? / Comment décririez-vous la langue du narrateur?

-Even after deciding that standard English was not the right language fro the story, I still had to decide whether to use Zimbabwean pidgin English, which is sometimes called silapalapa, on It is own or to mix it up with Zimbabwean contemporary street language. I abandoned both choices because:

1) silapalapa has too many Shona or Ndebele words for anyone other than Zimbabweans to understand

2) silapalapa has particular political problems.

In the end I decided to go for a mixture of Shona/Ndebele idiom translated into English, Zimbabwean contemporary street language/slang and Creole from the Afro-Caribbean, having read the likes of Sam Selvon, Zora Neale Hurston and Jean Rhys. Creole languages of course have the advantage of not being like their pidgin counterparts. While pidgin English, or broken English, is a stunted language that is used mainly used by traders or labourers who don’t use it as soon as they get to their homes, Creole is a full language that has developed to express a broader range of experience at all levels of social intercourse and is not the poor cousin to English in the same way that pidgin or broken English is. Even Saro-Wiwa’s rotten English, one could argue is not pidgin English, especially when you consider that real Nigerian pidgin English is incomprehensible to anyone who is not Nigerian.

Même après avoir décidé que l’anglais standard n’était pas le langage qui convenait à cette histoire, je devais encore choisir entre utiliser seul le pidgin anglais zimbabwéen qui est parfois appelé silapalapa ou le  fondre avec le parler urbain du Zimbabwe. J’ai abandonné ces deux alternatives parce que premièrement le silapalapa contient trop de mots shona ou ndebele à comprendre pour quelqu’un d’étranger et deuxièmement parce que le silapalapa a quelques problèmes politiques. Finalement, j’ai décidé d’opter pour un mélange d’idiomes shona ou ndebele traduits en anglais, de parlers urbains zimbabwéens et de créole des afro-caraibes tel que je l’ai lu dans l’oeuvre de Sam Selvon, Zora Neale Hurston et Jean Rhys. Le langage créole a biensûr l’avantage de ne pas être comme son compère le pidgin. Bien que le pidgin anglais ou l’anglais « cassé » est une langue minable essentiellement utilisée par des commerçants ou des paysans qui abandonnent ce langage aussitôt rentrés à la maison. Même l’anglais pourri de Saro-Wiwa n’est pas du pidgin anglais si l’on considère que le vrai pidgin nigérian n’est compréhensible que des natifs.

- There are a lot of surprising and poetic expressions in your book like “have big ginger”, “straight and square”, “hit the moon”, “spinning jazz number” etc. You use often some vernacular terms. / Il y a beaucoup d’expressions surprenantes dans votre roman comme “have big ginger”, “straight and square”, “hit the moon”, “spinning jazz number” etc. En outre, vous utilisez souvent des termes vernaculaires.

- I use some vernacular terms because sometimes there is no straight-forward translation into English - sometimes a Shona/Ndebele word becomes a whole sentence when translated into English. I'm also not worried about people not understanding all the words because I believe that this, in a way, sharpens the otherness of the character - it can not be possible to understand everything about him. The words are sometimes in Shona, sometimes Ndebele.

J’utilise des expressions vernaculaires parce que, parfois, il n’existe pas de traductions littérales en anglais - parfois un mot shona ou ndébélé devient une phrase entière quand elle est traduite en anglais. Je ne suis pas inquiet si les gens ne comprennent pas tous les mots car je pense que cela, d’une certaine façon, véhicule l’altérité du personnage - il n’est pas tout à fait possible de le comprendre.

-Tim is speaking cockney. Why did you choose to represent this english slang?  / Tim parle le cockney. Pourquoi avoir choisi de représenter ce dialecte anglais?

- I was trying a bit of fidelity to the real world, where one can easily come across Cockney speakers. But I was also fascinated by how, in some way, Cockney occupies a similar position to creoles in relation to standard English.

J’ai essayé d’être un minimum fidèle à la réalité, où l’on peut facilement rencontrer des personnes qui parlent cockney. Mais j’étais également fasciné par la façon dont le cockney occupe, d’une certaine manière, une position semblable au créole dans sa relation à l’anglais standard.

- Is the use of a non-standard form of English as narrative language a kind of provocation? /  L’usage de l’anglais non standard en tant que langue de la narration est-il une sorte de provocation?

- I didn't think of my book as a provocation against Standard English but a realisation, on my part, using Standard English without question is the worst thing a writer can do. I believe that every novel, depending on the characters and setting, has a special language of its own. It is of course up to the writer to be aware of and find that language and its provenance. Literature of course tends to be conservative when it comes to language, unlike other artistic endeavours. For instance in music, no one thinks of a standard language and folk music has for a long time thrived because of the many vernacular variations that are used.
Je ne perçois mon livre comme une provocation contre l’anglais standard mais comme une réalisation. Pour ma part, se servir de l’anglais standard sans se poser de question est la pire chose qu’un écrivain puisse faire. Je crois que chaque roman, en fonction des personnages et de la situation, a son propre langage. C’est bien sûr à l’écrivain de faire attention et de trouver un langage et sa provenance. La littérature bien sûr tend à être conservatrice quand il s’agit du langage contrairement à d’autres entreprises artistiques. Par exemple, en musique, personne ne pense en terme de standard et la folk musique s’est pendant longtemps développée grâce aux multiples variations vernaculaires alors utilisées.

- About your relation with English language, how did you come to learn the English language? A propos de votre relation à la langue anglaise, comment avez vous appris l’anglais?

- I only started learning English from the age of five. At that age I spoke some Ndebele and Shona as they were the two languages spoken in our house, one from my mother's side and the other from my father's. I learnt English at school - there is no way of escaping it in Zimbabwe since It is the official language.

J’ai seulement appris l’anglais à l’âge de cinq ans. Avant, je parlais ndébélé et shona puisqu’elles étaient les deux langues parlées à la maison, l’une venait du côté de ma mère et l’autre de celui de mon père. J’ai appris l’anglais à l’école – il n’y a aucun moyen d’y échapper au Zimbabwe depuis qu’elle est langue officielle. 

- In the everyday life, which language do you default to in England? / Dans la vie de tous les jours, en quelle langue pensez-vous?

- I no longer know which language I think in, which may explain why I sometimes feel mixed up. Although the words that come out of my mouth may be English, Shona or Ndebele, the thought processes themselves seem to belong to the abstract language of dreams. You know how in dreams sometimes one can communicate with Japanese, Chinese or Russian individuals even if you don't share a common language.

Je ne sais plus en quelle langue je pense ce qui peut expliquer le fait que parfois je me sente mélangé. Même si les mots qui sortent de ma bouche sont en anglais, shona ou ndebele, ma façon de penser semble appartenir au langage abstrait du rêve. Dans les rêves, on peut parler avec un japonais, un chinois ou un russe même si on ne partage aucune langue commune avec eux.

- The narrator seems to have “mamhepo”. What is it ? / Le narrateur semble avoir « mamhepo ». Qu’est ce que “mamhepo”?

- Mamhepo is essentially a curse. It is the madness of those who have done wrong, like kill an innocent person. It is just a great disturbance of the inner self. People usually see it as both a second person in another and a spirit. That's really the traditional interpretation. I'm sure modern psychiatry would call it a dissociative identity disorder or maybe a personality split disorder. It can be like schizophrenia.

Mamhepo est une malédiction – c’est la folie de ceux qui ont mal agi, qui ont par exemple tué un innocent. C’est un trouble de la personnalité. Souvent, on perçoit mamhepo comme une deuxième personne qui hante le maudit ou comme un esprit. C’est l’interprétation traditionnelle. Je suis sûr que la psychiatrie moderne appelerait cela un trouble dissociatif de la personnalité. C’est comme la schizophrénie.

- What does « mamhepo » mean? /  Que signifie le terme « mamhepo »?

- Mamhepo is, literally, the winds. It is use in mental instability is taken from the instability of winds which change direction unpredictably, or in extreme cases such as the narrator towards the end, the whirlwind.

Mamhepo signifie littéralement “les vents”. Ce terme utilisé pour décrire l’instabilité mentale renvoie à l’instabilité du vent qui change de direction de façon imprévisible ou qui se transforme, dans les cas extrêmes, en tornade.

- The omnipresence of the mention of the winds like a meteorological phenomenon seems to become a spiritual symbol of the madness of the narrator. / L’omniprésence de la mention du vent comme phénomène météorologique semble métaphoriser la folie du narrateur.

- Yes, while the whirlwind is a natural phenomenon, it is maybe a fitting metaphor for a consciousness that has lost direction.
Oui, bien que la tornade soit un phénomène naturel, c’est peut-être une métaphore appropriée pour parler d’une conscience qui a perdu le nord.

- How people who have mamhepo are received in Zimbabwean society. Is someone who has mamhepo regarded as a fool ? / Comment les personnes qui ont mamhepo sont-elles regardées par la société?

- Regarding mamhepo – such people are normally feared in Zimbabwe. That’s because their trauma makes them unpredictable and sometimes with violent consequences. But yes, they are integrated in the sense that the tradition is that they can be cured if the wrong that was committed can be acknowledged and made right by the family of the person with mamhepo. 

Les gens en ont souvent peur. C’est parce que leurs traumatismes les rendent imprévisibles et cela a parfois des conséquences violentes. Mais, elles sont intégrées dans le sens où, selon la tradition, elles peuvent être guéries si le mal qu’elles ont causé est reconnu et réparé par leur famille.

- About the reception of your book, how it had been welcomed? / A propos de la réception de votre roman, comment a-t-il été accueilli ?

- I've been lucky because the book has largely been well-received. Most interestingly, the media in Zimbabwe has not really bothered to do fresh reviews of the book but just re-published what was published by reviewers in the UK. It can appear like apathy on the part of the Zimbabwean media but it is actually positive if you consider that when they don't like a book, they sometimes go out of their way to write savage reviews. I count myself lucky to have escaped that fate. I've had a few criticisms from people about the book, mostly in the UK - some readers have claimed they find it hard to get into the language, some have said It is just too mad, others said It is confusing, while one Zimbabwean woman once complained that the narrator of the book is not representative of Zimbabweans because he's an uneducated thug. But I embrace all these criticisms because apart from trying to learn from them, especially the one about how confusing the book can be. Some of the criticisms also make me realise how dangerous it can be to listen to readers, specifically those to do with the difficulty of the language, the excessive madness and the thuggish narrator - without these elements there would be no book to talk about.

J’ai été chanceux parce que le livre a été bien accueilli. Le plus intéressant est que les médias au Zimbabwe ne se sont pas vraiment dérangés à faire des critiques personnelles du livre mais ont juste republié ce qui avait déjà été écrit en Grande-Bretagne. Cela peut sembler une apathie de leur part mais en fait c’est positif si l’on considère que quand ils n’aiment pas un livre, ils peuvent sortir de leurs gongs et écrire de violentes critiques. Je me considère chanceux d’avoir échappé à ce sort.

J’ai eu quelques critiques du public surtout en Grande-Bretagne, certains lecteurs m’ont dit qu’ils trouvaient cela difficile d’entrer dans la langue; d’autes ont dit que c’était juste insensé, d’autres que c’était confus, une zimbabwéenne s’est même plainte une fois que le narrateur du livre n’était pas représentatif des zimbabwéens parce que c’était un voyou sans éducation. Mais j’embrasse toutes ces critiques parce que j’ai appris beaucoup d’elles, surtout de celle concernant la confusion du livre. Toutes ces critiques m’ont fait comprendre à quelle point il peut être dangereux d’écouter les lecteurs, surtout ceux qui ont du mal avec le langage, la folie excessive ou avec le narrateur malfrat – sans ces éléments, il n’y aurait pas eu de livre du tout.

- You are also a musician. Is there a connection between your writing and your music?/ Vous êtes aussi un musicien. Y a-t-il un lien  entre vos écrits et votre musique ?

- There is no connection at all between my music and my writing. One only serves as an escape from the other - when I'm among writers I prefer to see myself as a musician but when among musicians I prefer to see myself as a writer. That way I can run away from the obligations of both and be very free.

Il n’y aucun lien entre ma musique et mes écrits. L’un sert seulement d’échappatoire à l’autre. Quand je suis parmi des écrivains, je préfère me voir comme un musicien mais parmi des musiciens, je préfère me voir comme écrivain. De la sorte, je peux fuir les obligations liées à ces deux activités et être vraiment libre.

En attendant son prochain roman sur lequel il travaille actuellement et qui devrait paraître en 2013...