GEO spécial Antilles françaises: cartographie des discours en jeu dans le dossier sur le "Patrimoine créole".

Tina Harpin

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En Novembre 2004, le célèbre magazine GEO consacrait tout un dossier aux Antilles françaises, dans la rubrique "Partance",  sur le thème du "Patrimoine créole". Les îles de la Caraïbe étant encore largement victimes des représentations exotiques les plus naïves, nous avons voulu analyser comment cette revue, à la fois sérieuse et plaisante, se proposait de traiter le sujet en évitant cet écueil.

    En chaussant d'autres lunettes que celles du lecteur dilettante, nous réalisons qu'à travers les pages de son dossier, GEO nous donne à lire une ambitieuse tentative de conciliation entre discours de promotion touristique et discours à prétention plus didactique. Si la délégation de parole à des intervenants originaires d'outre-mer est la pierre angulaire de cette démarche de relégitimation du discours sur les Antilles françaises, elle aboutit moins à une homogénéisation consensuelle des voix qu'à une complication des interprétations en jeu autour du "patrimoine créole". La lecture attentive du magazine révèle en effet une grande complexité  de discours, parfois en contradiction les uns avec les autres, et c'est ce que nous voudrions démêler en proposant quelques pistes de réflexion.

         En 2004, GEO fêtait ses 25 ans. Créé en Allemagne en octobre 1976, le magazine est lancé en France par M. Gruner Jahr. Depuis, le succès du périodique ne s’est pas démenti, puisque aujourd’hui, avec un tirage à 400 000 exemplaires et près de 260 000 abonnés, GEO fait partie des 7 mensuels ayant plus de 4,5 millions de lecteurs en France. A l’occasion de ce vingt-cinquième anniversaire, les éditions GEO Prima presses ont publié un livre qui récapitule le parcours du fameux magazine, son évolution, ses orientations, ses plus fameuses expéditions. Intitulé Le patrimoine de l’humanité1, ce livre célèbre aussi une géographie humaine et humaniste, ouverte et accessible à tous. Le magazine GEO propose en effet une géographie essentiellement culturelle, et travaille à vulgariser une discipline réputée érudite, et ce notamment grâce aux cartes et aux photographies qui font toute la renommée de la revue. GEO en ce sens parvient à rapprocher deux conceptions souvent opposées de la géographie : la géographie « de cabinet », science rassemblant des connaissances encyclopédiques, et la géographie « de terrain » science humaine et véritable mode de vie, vision du monde. Le magazine GEO réconcilie ces deux géographies -ou ces deux aspects de la géographie- en offrant un discours informatif en contexte, illustré et même incarné par une voix : la plupart des articles sont de véritables récits de voyage. GEO informe, cultive les esprits curieux, mais invite aussi ses lecteurs à partir et à découvrir le monde par leurs propres yeux.

          L’invitation au voyage intrinsèquement liée au projet de changer le regard sur le monde coïncide avec la mise en place d’une grille d’informations dignes des meilleures agences de voyage. Deux types de discours coexistent alors dans le magazine : un discours de type informatif, cherchant à apporter un savoir au lecteur, et un discours de type touristique, que l'on peut caractériser comme un discours argumentatif grâce auquel l'énonciateur construit et interprète un monde qu'il cherche à rendre attractif. Il est cependant évident que ces deux types de discours ne peuvent qu'entrer en contradiction, ce qui représente, on s'en doute, une véritable difficulté pour la rédaction de GEO.

          En effet, ce que nous pouvons appeler le « discours touristique » est un discours de promotion de lieux représentant un enjeu économique dans le secteur du tourisme : c’est donc un discours à vocation publicitaire. Or,

« la publicité n'est évidemment pas de l'information au sens classique du terme. Elle cherche à convaincre, à entraîner l'adhésion, à influencer : elle est volontairement subjective, toujours affirmative, voire péremptoire. Elle n'expose pas des faits, mais influence des comportements. (…) La thématique de la publicité, les images qu'elle donne de la réalité (femme, famille, homme, travail, nature, etc.) sont souvent considérées comme représentatives des tendances de l'époque. Mais est-ce la réalité qui est montrée ou un désir qui est projeté ? C'est toute l'ambiguïté du discours de la publicité »2.

Le soupçon qui pèse sur la publicité la plus banale et la plus clairement affichée pèse ainsi de même sur le discours touristique le plus renseigné, car sous couvert d’un étalage d’informations, le discours touristique, pour vendre ses « destinations de rêve », travaille principalement sur le désir en se faisant bien souvent le relais de l’exotisme au sens le plus péjoratif du terme.

         L’équipe du magazine semble parfaitement consciente du risque d’une dérive vers un discours purement « touristique » et tente de limiter la place de ce discours de deux façons :

-depuis l’année 1993, marquée par l’arrivée de Jean-Luc Marty au sein de l’équipe du journal, GEO s’engage davantage dans des questions d’actualité géopolitique ou politique (création de la rubrique « Repères d’actualité »),

- la publication depuis 2003 des guides touristiques GEO Gallimard autonomise le discours proprement touristique de GEO, désormais pleinement assumé.

La réorientation du journal est sensible mais le projet paradoxal de décrire le monde « tel qu’il est » et « tel qu’on continue à le rêver malgré tout » demeure comme un défi permanent. Jean-Luc Marty, actuel rédacteur en chef et directeur éditorial de GEO, ne cache pas cette dimension double du journal au cours d’un entretien accordé sur le site du Guide du routard. En effet, à la question de savoir si « la ligne éditoriale de GEO a changé », voici ce qu’il répond [je souligne]:

« Disons qu’elle a évolué. Aujourd’hui, GEO, c’est une façon d’évoquer le monde tel qu’on continue à le rêver malgré tout, car ce qui donne l’envie de s’intéresser à un pays, à une région ou à des gens vient souvent d’un désir ou d’un rêve, éléments déclencheurs du voyage.

C’est aussi le monde tel qu’il est avec nos grands dossiers consacrés à un pays comme l’Algérie ou l’Afghanistan récemment. On a également une rubrique Actualités qui ouvre le journal où l’on essaie de donner des clefs pour mieux comprendre l’actualité à travers la géographie, la politique, l’économie ou la religion. Tout en sachant que l’actualité n’est qu’une partie de l’information. »3

         Jean-Luc Marty a donc pleinement conscience de la tension qui existe dans le magazine GEO entre un discours de type didactique (« le monde tel qu’il est ») et une autre forme de discours, une « autre façon d’évoquer le monde », qu'il conçoit comme plus poétique, moins asservie à la réalité brutale des faits, et directement liée au rêve. S'il n'est pas question de discours "touristique" dans son propos, l'on devine cependant aisément les liens qui peuvent rapprocher le discours touristique de cette dimension du rêve et du "désir".

Préserver le rêve tout en maintenant un regard lucide sur le monde, telle semble être néanmoins l'ambition de la nouvelle ligne éditoriale de GEO.

On peut légitimement penser que la parution en novembre 2004 d’un dossier consacré aux Antilles françaises, intitulé « Patrimoine créole » témoigne de cette volonté du magazine d’affronter la difficulté : en partant à l’assaut de cette région du monde particulièrement souvent dépeinte de façon exotique, GEO relève l'audacieux défi de renouveler le regard.

L’exercice est d’autant plus périlleux que compte tenu de la diffusion dont bénéficie GEO, le dossier sera lu par les Antillais eux-mêmes, aussi se doit-il de proposer des informations suffisamment pertinentes pour intéresser et cultiver plusieurs lectorats, autochtone, autochtone émigré et étranger. Enfin, la difficulté d’un tel dossier tient aussi  à la situation politique particulière des Antilles françaises, anciennes colonies devenues départements d’outre-mer et région fortement touchée par la crise économique et le chômage : GEO résolu à aborder les problèmes d’actualité politique et géopolitique peut-il évoquer cet état de fait sans risquer de briser le « rêve » ?

GEO a donc bravé le danger, et nous ne nous engagerons pas dans des jugements de valeur quant à la réussite ou non de cette entreprise, nous tenterons d’analyser plutôt la démarche de la revue.  Car ce dossier  a sans conteste été minutieusement élaboré de façon à rejeter le discours touristique le plus superficiel attendu sur les Antilles, et deux points particulièrement importants en témoignent.

C’est d’une part l’importance accordée à la notion mise à l’honneur par le livre anniversaire des 25 ans de GEO : la notion de « patrimoine » qui privilégie une entrée « culturelle » de la question des Antilles françaises.

C’est d’autre part, le parti pris du magazine qui consiste à déléguer la rédaction des articles exclusivement à des intervenants originaires d’outre-mer (cinq Antillais et une Maurice).Il en résulte non pas une éviction totale du discours touristique au profit du seul discours informatif, mais une reconfiguration tout à fait originale des deux types de discours.  

Nous tâcherons d’établir « la cartographie » du discours informatif et du discours touristique dans ce dossier sur le « Patrimoine créole », pour en mesurer l’étendue, repérer leurs limites, et analyser leurs interactions avec d'autres types de discours qui se font jour par le biais de la délégation de parole.

Car si GEO choisit de traiter le thème relativement consensuel du « patrimoine » et semble en cela se préserver du polémique et du politique, pour autant, les questions épineuses semblent ressurgir ça et là, au détour d’un article. Le fait même d’avoir donné la parole à des non métropolitains fait apparaître plus clairement une situation ambiguë d’enchevêtrement ou de fracture entre différents types de discours.

Ainsi le dossier proposé par GEO, loin d’être lisse et parfaitement homogène, est en réalité un dossier au relief accidenté et problématique… A notre sens, c’est de cette façon que les articles s’avèrent révélateurs d’une réalité régionale complexe.

 GEO prône de toute évidence un nouveau regard sur les Antilles françaises. Il s’agit d’effacer l’image fantasmée des îles aux plages désertes, des îles atemporelles, simples refuges à touristes… Le magazine veut faire découvrir les Antilles françaises à travers une information essentiellement culturelle sur le « patrimoine créole ». Pour cela, il faut rééduquer le regard. L’image est donc traitée sur un mode tout particulier : photographies, cartes, dessins et schémas doivent tout à la fois instruire et révéler la beauté d’une région qui fait incontestablement rêver. La double ambition du magazine se retrouverait ainsi dans ce travail opéré sur le regard.

La vocation touristique du dossier est clairement affichée : le « Patrimoine créole » est évoqué dans la rubrique « Partance » et le sommaire est une véritable préparation au voyage. Le discours du magazine sur les Antilles françaises doit ainsi nécessairement composer avec un intertexte touristique stéréotypé qu’il paraît s’amuser à détourner, à décevoir, dans un jeu entre le texte et les images. Par exemple, l’image qui ouvre le dossier donne à voir une femme âgée, coiffée d’un chapeau qui la protège du soleil, et qui marche devant une superbe fresque murale aux couleurs chaudes derrière laquelle s’élève une case en tôle. La légende de cette photo, comme si elle rejetait précisément le pittoresque, focalise le regard sur la fresque : « En Guadeloupe, cette peinture murale signée Nancy et K. témoigne de la vigueur de la créativité artistique », il s’agit bien de pointer un « trésor » culturel insoupçonné et surtout, contre l’idée d’une vision attachée à un pittoresque désuet, GEO insiste sur l’idée d’un renouveau culturel aux Antilles.

Image2         Dans le sommaire général du magazine pourtant, c’est une photo de plage qui annonce le dossier sur le patrimoine créole, mais la légende parvient à justifier de façon inattendue l’aspect proprement « culturel » d’une telle photo. Le magazine ne donne pas à voir ici une plage où se baigner, d’ailleurs ce n’est ni une plage de sable blanc, ni une plage déserte (on peut voir une case en tôle au loin, avec des vêtements qui sèchent sur un fil). Le lecteur ne doit pas se perdre dans la contemplation de l’eau azurée mais il doit plutôt remarquer au premier plan « une saintoise, barque de pêche typiquement guadeloupéenne, sur la plage de Deshaies » : la légende permet de recentrer le regard, et par cette focalisation inattendue sur   l'embarcation de pêche, elle dégage la photo du discours touristique habituel.

L’annonce du dossier opère le même type de déplacement : « Entre la Guadeloupe, la Martinique et les autres îles de l’archipel des Antilles françaises, une plongée au cœur d’un patrimoine populaire en plein renouveau ». GEO joue sciemment sur les préjugés du lecteur avec le terme « plongée » : ce mot renvoie d’abord à un tourisme de club, axé sur la jouissance pure et simple des ressources paysagères d’un pays, sans contact véritable avec la population. Le terme en surbrillance sur une photo de plage évoque pour le lecteur un plongeon dans l’eau azurée et surtout l’activité nautique incontournable de ce type de séjour touristique. Mais la suite de la phrase révèle que le mot est employé dans une acception bien supérieure : « plongée » est à comprendre au sens figuré, le sensualisme de l’expression est évincé par une perception plus intellectuelle du tourisme, comme voyage de rencontre avec l’Autre, comme introduction à une culture, à une histoire particulières… On peut ne pas être dupe de telles pirouettes sur le sens des mots et des images, néanmoins on ne peut qu’être sensible à l’effort de dépassement d’un discours touristique simpliste pour un discours touristique plus sophistiqué et politiquement correct.

A plusieurs reprises, GEO déçoit le lecteur le plus naïf et paraît chercher à rééduquer son goût touristique. Le magazine défend à travers la notion de patrimoine un certain tourisme : le tourisme culturel, intimement lié au tourisme vert. Le sommaire du dossier en atteste. Certes il est tout entier tendu vers sa fin : l’article « Guide : les conseils et adresses utiles ». Mais les articles précédents cherchent à faire du touriste un voyageur informé et curieux, plus qu’un dilettante avide d’activités nautiques… Le parcours photographique proposé tente ainsi d’éviter les écueils d’une imagerie exotique sans pour autant se priver de la séduction du visuel.

Le premier article intitulé « Panorama » donne à voir successivement des paysages naturels comme les chutes du Carbet et des monuments comme le théâtre de Saint-Pierre, mais tous ces lieux sont présentés comme chargés d’histoire « sites superbes, théâtres aussi de l’histoire créole ». L’espace antillais n’est donc pas traité en simple « décor » exotique. De plus, ces photos sont commentées par de petits articles, qui apparaissent autant comme des tribunes pour les intervenants que comme l’espace d’exercice de style pour des descriptions vivantes ressuscitant le passé et suscitant le « rêve » cher à Jean-Luc Marty. L’inscription paradoxale de titres en créole, entre crochets, mais d’un blanc frappant et en gros caractères,  évoque les noms locaux des lieux. On se situe donc toujours dans la perspective d’un « faire voir » et d’un « faire entendre » avec un double gain pragmatique : flatter le goût de pittoresque du lecteur étranger et réjouir les attentes identitaires du lecteur antillais. Discours touristique et informatif semblent alors se concilier et agir ici comme une « captatio benevolentiae » au seuil du dossier.

Le second article sur l’« Insularité » évacue à son tour les clichés les plus attendus sur les îles « bouts du monde » : « la redécouverte du patrimoine populaire coïncide avec la fin de l’isolement géographique ». Le phénomène d’ouverture sur le monde et de migration aurait favorisé une prise de conscience des Antillais sur la spécificité de leur patrimoine et sur sa vulnérabilité : cette interprétation plutôt élaborée du retour aux sources contraste certainement volontairement avec la photo placée au centre de l’article, cliché d’un îlot non identifié, symbolique d’un isolement désormais révolu et d’une représentation désormais dépassée des Antilles françaises.  La photographie, digne des campagnes publicitaires du Club Méditerranée, a ici une fonction clairement ironique, et dénonce implicitement un autre tourisme, plus consumériste.

Un autre travail sur le regard est opéré dans le troisième article. Les « Mémoires : les plus belles pages d’une grande saga familiale» adoptent la forme plaisante d’une biographie familiale, dans le style du roman autobiographique postcolonial à succès des années 70. Le récit à la première personne de Mme Succab-Goldman donne toute sa force au témoignage. Cette fois ce sont les photographies jaunies d’une bourgeoisie noire qui tendent à contraster avec l’attendu : pas de négrillons en haillons, ni de vieillards en tenue pittoresque, mais des visages de jeunes premiers, décorés, cravatés… Le lecteur découvre l’histoire d’une élite noire d’instituteurs, d’avocats… Le discours de Mme Succab-Goldman donne une autre profondeur à ces images quand cette dernière rappelle que parmi ces hommes à l’apparence si policée, certains ont été des figures de la contestation communiste en Guadeloupe, et victimes de la répression du gouvernement français de l’époque. Le récit leur rend hommage, au-delà de quelques concessions au discours touristique que sont la description exaltée des paysages de l’enfance, d’une végétation luxuriante ou d’une atmosphère familiale chaleureuse et pittoresque.

Les « Portraits » qui suivent continuent à présenter la population des îles et leur culture, à travers les emblématiques figures de gardiens du patrimoine, les artisans : « entre leurs mains expertes, la tradition se perpétue ».  Mais à ce stade de la lecture, une impression étrange se dégage de ces photos : l’impression de voir défiler un monde menacé. Après les photos jaunies, ces nouvelles images surannées produisent un effet Tristes Tropiques. Dans l’ensemble du dossier, la nette prédominance des photos de personnes âgées, voire de vieillards interpelle. Certes, il s’agit d’un dossier sur le patrimoine mais on obtient un contraste saisissant entre ceux qui ont rédigé les articles, tous jeunes, et dont on peut voir les photos dans le sommaire du dossier, et ceux qui sont l’objet privilégié des enquêtes : les maîtres artisans, les voix chevrotantes de la tradition. Le risque d’un tel dossier sur le patrimoine apparaît alors plus nettement : GEO n’offre-t-il pas à ses lecteurs une image tronquée de la réalité antillaise ? GEO fait-il l’impasse sur la réalité souvent difficile de la jeunesse antillaise ? Du point de vue de la composition photographique, les jeunes antillais sont les grands absents du dossier, la « communauté invisible »…

Pourtant le patrimoine se veut un thème d’actualité comme l’affirme l’article de R. Brival « Héritage : des îles qui ont su faire de leur métissage leur principale richesse ». Le métissage racial et culturel des Antilles, objet de multiples fantasmes,  n’est pas le véritable sujet de cet article rédigé en forme d’adresse énergique à l’Autre, l’Européen, il s’agit davantage de la proclamation d’un retour assuré aux sources, à ce « fabuleux amalgame du « tout-monde » dont parle Edouard Glissant ». Le ton est exalté, l’optimisme garanti  puisque « les Antilles mûrissent et s’apaisent ». C'est alors qu'apparaît la première photographie de jeunes antillais qui donne à voir de vigoureuses danseuses traditionnelles. Il s’agit bien d’une « renaissance », et R. Brival avertit le touriste naïf : « Les Antilles bougent. Il ne faut pas se fier aux brochures touristiques lorsqu’elles vous les présentent sous l’angle exotique des plages et des cocotiers. » C’est dit, GEO n’a décidément rien à voir avec le discours touristique commun et Roland Brival peut faire passer son exaltation et son exaspération en relégitimant l’approche du magazine : « Oubliez la visite imposée des distilleries locales ou des monuments officiels. Oubliez les sites classés « touristiques » et leurs boutiques de pacotilles ». Il est bien regrettable cependant que pour cet article, GEO n’ait pas su davantage nous faire voir et nous faire entendre ces jeunes prêts à faire revivre les traditions.

Le parcours en images se poursuit avec une étonnante carte-frise de l’habitat aux Antilles que nous commentons par ailleurs pour cartographier ses manques. Puis, le « zoom » opéré sur une composante essentielle de la population antillaise, les indiens ou « coolies », dévoile un nouveau pan jusque là caché de la réalité complexe des Antilles: « Anniversaire : la tradition hindouiste toujours vivace cent cinquante ans après l’arrivée des premiers coolies ». Cet article approfondit la réflexion sur le métissage à travers l’analyse des inquiétudes identitaires et religieuses des descendants des Indiens aux Antilles. C’est sans doute l’un des articles les plus intéressants du dossier en ce qu’il pointe les failles et les ratés d’une quête d’identité parfois errante, et qui pourtant nous avait été présentée jusque là comme une ligne droite bien assurée. Face à la honte de se dire hindou, face à la recherche d’une religion plus épurée contraire à la culture créole des coolies, ou encore face aux usurpateurs qui se proclament prêtres, la photographie d’Albert Almelle, tout en simplicité, assis à une table, avec son chapeau, sans aucune ostentation d’identité hindoue (il est pourtant présenté comme le dernier conteur du Ramanaya en Martinique) illustre un rendez-vous manqué de la nouvelle génération avec un gardien méconnu de la tradition.

         

Image3Le dossier s’achève sur l’article « Musique » toujours tourné du côté de la tradition. Les photographies côtoient des dessins des instruments qui ressemblent à des planches d’encyclopédie : il s’agit d’informer en donnant à chaque objet et à chaque technique son nom précis, nécessairement en créole, avec une traduction approximative. Cet effet d’inscription de l’objet et de la langue a une forte valeur symbolique  dans un article consacré aux tambours et le lecteur antillais ne sera sans doute pas insensible à l’hommage ainsi  rendu à l’un des instruments les plus longtemps persécutés de la Caraïbe5.

Enfin, le « Guide » final est remarquable pour n’être illustré par aucune photo de plage. Pour évoquer la Guadeloupe et la Martinique sous l’aspect du « patrimoine », figurent la photo d’un monument architectural pittoresque, l’Eglise de Saint Pierre Paul à Pointe-à-Pitre, et l’image verdoyante d’un sentier de randonnée dans les Gorges de la Falaise, en Martinique. Le guide se distingue aussi du discours touristique facile et superficiel en proposant une rubrique « Activités nouvelles » où sont suggérées en Martinique la visite du « Centre de découverte des sciences de la Terre » et en Guadeloupe celle du « Centre de culture scientifique, technique et industriel de Beauport ». Deux sorties qui ne peuvent faire envie qu’au touriste curieux et avide d’apprendre, le touriste idéal que le magazine a lui-même tenté de réaliser, en cherchant à former son lecteur…

L’intérêt porté au patrimoine constitue sans aucun doute une évolution du discours touristique sur les Antilles vers un discours plus informé et plus soucieux de la richesse culturelle des îles à visiter. Néanmoins cette entrée par la question du «patrimoine » dans le magazine GEO semble limiter aussi, d’une certaine façon, le discours informatif sur les Antilles françaises.

L’absence de chapitre sur la colonisation et l’esclavage est un parti-pris on ne peut plus apparent. On peut l’interpréter de plusieurs façons. C’est peut-être la volonté de renouveler le regard sur les Antilles qui est à l’origine de ce silence, car le discours historique attendu sur ces périodes dramatiques est complètement éludé. Les Antilles effectivement, n’ont jamais cessé d’être associées à l’esclavage, à la colonisation, de sorte que bien souvent ce passé historique pèse trop lourdement sur la représentation de ces îles. Le magazine GEO a très certainement voulu dépasser ces considérations d’autant plus que les rédacteurs des articles représentent la nouvelle génération des intellectuels originaires d’outre-mer. Une génération résolument tournée vers l’avenir, et détachée des revendications postcoloniales victimaires. Ainsi peut-on comprendre l’importance symbolique de l’article consacré aux « coolies » : le discours sur les Antilles ne se focalise plus seulement sur l’épisode « nègre » de l’esclavage, il revient sur l’après-esclavage, et de cette façon il rend mieux compte de l’évolution d’une population métisse de plus en plus en quête de ses diverses origines. Mais on peut aussi interpréter ce manque de façon plus négative et y voir l’évitement d’un sujet extrêmement sensible et polémique à l’heure même où un humoriste déchaîné tire toute sorte de conclusions douteuses du silence -du tabou ?- qui entoure en France l’épisode de la traite des Noirs6.

La carte sur 4500 ans d’habitat créole peut ainsi laisser perplexes les lecteurs les plus avisés. Pourquoi faire une rétrospective de l’habitat dans des îles marquées par une sédentarité à l’histoire troublée, entre colonisation européenne, extermination des premiers habitants amérindiens, immigration et sédentarisation forcée des esclaves africains, intégration difficile des travailleurs indiens ? De l’ « engagé » européen à l’ « engagé coolie », de l’amérindien dépossédé à l’esclave africain aliéné, toute l’histoire de l’habitat aux Antilles n’est que l’histoire de l’arrachement de peuples à leur terre7.

L’histoire est tout simplement niée : « L’habitat particulier des Antilles s’explique par le climat, les matériaux de construction disponibles et la diversité des habitants successifs ». L’approche géographique en l’occurrence limite de façon factice le discours informatif. La « succession » des divers habitants est présentée comme un fait aussi naturel que la variation des saisons et aucune véritable explication n’est fournie sur l’histoire de ces habitants, leur origine, leur devenir.

Dès lors, le petit schéma coloré, mixte de carte et de frise chronologique, en juxtaposant habitat amérindien en jaune paille, habitat « à l’abolition de l’esclavage » en vert tendre, et en rouge, l’« expansion des bourgs », paraît irréel et presque scandaleux par tous ses non-dits. La juxtaposition crée un effet de continuum, comme si les trois temps décrits s’étaient enchaînés sans rupture. C’est dans les interstices qu’il faut chercher en vain la trame d’une histoire de l’habitat des Antilles, mais aucune information n'est donnée et l'on saute d'une époque à l'autre sans plus d'explication. Le magazine présume-t-il que le lecteur sait les atrocités cachées de cette histoire de l’habitat? GEO postule-t-il que le lecteur sait qu’entre l’époque amérindienne et le hameau familial, les indiens ont subitement disparu parce qu’ils ont été décimés par une colonisation européenne incapable de soumettre sur son propre territoire ses habitants natifs ?

Les titres des trois pans du schéma sont volontairement flous : on commence par une détermination historique l’époque amérindienne, puis on passe brutalement à une expression sans référent, purement qualificative le hameau familial, qui est recontextualisé historiquement par cette phrase anodine « A l’abolition de l’esclavage, l’habitat populaire s’organise par famille. » Deux sauts en un donc : l’extermination des Indiens et l’esclavage, et il faut comprendre qu'entre-temps a eu lieu la disparition des Amérindiens, la traite des Noirs, et l’esclavage. Il est étonnant que la traite des Noirs reconnue depuis le 10 mai 2003 comme un crime contre l’humanité, ne soit pas mentionnée. En fait le mot « esclavage » n’apparaît que dans une expression qui en marque l’achèvement victorieux « l’abolition de l’esclavage ». Toute la situation de colonisation passée a donc été gommée, et de cette façon, assimilée implicitement à une situation parfaitement normale. L’Histoire, tronquée, mise en scène et travestie sous des considérations pseudogéographiques, est totalement aplanie, vidée.           Le dernier titre accuse ce brouillard historique : l’« expansion des bourgs » qui selon la légende « se développent après l’abolition de l’esclavage » et correspondrait à la période des années 1930 à nos jours selon la fresque chronologique approximative située en bas de page, occulte cette fois la départementalisation (qui a pourtant été suivie d’une importante politique urbaine)8.

On notera enfin la confusion généralisée de cette représentation de l’évolution de l’habitat antillais à travers un autre manque : la catégorisation sociopolitique du type d’habitat. La frise en bas de page qui cherche à montrer au cas par cas le logis des « habitants successifs » des îles, ne fait pas figurer le logis des Noirs durant l’esclavage. Les « cases à nègre » assemblées le long de la « rue cases-nègres » sont à chercher en haut à gauche du schéma, sur la même ligne que le dessin du « village amérindien ». On se doute pourtant qu’il n’y a aucun point de comparaison entre ces deux types d’habitat, tant géographiquement qu’historiquement. Une carte de l’habitat antillais aurait pu montrer au contraire comment la maison du maître jouissait d’une localisation spécifique, en haut d’une colline afin de surveiller en hauteur les cases nègres. Ces deux éléments, si intimement liés, la maison du maître et les cases nègres, sont dissociés sur le schéma, comme pour estomper encore une fois le spectre de l’esclavage et de la colonisation.        

Décidément, l’histoire semble le point faible de ce dossier sur le patrimoine créole. Un autre exemple illustre encore ce sidérant effacement de l’histoire (osera-t-on parler de « révisionnisme » anodin ?). L’une des photos du « Panorama » donne à voir l’habitation Céron « l’un des plus anciens domaines sucriers des Caraïbes ». Ce lieu, chargé d’histoire rappelle de toute évidence un passé douloureux. La photographie montre ainsi une maison de type villa coloniale, surplombant la fameuse allée de la rue Cases-nègres. Pourtant, la légende accolée à cette image évite tout pathos et bannit une fois de plus le spectre de l’esclavage :

« Au Nord de la Martinique, juste avant l’Anse Couleuvre, l’habitation Céron, logée au cœur d’une verte vallée, compte parmi les doyennes de ces grandes unités de production sucrière du XVIIè siècle. Opérationnelle dès 1658, elle affiche fièrement les vestiges de bâtiments tombés depuis longtemps en déshérence. Si la maison de maître a été détruite par l’éruption de la montagne Pelée, l’alignement des murs au centre, témoigne de l’ancienne rue Cases-nègres. Le décor de l’activité laborieuse d’antan est planté : broyeuses de canne hydrauliques, chaudières cylindriques, ateliers de conditionnement et de réparation, purgerie pour blanchir le sucre, dont il ne subsiste que les murs. »

On peut se réjouir du regard distancé que Max Etna porte sur l’habitation Céron : nulle haine, nulle tristesse, mais le descriptif simple d’un lieu d’histoire désormais en ruine et même une certaine poésie dans l'évocation des lieux d'une ancienne "activité laborieuse". On aura noté la focalisation sur l’aspect particulièrement vieilli et dévasté du lieu : unité doyenne de production sucrière, vestiges de bâtiments tombés depuis longtemps en déshérence, maison du maître détruite, ancienne rue Cases-Nègres, l’activité d’antan, il ne subsiste que des murs… C’est une curiosité d’un autre temps qui s’offre à nos yeux, détachée de son contexte historique, c’est un monument échoué au cœur d’une verte vallée, presque le symbole d’une civilisation perdue. Le Machu Picchu sans les sacrifices humains. La légende évoque allègrement le passé de ce « décor » affichant « fièrement » ses vestiges : simple cadre de vie « de l’activité laborieuse d’antan », l’habitation Céron, devient un inoffensif lieu touristique et même, presque perversement, le symbole d’une industrie alors heureuse, sans crise et sans conflit. C’est ainsi que se produit à nouveau cet inquiétant phénomène : les Antilles du Patrimoine sont les Antilles sans cicatrice historique, sans trauma. On s’intéresse aux broyeuses cylindriques, aux ateliers, à la purgerie, on oublie les hommes, et leur histoire difficile. Le regard rivé sur le patrimoine serait-il un regard détaché de toute profondeur historique, un regard myope qui ne peut saisir les lieux résolument ni au présent, ni au passé et qui dans un entre-deux flou prétend décrire les vestiges d’un passé invisible ?

Patrimoine versus histoire : c’est la curieuse aporie qui semble être au cœur de ce dossier de GEO, et que nous avons tenté d'analyser. Si le « devoir de mémoire » est une notion éminemment problématique, qui a malheureusement ses fanatiques, nous croyons à une conciliation entre devoir d’histoire et devoir de mémoire.

Alors que le devoir de mémoire transparaît dans les articles consacrés aux gardiens de la tradition artisanale et musicale, de même que dans l’article commémorant l’arrivée des Indiens aux Antilles, dès que l’on aborde des sujets polémiques et politiques, le devoir de mémoire semble disparaître. En fait, il est possible que la charge polémique et profondément anti-touristique d’un sujet tel que l'esclavage l’écarte à jamais de ce GEO consacré au Patrimoine créole.

Certes, GEO n’est pas un magazine d’histoire, mais en revanche, c’est un périodique de géographie qui se déclare volontiers en faveur d'une lecture politique du monde. Ainsi, dans l’entretien que Jean-Luc Marty, rédacteur en chef de GEO, accorde au Guide du routard, nous retenons ce passage :

« - Avez-vous une approche politique du monde ?

Je fais partie de ces gens qui pensent que tout est politique, même les approches les plus objectives. Je parlerai d’engagement éditorial sur des sujets, comme, par exemple, avec les Indiens du Chaco central au Paraguay. On est en contrechamp. On essaie d’ « anthropologiser » l’actualité. Mais GEO n’est pas un magazine politique, dans le sens partisan qui fonctionne à l’idéologie. En ce moment, on travaille par exemple sur l’enfance en Roumanie. C’est un sujet où l’on s’engage éditorialement. Les lecteurs nous demandent d’ailleurs cet engagement. »   

Voilà peut-être la clé : le magazine GEO ne consacre des articles « politiques » qu’aux sujets d’actualité. Un dossier sur le patrimoine créole n’est pas un véritable dossier d’actualité (il est d'ailleurs classé dans la rubrique "Partance"), et c'est encore moins un dossier d’actualité politique. Il est vrai qu’avec une vieille dame à chapeau qui passe devant une sublime fresque murale, non loin d’une pittoresque case en tôle, on est bien loin des problèmes des Indiens du Chaco central au Paraguay ou des enfants en Roumanie. A en croire GEO et ses intervenants, pour l’instant, les Antilles sont dans une phase d’apaisement et de renouveau, et se remettent paisiblement des dommages historiques subis pour renouer allègrement avec un passé pacifié. Les problèmes des tensions raciales, du chômage, et d’une jeunesse périphérique à l’abandon n’ont visiblement pas leur place dans ce dossier consensuel et optimiste, informatif et touristique.

S'il s'agit pour GEO de contourner le piège visuel d'un exotisme superficiel, il s’agit aussi de faire entendre des voix : celles des Antillais se réappropriant un discours sur eux-mêmes. En effet, la notion apparemment si consensuelle de « patrimoine » est présentée comme un enjeu fort de l’actualité antillaise et c’est peut-être ce qui explique en partie pourquoi GEO invite des intellectuels originaires d’outre-mer à réagir. C’est leur discours qui porte véritablement ce dossier et qui donne aux images, aux cartes et schémas une portée parfois insoupçonnée. Sous l'apparence d'un discours homogène, la délégation de parole produit en réalité un champ d'interaction entre des voix parfois contradictoires. Nous voudrions analyser à quels moments la parole se dédouble, à quels moments les voix se rejoignent, ou s'affrontent à distance, en montrant comment ces interactions confèrent au dossier une épaisseur polémique inattendue.

Si le tourisme culturel consiste à partir à la rencontre de l’Autre, si d’après les mots de Barbey d'Aurevilly, « Le voyageur est un homme qui s'en va chercher un bout de conversation au bout du monde », alors GEO tente véritablement de préparer le lecteur à cet échange. Ce sont six intellectuels d’outre-mer qui nous accompagnent à la découverte du patrimoine créole et cette délégation de parole est éminemment symbolique.

         Le discours des intervenants est à la fois informé par leur métier et leurs activités, et éclairé par leur connaissance intime de la réalité de la région et des cultures décrites. Deux écrivains, R. Brival, et N. Appanah-Mouriquand, deux géographes M. Etna, et T. Nicolas, ainsi qu’une journaliste mélomane, E. Honorin et une cinéaste, Mme Succab-Goldman prennent successivement la parole.

Le magazine GEO montre de cette manière qu’il est parfaitement conscient des problèmes de légitimité du discours sur les Antilles françaises, et c’est peut-être la perception « géographique » de l’écart décrit par Bourdieu entre centre et périphérie qui explique cette volonté de déplacer le discours informatif, de le décaler par rapport au centre. Le dossier classé dans la rubrique « Partance », par cette délégation de parole, atteint une ambiguïté maximale, dans ce tissage des voix entre un discours touristique et informatif,  un discours objectif et impliqué. Le point de vue des intervenants contribue à remettre en perspective les images offertes au regard cependant que leurs voix initient un dialogue implicite tant avec l’autre et le même, l’étranger et l’antillais.

L'éclairage ainsi apporté est en effet d’autant plus intéressant que les six intervenants connaissent tous la métropole, et sont d’autant mieux armés pour s’adresser à un public étranger à la réalité antillaise. L'un, Max Etna, s’exprime depuis les Antilles, Thierry Nicolas et Emmanuelle Honorin habitent la France métropolitaine, enfin le lieu de résidence de Christiane Succab-Goldman ou de Roland Brival n’est pas précisé, comme si finalement le plus important était le lien que tous entretiennent dans la proximité et la distance avec les Antilles, et la possibilité offerte par ce discours sur le patrimoine d’opérer un voyage commun vers des souvenirs d’enfance, des lieux emblématiques, des pratiques significatives… Ce lien souple entre l'Ici et l'Ailleurs, l'Autre et le Même, est revendiqué par Mme Succab-Goldman qui racontant son premier voyage en métropole, commente: "J'ignorais alors que cet envers et cet endroit, ces allers-retours si souvent répétés entre la Guadeloupe et l'Ailleurs seraient les châteaux forts qui me feraient gagner toutes mes guerres (...)". Les voix des intervenants font ainsi le pont entre l’hexagone et les Antilles françaises, entre les Antilles d’antan et les Antilles d’aujourd’hui, et entre les différents types de lectorat possibles.

C'est d'abord l'inscription du créole qui signale visuellement la délégation de parole opérée. Le dossier met savamment en scène l'usage complexe de cette langue. Un court article lui est consacré, à droite de l'article de Thierry Nicolas sur la fin de l'isolement. Après une sorte de vulgate linguistique sur la naissance du créole -sujet encore débattu-, l'article rappelle l'interdit qui pesait sur cette langue9 et le regain d'intérêt dont elle est désormais l'objet, ce que résume parfaitement la légende de la photographie donnant à voir un tag de revendication syndicaliste, "Une langue brimée, aujourd'hui en plein renouveau".

Les souvenirs d'enfance de Mme Succab-Goldman se font l'écho de ce bref exposé en lui donnant une savoureuse illustration : "J'ai passé toute ma scolarité dans ce quartier populaire. (...). J'y appris en cachette à parler un créole authentique, déjà acquis à Saint-François. Mes parents ne se sont jamais parlés entre eux qu'en créole, mais nous ne parlions pas créole entre nous, ni devant eux. Ils s'adressaient à nous en français, ce qui était censé nous tirer vers le haut." Cette situation particulière du créole10, est rendue typographiquement par les crochets qui encadrent les titres des photographies du "Panorama". Une traduction, en caractères plus petits, mais sans crochets, côtoie ces gros titres qui affichent la langue si longtemps interdite. L'effet est double : informer un minimum quant à la situation linguistique de la région, et charmer le futur visiteur par des consonances exotiques. Le créole confère au texte des articles à la fois un cachet d'authenticité, et l'attrait de la couleur locale. Mais l'inscription de cette langue relève aussi d'un enjeu supérieur : participer au sauvetage en cours du patrimoine créole.

Ainsi l'article "La parole des tambours" tente de déployer la richesse lexicale d'un savoir-faire multiple, de la confection des instruments à l'art d'en jouer et de danser. La fin de l'article convoque notamment de façon émouvante, à la façon d'une ronde musicale, les noms trop méconnus dans l'hexagone ou déjà oubliés par les autochtones, des grands chanteurs et musiciens du tambour. C'est un mélange de patronymes, de noms de scènes, et de surnoms créoles qui est ainsi fixé : "(...) Ti Papa, Calixte dit Chaben, Vincent Blancus, Blanchinot Kancel, Lolo Camphrin, Geoffroy Sergius, Napoléon Magloire et Guy Konket, le fils de Mam Soso, la doyenne de Jabrun.  A Sainte-Rose, Henri Delos avait appris de Camille-Aigle, dit Békéké. Ces dernières années, dans la famille du gwoka, Kristen Aigle est un fameux tambouyé. (...)". On perçoit aisément ici l'engagement du journaliste et la charge symbolique d'une telle liste. La parole déléguée est bel et bien appropriée par les intervenants et les traces du créole dans leur discours n'en est qu'un des multiples indices.

S'il faut caractériser de prime abord les discours des intervenants, on notera en premier lieu la variété de leurs formes. Deux articles s'apparentent à des essais, l'un sur "la fin de l'isolement antillais", l'autre sur "le grand retour du patrimoine populaire" et le dossier est clos par deux reportages, l'un sur "Vishnou au pays du zouk" et l'autre sur "la parole des tambours". Les articles adoptent différents styles, mais tous sont écrits avec la même objectivité apparente. Seuls les souvenirs d'enfance de Christiane Succab-Goldman misent explicitement sur la subjectivité du discours, avec le recours à la première personne, traditionnel dans un récit autobiographique. Les autres interventions se gardent de toute implication dans le jeu des pronoms. Le point de vue se veut distancé, il est question généralement des "Antillais", de "la nouvelle génération antillaise", des "Antilles", et le démonstratif (comme dans l'expression "la plupart de ces insulaires") sert parfois à marquer encore davantage l'adoption d'un point de vue extérieur. En somme, les intervenants s'approprient les codes du discours journalistique soumis à l'exigence d'objectivité. Sont-ils atteints de schizophrénie pour ainsi faire montre d'un tel détachement? A lire de plus près leurs textes, nous réalisons en fait qu'aucun d'eux ne renonce à livrer son opinion, au moment même où ils paraissent s'attacher à transmettre un savoir. C'est ainsi que le magazine GEO devient à son insu une tribune, certes discrète, mais bien réelle, pour les intellectuels originaires d'outre-mer auxquels il donne la parole.

Un discours véritablement engagé transparaît dans ces interventions a priori policées et convenues. Ce sont principalement des critiques de la politique d'aménagement du territoire. Au seuil du dossier, quand les photos du "Panorama" occupent la plus grande place, le court texte des légendes ne sombre pas toujours dans la contemplation poétique de paysages pourtant marqués par une histoire terrible11. Des revendications percent çà et là. Mme Succab-Goldman au sujet de la Pointe des Châteaux -lieu dont on apprend un peu plus loin qu'il est "le berceau" de sa famille- n'hésite pas à critiquer un projet qui aurait "de quoi meurtrir définitivement l'authenticité humaine de la Pointe des Châteaux". Elle réveille ainsi à côté de la photographie enchanteresse, le spectre du "béton, parkings surdimensionnés, ronds-points, commerces..." et nous projette alors vers des réalités plus triviales qu'on semblait sur le point d'oublier. La menace du patrimoine créole est un thème qui surgit de façon transversale, nuançant le sujet vedette du "renouveau du patrimoine". Max Etna rappelle avec soulagement l'inaboutissement aux chutes du Carbet du projet de centrale électrique auquel songeait le gouverneur Le Boucher. Roland Brival, visitant les artisans, rend hommage à Claude Sylvestre, tresseur de pailles, qui a reçu en 1965 "la médaille d'or de l'artisanat" et ajoute sur un ton amer : "(...) depuis lors, rien n'a changé dans la vie de Claude Sylvestre. Rien, sauf le décor qui désormais s'impose à lui durant ses heures de travail : celui d'une luxueuse façade vitrée de l'immeuble du seul casino de l'île, juste de l'autre côté de la rue."

C'est dans le cadre convenu de l'article, de la légende, du commentaire de photos, que le discours décroche de la neutralité affichée, et s'insinue sur un terrain plus polémique. L'article de Roland Brival est exemplaire de cette subversion des codes. Il mime le discours d'un guide touristique en s'adressant au "vous" fictif des futurs visiteurs mais c'est pour finir par une injonction et une note ironique à l'intention des bonnes volontés: "Pour en savoir plus, la recette est simple." L'intervenant consent à jouer le jeu du discours touristique, à dévoiler une "recette" comme s'il en existait une, pour découvrir au mieux la région visitée. Le ton se fait alors plus familier, (marque d'une exaspération, ou d'une confidence bienveillante, difficile de le dire) : "Laissez tomber la plage et les animations d'hôtels. A la rubrique du quotidien local, branchez-vous sur les concerts, les bals de campagne et les fêtes patronales. Débusquez au fil des escapades le patrimoine humain." C'est ainsi que le texte déborde le ton a priori neutre du début et crée face au "vous" une communauté tacite du "nous" dans laquelle s'inclue l'auteur.

La majorité des intervenants semble se rattacher à une communauté "créole". Le choix de l'adjectif "créole" au détriment de l'adjectif "antillais" est loin d'être anodin. Plus fréquemment utilisé et davantage mis en valeur par la typographie, le mot traduit un point de vue engagé. Pour clarifier l'enjeu que représente l'emploi de cet adjectif, un petit historique sur l'évolution de son usage et de ses sens n'est pas inutile12.

La première attestation du mot en français ("criole" puis "créole") remonte à la fin du XVIème siècle. A l'origine le terme servait à qualifier les colons "nés aux Indes" puis au début du XVIIIème siècle, tout individu né dans les colonies, quelle que soit sa couleur de peau. Par extension, l'adjectif caractérise tout animal, ou végétal, considéré comme spécifique de ces territoires. Le terme est surtout employé d'abord dans le cadre des discours métropolitains sur l'Autre vivant outre-mer, avant d'acquérir rapidement un usage endogène. Or il faut noter la particularité de cet usage endogène dans les Antilles françaises : si dans le domaine du non-humain, "créole" qualifie effectivement n'importe quel type de produit propre au pays, dans le domaine humain, l'adjectif a longtemps été discriminant puisqu'il servait à qualifier uniquement les descendants des colons blancs13. Ce dernier sens tend à disparaître, et passe pour vieilli. L'adjectif "créole" renvoie désormais de plus en plus au sème du métissage, tant en métropole qu'aux Antilles. Et si ce sens n'est pas encore répertorié par le Petit Robert,         il s'ancre semble-t-il dans les esprits, très certainement à la faveur d'une association d'idées avec le substantif14 et de  la représentation usuelle de la langue créole comme une langue métisse, une langue du mélange.

Le mot se trouve alors  rattaché à une représentation identitaire forte, particulièrement du fait de son appropriation par une partie de l'élite originaire des Antilles, laquelle paraît bouder l'adjectif "antillais", sans doute perçu comme trop neutre.  Le succès du terme  n'est pas sans rapport non plus avec le succès passé du mouvement littéraire de la Créolité, dont le discours sur la caractérisation de "l'être créole"15 semble avoir fait des émules parmi les intervenants de GEO. L'article de Thierry Nicolas s'achève ainsi sur l'évocation de "l'âme d'un pays": "Au moment où la distance et l'insularité ne suffisent plus à justifier d'une particularité, ils constituent autant d'éléments symboliques qui font l'âme d'un pays". Jouxtant cet article une brève sur le "créole" qualifie cette langue d' "expression de l'âme antillaise". Et c'est ainsi qu'on est peu étonné lorsque Mme Succab-Goldman explique que même si elle s'exprime en français "[son] âme reste profondément créole". L'on voit mal ce que peut bien être cette "âme" sinon dans le discours, le témoignage de la croyance en une essence créole, ou le signe  d'une complaisance à édifier l'identité autour de ce mythe.

Car un mythe identitaire est bel et bien formulé, dans l'ambiguïté d'un style qui se donne tantôt pour poétique et exalté, tantôt pour neutre et informatif. La figure du Nègre marron est sujette à ce traitement incertain, entre histoire, reconstruction historique, et fiction identitaire. Mme Succab-Goldman tente de nous expliquer "la complexité de la population guadeloupéenne, si insaisissable et si imprévisible": "On est dans le dédoublement permanent. Il y a la face qu'on s'est habitué à présenter depuis toujours à toute autorité. Il y a ce qu'on intériorise et qu'on cache, qui "marronne" pour continuer d'exister. On invente des ruses (masko) pour survivre au jour le jour et rester tant soit peu en accord avec soi-même." La filiation avec l'ancêtre marron n'est certes pas clairement établie, mais elle est savamment suggérée puisque la métaphore du marronnage dit la persistance d'un comportement qui, intériorisé au plus profond de "l'être" guadeloupéen, serait devenu un de ses traits constitutifs. Roland Brival fait, quant à lui, la généalogie imaginaire du renouveau du patrimoine populaire en parlant d'une "renaissance qui, s'inspirant de l'exemple "des marrons", les premiers esclaves rebelles antillais [sic- le qualificatif "africains" aurait sans doute été plus juste et le choix du mot "antillais" montre bien la distorsion idéologique qui s'opère] relève avant tout de la débrouillardise et de l'intuition et présente l'inestimable avantage de demeurer à l'échelle humaine." Cette fois ce n'est pas un trait de psychologie individuelle qui est pointé par la référence aux marrons, mais un trait culturel qui tend là encore à définir implicitement un ethnotype. La culture dite de "survie" qui s'est pourtant d'abord développée historiquement sur les plantations est renvoyée au seul parrainage des Nègres Marrons. Dans ces deux exemples, la figure du marron permet de construire une identité antillaise tout entière marquée par la résistance. La résistance à l'Autre, à l'ancien colon, et à la menace présente d'acculturation, se trouve magnifiée et amplifiée dans un discours qui n'est informatif qu'au second degré, en ce qu'il révèle les frustrations et les espoirs de celui qui l'énonce.

Un autre lieu commun du discours identitaire, la "pluralité créole", évoquée dans l'article consacré à la musique, trouve un développement contrasté dans tout le dossier. A travers un souffle poétique certain, Roland Brival célèbre l'image du rhizome adoptée par E. Glissant :

"A la croisée de tous les chemins planétaires: caraïbes, africains, français, anglais, espagnols, chinois, indiens, syriens... les Antilles multiplient les racines qui fondent leur identité. Toutes les cultures du monde, tôt ou tard, se sont aventurées là, y ont déposé leurs semences et leurs paysages intérieurs."

La fierté est palpable, et comment ne le serait-elle pas dans cette réécriture rassurante de ce qui se révèle être une identité antillaise parfaitement idéalisée ? Mais "la pluralité créole" n'est pas unanimement considérée comme idyllique car la délégation de parole n'aboutit pas à un discours sur soi univoque et les voix restent multiples. Aussi a-t-on la chance de pouvoir lire des articles qui se contredisent parfois frontalement, et ce autour des thèmes centraux du patrimoine et de l'identité "créoles". La passation de parole se révèle être à son insu un détonateur polémique.

Le soupçon pèse ainsi sur l'optimisme de Roland Brival précédemment cité. L'auteur déclare dans le même article consacré au "grand retour du patrimoine populaire":

"La nouvelle génération antillaise, en mal de racines authentiques, s'est tournée vers la geste oubliée des légendes créoles et des tambours ancestraux. Les biguines de Malavoi et le zouk de Kassav s'effacent devant la montée en puissance des chants du "bélé" martiniquais et du "lewoz" guadeloupéen. Les artisans des métiers du passé se reforgent une nouvelle jeunesse. Leurs rituels et leurs croyances sont le ferment d'une philosophie et d'une attitude dont les messages se relaient sur les ondes grâce aux stars locales du rap ou du ragga."  

Ce discours est cependant infirmé par des articles qui sont des reportages précisément soucieux de rapporter la parole des autochtones. Dans son enquête sur les artisans, Roland Brival est lui-même beaucoup moins enthousiaste. Il explique à propos de l'art de construire des saintoises :

"la tradition survit [je souligne] à ceci près que Francis Bocage est l'un des derniers à posséder encore le secret de cette fabrication (...). "Grâce à la technologie moderne, grommelle notre homme, les saintoises sont désormais en plastique ou en résine, et la mémoire de nos mains s'est perdue..."."

Le patrimoine, renaissant au dire du premier texte, tâche désormais de survivre.

Mais plus violemment encore, c'est l'article de Natacha Appanah sur les descendants des premiers coolies, qui tend à montrer que les chemins de la transmission sont plus impénétrables qu'il n'y paraît:

« Dans sa maison ouverte au vent, à Basse-Pointe, Albert Almelle se sent seul avec les guerriers du Ramayana (...). "Transmettre ? Oui mais à qui ?" demande-t-il, un peu désabusé. "Aujourd'hui les jeunes sont plus intéressés par le zouk, la télé. Et puis, personne ne m'a jamais vraiment demandé de devenir son élève." Quand on lui parle du cent cinquantième anniversaire de l'arrivée des Indiens, il en rirait presque: "Les Martiniquais? Ils ont presque honte de dire qu'ils sont hindous. »

Voilà un témoignage qui permet d'avoir un point de vue différent sur la question de l'identité, jusque là présentée comme apaisée. Nous voici bien loin de la vision enchanteresse "d'un monde dont l'unicité n'est pas la vertu première, mais qui s'épanouit en revanche dans la polyphonie féconde des différences assumées" pour reprendre les mots de Roland Brival. L'article de Natacha Appanah à de nombreuses reprises, parce qu'il adopte la démarche d'un reportage d'investigation, nous permet d'aller à la rencontre d'habitants qui ne forment pas un tout homogène ni une communauté uniforme, mais qui incarnent au contraire la diversité des postures possibles vis-à-vis de la tradition et de la question de l'identité antillaise. Nous découvrons ainsi que tous ne succombent pas à l'effervescence identitaire décrite, et que ceux qui s'en soucient le moins sont parfois ceux qui vivent le mieux leur métissage, telle cette femme qui selon la journaliste "n'a que faire des questions sur son identité" et qui offre un contraste saisissant avec d'autres descendants coolies, en quête d'une religiosité perdue, et attirés par les pratiques les plus orthodoxes du culte. Cette dernière, avec sérénité (parce que précisément elle n'est pas en situation d'insécurité identitaire) déclare tout au contraire : "Je vais à l'église et je vais au temple. Je fais le culte comme j'ai toujours vu mes parents le faire."

 "Sur ces îles de métissage, où l'exubérance tropicale foisonne de trésors naturels, les Antillais redécouvrent leurs racines. GEO est parti à la rencontre de ces artisans, musiciens, pêcheurs ou prêtres hindous qui incarnent au quotidien la vitalité d'un patrimoine populaire où se mêlent toutes les cultures du monde".

Telle était la visite guidée proposée par le magazine, mais au terme des cinquante pages du dossier, un chemin plus tortueux a été parcouru. Entre représentations et contre-représentations identitaires, discours à visée informative et passages de promotion touristique, le terrain est aussi accidenté que le programme fixé était risqué. La "rencontre du pays vrai" s'avère plus difficile qu'il n'y paraît, et le chemin est moins balisé que ce qui était annoncé. C'est à notre sens cette imperfection qui fait, à son insu, la valeur de l'ensemble : affirmations contradictoires, blancs, non-dits et tentations du mythe, nous font retrouver la complexité du réel et la difficulté du discours sur soi dans un dossier qui voulait à tout prix éviter de se contenter d'une vulgate aseptisée.

Notes

1 Yves Dauge, Christiane Desroches-Noblecourt, Colette Gouvion, Juan Goytisolo, Michel Le Bris, Hubert Reeves, Le Patrimoine de l'humanité, 25 ans d'images de GEO, édition Solar, 2004. Pour plus d'informations, consulter http://www.prisma-presse.com/contenu_editorial/fichiers/actu/1078936497_geo_25ans_DP.pdf.
2 Leteinturier Christine, article « la publicité », Encyclopædia Universalis 2004.
3 Pour lire l'entretien intégralement cf. http://www.guideduroutard.com/mag_invite/id_inv/92.htm
4 Jean-Luc Marty rédacteur en chef de GEO dans l'entretien accordé sur le site du Guide du routard, cf. http://www.guideduroutard.com/mag_invite/id_inv/92.htm.
5 Dans de nombreuses colonies d'Amérique et des Antilles, l'augmentation du nombre des esclaves eut pour corollaire un durcissement des lois par peur de la révolte. Le tambour fut interdit non seulement parce que les danses choquaient les colons et l'Eglise mais surtout parce que les maîtres des plantations et des habitations avaient bien compris que le tambour constituait pour les esclaves, au-delà de l'aspect simplement festif, un puissant instrument de rassemblement et de communication, ainsi qu'un lien avec leurs terres d'origine. En Martinique, en 1848, l'esclave Romain joua au tambour malgré l'interdiction et fut à l'origine d'une insurrection qui contribua à accélérer l'abolition de l'esclavage.
6 Rappelons que le dossier fut publié en 2004, année où Dieudonné se livrait à ses premières déclarations paranoïaques et antisémites au nom d'une prétendue cause "noire".
7 Le projet d'une carte de l’habitat dans une région où le marronage -la fuite des esclaves hors de la plantation et parfois la reconstitution clandestine d’une communauté de type africaine- acquiert la valeur d'un mythe fondateur, était déjà d’une maladresse coupable, surtout quand le même magazine propose un article sur le « dernier des « mawon » ». On peut ne pas connaître la littérature qui célèbre la figure du « marron », mais des journalistes préparant un dossier sur les Antilles n’ont-ils jamais remarqué dans ces îles la densité exceptionnelle de statues représentant ces héros de l’imaginaire identitaire antillais ?
8 Il serait intéressant de consulter en annexe le travail réalisé par l'écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau sur ce thème de l'habitat. Au seuil de Texaco, l'écrivain propose une frise chronologique qui tente de saisir l'Histoire de la Martinique à travers le prisme des variations de l'occupation du sol. S'il est question des matériaux de construction, comme dans la carte-frise de GEO, ceux-ci ne sont pas détachés du contexte historique dans lequel ils s'inscrivent mais, investis au contraire d'une puissante valeur symbolique, ils s'en font la métonymie. En fin de compte, la carte-frise de GEO comme le texte auquel aboutit Patrick Chamoiseau, donnent à lire des représentations de l'Histoire. Dans le premier cas, le document scientifique gomme l'épaisseur et les tensions historiques avec une banalité déconcertante qui n'est pas sans rappeler le "bon sens évident" qui caractérise ce  qu' Edouard Glissant appelle "le délire verbal coutumier" et plus précisément, le "délire de persuasion" (Le discours antillais, Gallimard, 1997, p.650, "utilisation des mots pour oblitérer précisément ce qu'on feint d'aborder avec bonhomie et sérénité: le refus délibéré de sa propre histoire"). Dans le second cas, la création littéraire tente de créer un sursaut de conscience. Si nous tenons à comparer rapidement ces deux travaux, ce n'est pas pour affirmer en choeur avec P. Chamoiseau, J. Bernabé et R. Confiant que "seule la connaissance poétique, la connaissance romanesque, la connaissance littéraire, bref la connaissance artistique pourra nous déceler, nous percevoir, nous ramener évanescents aux réanimations de la conscience" (Eloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989, p. 38) mais c'est pour montrer combien les discours varient, se complètent ou se contredisent.
9 Rappelons que cette interdiction concerna les autres langues régionales, réprimées depuis la fin du XIXème siècle et officiellement interdites sous la IIIème République.
10 Cette situation de communication particulière où une langue A assume les fonctions dites prestigieuses, dans le cadre de la vie publique, "officielle" , à l'exclusion d'une langue B employée dans la sphère de la vie quotidienne, privée, "folklorique" se retrouve sous différentes formes dans bien des régions du monde. C'est le linguiste Ferguson, à l'origine du terme "diglossie", qui s'est intéressé le premier à cet état de fait dans son article "Diglossia" de la revue Word en 1959.
11 Cf. "Apprendre à voir", le commentaire de la photographie de l'habitation Céron qui nous paraît symptomatique d'une gêne quant à l'évocation de la période de l'esclavage.
12 Nous nous fondons sur le travail effectué par Robert Chaudenson, linguiste des créoles, dans Les créoles français, 1979, Nathan.
13 "Il ne fait pas de doute qu'aux Antilles comme aux Mascareignes, dans la première moitié du XVIIème siècle, le qualificatif "créole" peut être appliqué aussi bien à des Blancs qu'à des Noirs. Cependant à partir de cette indifférenciation ethnique, les significations du mot ont évolué de façon différente selon les lieux et les sociétés. Aux Antilles, le terme a été progressivement réservé à la désignation des Blancs nés dans les îles tandis qu'en revanche, à l'île Maurice, "créole" ne peut qualifier que des Métis ou des Noirs (de phénotype africain) à l'exclusion des Blancs et des Indo-Mauriciens. Seul le créole réunionnais paraît avoir conservé le sens ancien puisqu'à la Réunion, "créole" désigne les Blancs, les Noirs ou les Métis nés dans l'île." R. Chaudenson, Op. cit., p.11.
14 Notons que les parlers d'outre-mer n'ont trouvé leur actuelle dénomination de "créole" qu'au XXème siècle. R. Chaudenson explique qu'auparavant ils étaient considérés seulement "comme des corruptions du français qui ne sembl[ai]ent pas dignes d'être autrement nommées" puis "durant tout le XIXè siècle, dans toutes les zones, la dénomination la plus courante de ces parlers sera "patois créole" qui souligne à la fois la relation génétique avec le français (encore incontestée) et le statut social inférieur." Id., p.16.
15 Nous renvoyons sur cette question à l'article très éclairant de Rafael Lucas, "L'aventure ambiguë d'une certaine créolité", qui analyse le discours de l' Eloge de la créolité : "Le manifeste propose une nouvelle identité antillaise fondée sur le couple problématique langue/culture créole et sur la réalité du métissage, un métissage décrit comme une nouvelle essence: "Ni Européens, ni Africains, nous nous proclamons Créoles" [P. Chamoiseau, J. Bernabé, R. Confiant, Eloge de la créolité, Paris, Gallimard, 1989, p. 13]". Cf. le site de la revue "Mondes francophones", http://www.mondesfrancophones.com/espaces/creolisations/articles/aventure-ambigue-creolite.