Même si le lieu n’est pas le thème central de ce roman, et de loin, il constitue néanmoins une donnée fondamentale, l’espace où l’action se réalise. Rien que de commun pour toute structure romanesque. Pourtant, dans le paysage de la Savane à proximité de Fort-de-France, deux visions du monde s’opposent, qui passent par l’appréhension du lieu. Si le roman Solibo magnifique apparaît d’abord comme une enquête policière, il oppose deux rapports aux lieux, celui des policiers, caricatural, et celui des « témoins » de la mort du conteur Solibo, rapport d’ouverture à l’inconnu et à l’inconnaissable.
L’inconnaissable apparaît sur le mode du merveilleux, du magique. Ce qu’aucune dimension du réel ne peut expliquer, ce qui se manifeste en dehors des hommes, dont ils ne peuvent être que les spectateurs, aveugles, dubitatifs ou respectueux. Solibo magnifique présente un mode d’incursion du merveilleux. Il met sous les yeux des personnages comme du lecteur, lui aussi spectateur à ce moment précis, l’incompréhensible. Il ne l’explique pas. C’est aux personnages qu’il appartient de comprendre, au lecteur de s’étonner, ce que ne font ni les témoins ni les policiers, ce que ces derniers finissent par faire. Le texte présente une double progression de la compréhension et de l’insertion du magique : une progression linéaire, chronologique, celle des policiers, tardive également, et une progression furtive, fragmentaire, qui fonctionne par indices que nulle voix auctoriale ne confirme, n’interprète.
La lecture permet alors d’expliciter la citation d’Italo Calvino en exergue :
Ce qui est au centre de la narration pour moi
n’est pas l’explication d’un fait étrange mais
l’ordre que ce fait étrange développe en soi et
autour de soi : le dessin, la symétrie, le réseau
d’images qui se déposent autour de lui, comme
dans la formation d’un cristal
« L’étrange », le magique, le merveilleux, autant de dénominations pour une donnée non conforme au réel, au connu, mais qui s’inscrit dans le monde réel, et dans l’espace avant toute chose. L’espace nous apparaît comme la dimension la plus proche de nous, qui se donne comme maîtrisable par la conscience ou l’action, bien davantage que le temps. Et cet « ordre » que mentionne Italo Calvino est à la fois celui du texte, de la narration et des images qu’elle propose, images situées dans un lieu précis. L’espace devient le lieu où se manifeste « l’étrange », et celui où doit s’exercer son appréhension.
Cette appréhension (le terme contient à la fois la compréhension abstraite et surtout incomplète, instinctive, et l’angoisse, corollaire du magique) du merveilleux est un pas dans le monde de l’imaginaire, qui influence le rêve. L’espace du roman offre dans le lieu un mode d’incursion du magique et une suggestion du rêve.
A nous d’observer comment se réalise cette incursion du merveilleux, de définir ses modes, qui passent par le refus de l’illusion de toute maîtrise sur le réel, mais surtout de comprendre que Patrick Chamoiseau parvient ici, en écrivant le paysage, à suggérer la magie. Ce qui s’explique en partie par le fait que l’art d’animer un lieu, au sens de lui donner une âme, permet au récit de prendre vie.
Animer le lieu est une opération qui passe par l’évocation d’une géographie symbolico-sociale en déshérence, en mutation, qui n’a pas achevé sa métamorphose, représentée par Solibo. Cette géographie est commune aux écrivains de la créolité, elle fonde un rapport nostalgique à l’espace, qui seul peut manifester un temps disparu, auréolé de merveilleux, marqué par le passage à une époque nouvelle qui conserve piteusement, en sursis pour qui sait les lire, les traces d’un autre monde. La Martinique d’avant transparaît dans cette géographie, avec ses traditions encore intactes aujourd’hui en chute libre. Les écrivains de la Créolité contestent cet oubli et le manifestent dans le lieu, qui porte les traces et le témoignage de la vie d’antan, plus vraie, plus vive. Le terme « antan » appartient à l’interdiscours des auteurs de la Créolité, qui inscrivent leurs textes de fiction dans des périodes prédédant celles où ils vivent, offrent à la lecture un terrain de fascination nostalgique pour un passé fantasmé dans la mesure où ils ne l’ont pas vécu.
L’incursion du merveilleux dans l’espace, en particulier celui de la Savane, lieu de frontière sociale et de mixité urbaine à la fois (déjà longuement thématisé par Alfred Zobel in Rue Case-nègre) se fait à travers des traces, qui font signe pour l’écrivain initié, exégète des lieux et des sommes d’indices présents dans ces lieux, déchets d’un autre monde. Ces déchets, rassemblés et analysés comme parcours créent un espace symbolico-social lié, unifié. L’unification de cette géographie apparaît par l’ouverture de la conscience aux restes de signes, aux indices du lieu ancien sous le lieu nouveau dénaturé.
Cette maîtrise du lieu apparaît à plusieurs niveaux lorsque l’on ouvre le roman, et en particulier au niveau narratif : après trois pages d’exergues (qui ne prennent totalement sens qu’après la lecture) se présente un texte liminaire, hors du cycle des chapitres, mais qui appartient déjà au roman, sous forme d’introduction intitulée « avant la parole, l’écrit du malheur ». Ce texte se veut une reproduction du procès-verbal de l’officier Pilon.
« Le deux février, six heures dix,
Nous, Evariste Pilon, officier de police à la Sûreté urbaine de Fort-de-France, Brigade criminelle, officier de police judiciaire,
Assurant la permanence de nuit,
Informé par le brigadier-chef Philémon Bouaffesse, matricule 000,01, qu’il vient de découvrir, suite à une intervention de Madame Lolita Boidevan, marchande ambulante, demeurant au Pont-Démosthène après le grand canal, le cadavre d’un homme sous un tamarinier du lieu-dit La Savane,
Vu l’article 74 du code de procédure pénale… »
L’entrée dans le texte se fait avec le regard des policiers, regard distancié par le comique. Il se manifeste à travers le pastiche du style administratif, et certains détails amusants (le matricule de Bouaffesse par exemple). Pourtant, au fil de ce texte le lieu semble maîtrisé, soumis à l’autorité judiciaire et à la typologie administrative (le « lieu-dit la Savane »). L’espace apparaît à travers le regard qui le définit, regard diffracté par le maillage administratif. La volonté de maîtriser le lieu apparaît en particulier dans le souci exhaustif de description, de relevé topographique, sur le même ton impersonnel dans la situation du corps de Solibo, ce dernier n’étant pas nommé.
« Constatons ce qui suit :
A la gauche du monument aux morts, sous un arbre situé à 6 m 50, en bordure de l’allée, se trouve le cadavre d’un homme d’environ cinquante ans. »
« Le corps est allongé sur le dos, entre les racines de l’arbre. Les bras, écartés en croix, sont maintenus en position haute. »
« Autour du corps se trouvent un tambour de paysan, quatre petites bouteilles en verre blanc, vides et ouvertes, une caisse d’emballage de pommes de terre, brisées, des débris divers : tamarins écrasés, feuilles qui ne proviennent pas du tamarinier. »
« En haut du crâne, entre les racines, se trouvent un chapeau gris à ruban clair, une chaussure délacée, une chaussette roulée en boule. »
« Continuant notre examen des lieux, nous découvrons sous une racine un couteau d’environ quinze centimètres à manche métallique, une lame de rasoir brisée ; en face de l’arbre, à environ un mètre du corps, se trouvent un alignement de gros cailloux, des caisses d’emballages, un dame-jeanne vide et ouverte, deux petites bouteilles vides, des débris divers.
Constatons la présence dans un nœud de l’arbre d’un flambeau éteint. »
« Les lieux étant ouverts, faisons entourer l’arbre et ses abords de barrières Vauban, avec présence de deux gardiens. »
Dans cette description exhaustive de ce qui est le « lieu du crime », le regard posé sur l’espace affirme sa maîtrise et s’assure de tout embrasser, de connaître la disposition du lieu et des objets. Sur le plan narratif, le lieu semble maîtrisé par l’autorité judiciaire, toutes les précisions relatives au temps et au lieu définissent une situation connue et soumise à ce regard autoritaire.
Le procès-verbal de Bouaffesse est caractéristique du regard aveugle sur les lieux. Les traces qu’il relève ne sont mentionnées que dans le cadre de l’enquête, de manière exhaustive, pour collecter des preuves à charge contre l’éventuel coupable. C’est un tableau des lieux du crime où aucune trace n’est interprétée. Cependant, pour peu que le lecteur ait l’habitude des écrivains de la créolité, il peut associer ces traces à l’univers de la fête populaire. Ces objets brisés, dérisoires sont au sens strict les restes morcelés d’un réseau de signes souvent mis en scène : la vie campagnarde, la vie de marché, l’univers populaire symbolisé et en ruines sous de regard de Bouaffesse, incapable d’interpréter (comme par la suite) ce réseau symbolique, au demeurant effacé par le texte même qui ne les marque comme signifiants que dans la mesure où ils sont rassemblés dans le procès-verbal, aucune interprétation nostalgique ni unifiante n’y apparaît.
Dans ce même passage apparaît sur le plan générique l’ancrage spatio-temporel du roman, même si l’année reste imprécise (et l’expression comiquement surannée) « L’an mille neuf cent… » les détails stylistiques et techniques du procès-verbal marquent une époque contemporaine. Le lieu est bien plus précis que le temps, parce que les précisions sont explicites et redondantes.
La connaissance que Chamoiseau a de l’île s’oppose à la maîtrise froide et illusoire des policiers. Le narrateur, en évoquant de manière à la fois précise et ouverte les lieux, propose une connivence au lecteur, qui devient capable de comprendre le lieu sans vouloir le maîtriser. S’opposent ici la volonté de maîtrise ou de puissance au désir de connaissance.
Dans la suite du texte, l’ancrage spatio-temporel se précise : il s’agit de l’époque du carnaval, le texte à fonction d’incipit remplit son but avec une extrême rapidité, en quelques lignes.
« Au cours d’une soirée de carnaval à Fort-de-France, entre dimanche Gras et mercredi des Cendres, le conteur Solibo Magnifique mourut d’une égorgette de la parole. »
Même si la cause de la mort reste floue, tout est dit. La représentation de l’espace reste cantonnée à la ville, avec de la part du narrateur intra-diégétique Chamoiseau, la conscience de l’espace présent à l’action « à terre dans Fort-de-France, il était devenu un Maître de la parole incontestable », « l’inspecteur principal n’appréciait guère le côté irrationnel des affaires d’ici-là », marquant ainsi à la fois l’île comme pays, comme terre avec un sens déictique, et une forme d’appropriation de l’espace, connu. Il y a aussi de la part de Chamoiseau un jeu sur le créole, sur un mode amusé, qui présente immédiatement Fort-de-France comme seule terre perdue dans l’océan, et le déictique créolisant présente le lieu de l’action et de son récit comme seule référence perçue. La ville est connue, et une simple évocation du déroulement du carnaval permet de recentrer l’action et de suggérer la maîtrise parfaite des quartiers, leur dénomination, leur situation, ce qui s’y passe. Il propose ainsi une première vision de l’espace, à petite échelle.
« La foule s’était répartie dans les bals populaires […] que Carnaval sème à son heure depuis les herbes de Balata jusqu’aux cases du quartier Texaco. Dans l’air du centre-ville ne subsistait plus que la cendre des joies, et sur les mornes lointains des tambours ka syncopaient leurs battements. Sous les tamariniers de la Savane, grand-place de liberté végétale, les amateurs de jeu serbi avaient enflammé des dizaines de flambeaux… »
A plus grande échelle, dans le même paragraphe, l’action est définie dans le milieu déjà évoqué par le procès-verbal, la Savane, sur laquelle nous reviendrons. A ce niveau, l’espace semble maîtrisé, dans la mesure où il est connu par le narrateur et même si celui-ce ne le décrit pas précisément, c’est le lieu donné de l’action, lieu fixe que viendront peupler les personnages et les symboliques qu’ils attribueront à divers espaces.
A un troisième niveau, symbolique cette fois, et à nouveau produit par le point de vue policier, l’appartenance d’un personnage à un lieu permet de posséder ce personnage, d’exercer sur lui une emprise décisive. Au cours des interrogatoires, la première chose que demande le brigadier-chef Bouaffesse est le lieu où habite chaque témoin. Le fait d’habiter, de résider, de demeurer en un endroit permet de soumettre le témoin à l’autorité judiciaire, et les témoins sont contraints de répondre. Il s’agit bien sûr d’une procédure normale, relative à la définition de la personne, à son état-civil, mais dans toute procédure comme dans le roman, le lieu influence la personne, il la fige, il l’inscrit au regard de la loi. Le lieu considéré comme acquis permet aux policiers d’exercer leur autorité sur les personnages.
Ceci apparaît sous la forme de la liste des témoins :
« Liste des témoins Extraite du rapport d’ensemble d’enquête préliminaire remis par l’inspecteur principal au commissaire divisionnaire.
- Zozor Alcide-Victor, commerçant, demeurant 6 rue François-Arago
- Lolita Boidevan, surnommée Doudou-Ménar, vendeuse de fruits confits, demeurant au Pont-Démosthène, après le grand canal, derrière la ravine
- Patrick Chamoiseau, surnommé Chamzibié, Ti-Cham ou Oiseau de Cham, se disant « Marqueur de paroles » en réalité sans profession, demeurant 90 rue François-Arago »
Toute la liste des témoins figure, de manière exhaustive, chacun rattaché à un lieu. L’espace où ils habitent permet aux policiers de les soumettre à leur autorité, tout comme les espaces de détente et de travail sont passés au crible. Cette relation au lieu comme espace acquis, conquis presque, apparaît comme une illusion de maîtrise, de manière très rapide, d’autant que l’illusion la plus forte est celle des policiers, qui au premier abord sont déconsidérés, et que ces lieux n’ont rien de déterminant au fond pour les personnages, pour qui la panique inspirée par le brigadier-chef est bien plus décisive. Le romancier ici se joue encore de l’illusion de possession de l’autorité : dans l’évocation des endroits où demeurent les gens, il n’y a pas que des rues avec des numéros : certaines situations se font en relation avec d’autres éléments, il n’y a pas, comme avec un numéro de maison et un nom de rue, connu par tous, de définition objective, ainsi la localisation de Doudou-Ménar est plus que vague, le Pont-Démosthène est un quartier, dont la situation est vague, et ce quartier même a un statut ambigu. D’abord il est très investi par l’imaginaire des écrivains de la créolité. Ce quartier est omniprésent dans leurs ouvrages, son caractère ambigu vient de ce qu’il s’agit concrètement d’un quartier en marge, pauvre, c’est un bidonville absorbé par la croissance de Fort-de-France, qui rassemble la vie sociale et le renouveau urbain, rebaptisé Place Stalingrad. Ce quartier est aussi la trace d’un ancien lieu de mémoire, un déchet auquel s’accroche une ancienne vision du monde, où le pont détruit cesse de faire lien entre deux espaces séparés pour devenir une place, qui a pu donner lieu à un vaste chantier de construction, celui de l’espace urbain domestiqué.
La situation ici relève de l’usage, qui dans le texte n’apparaît pas comme exotique. Cette définition de l’habitation est pourtant un mode de repérage que ne peut admettre l’autorité, qu’elle admet cependant, apparemment sans prendre conscience que cette situation est hors de la limite administrative, elle crée un flou que le texte ne met pas en valeur, clin d’œil de l’auteur au lecteur attentif, ou jeu sur le trouble que l’on ne perçoit pas forcément. D’autre part la situation des personnages définit une géographie sociale, très perceptible pour le lecteur martiniquais, Chamoiseau fait ici une distinction nette entre ses deux lectorats. Le lecteur hexagonal peut comprendre ces enjeux sociaux s’il a une connaissance des lieux romanesques des écrivains de la créolité. L’adresse est différente en fonction du lectorat, elle prend une dimension neutre dans le discours officiel des policiers, et une dimension sociale, vernaculaire dans ses résonances romanesque : elle emprunte à une imaginaire fort, avec des échos mythico-sociaux.
La maîtrise du lieu apparaît rapidement comme une illusion dérisoire, tant les personnages qui croient le maîtriser sont manifestement dans l’erreur : l’inspecteur Pilon avec sa quête désespérée de preuves pour étayer le crime, Bouaffesse avec son acharnement à impressionner et à réduire les personnages « témoins » à sa merci apparaissent tous deux comme incapables de résoudre leur problème : celui de la mort suspecte du conteur. D’autres éléments viennent contredire cette vision, et affirmer un autre rapport au lieu, celui du narrateur, qui est ouverture à l’espace et n’est en aucun cas prise de possession brutale ou certitude naïve.
Tout d’abord l’espace où se déroule l’action, du moins le début de l’action, le reste se passant à l’hôtel de police, la Savane, apparaît comme un lieu intermédiaire. Comme elle apparaît dans Texaco, la Savane est un espace en marge de la ville, qui ne lui appartient pas. Dans Texaco, la Savane est un lieu de transit pour les hommes et les femmes qui fuient Saint-Pierre en ruines, ou pour ceux qui ne veulent plus vivre dans les mornes, où les gens demeurent dans des camps de fortune avant de partir « à la conquête de l’En-ville ». La Savane se définit par sa fonction de seuil, de lieu entre deux espaces définis. Solibo magnifique le marque aussi, comme espace hors de la ville, d’où l’on voit la ville.
« Là-bas, à gauche, après un restant de Savane, la ville réapparaît sous l’éclairage public : une avenue qui longe un vertige d’étoile et de scintillements d’eau, la mer »
Pour autant, la Savane n’appartient pas à l’espace des mornes, des collines avoisinantes, c’est un espace où erre la faune urbaine, toute population marginale, à laquelle appartiennent les témoins aux yeux des policiers. Dans la géographie de Chamoiseau, les deux espaces sont clairement distincts, mais l’espace de la Savane n’appartient à aucun des deux, et constitue donc un lieu neutre, qui ne présente pas les attributions précises des autres lieux. Pourtant dans la géographie « objective » de Fort-de-France, la Savane n’est rien d’autre qu’un parc, un grand square, qui n’a rien d’une banlieue ou d’une marge urbaine, la Savane fait partie intégrante de la ville, dans les quartiers les plus anciens, au pied du fort. Pourtant c’est bien une marge sociale, un espace où chacun ne se risque pas à la tombée de la nuit. Le texte ne fait pas cette différence entre marge sociale et marge urbaine, ce qui permet à Chamoiseau d’en faire ce qu’il veut pour le lecteur métropolitain, et les deux se mélangent. De là, c’est aussi un espace vierge, celui où le jeu est possible, jeu d’argent, jeu abstrait entre deux espaces ; et c’est justement dans ce lieu de l’entre-deux que le conte est possible, c’est là qu’il se réalise. Justement, par la suite dans le roman, les personnages déplorent que Solibo ne puisse plus conter nulle part en ville, que personne ne l’écoute, que le temps et le lieu ne correspondent plus à la virtualité du langage. La Savane est également un lieu historique de mélange des populations, pendant la journée ou les dimanche, c’est un lieu de sortie en famille, de liberté populaire, chez Zobel, les mulâtres sortent aussi sur la Savane, chez Chamoiseau ce sont uniquement les classes populaires. La Savane est le lieu de la séduction canaille, aussi bien dans Chronique des sept misères avec Zozor Alcide-Victor, que dans Texaco. La ville ne possède plus dans son espace de traces de l’ancien monde, celui où le conte et son imaginaire est possible, alors que la Savane, en particulier pendant l’époque du carnaval, reste un lieu de vie populaire.
Et même après la mort de Solibo, lorsque les autres personnages évoquent « Solibo à la verticale, dans ses plus beaux jours », la Savane disparaît, laisse place à l’image de Solibo vivant et parlant dans un lieu autre, qui par la parole devient autre. Et le retour à la réalité et au paysage de la Savane se fait de manière dysphorique :
« Certains abaissaient leurs paupières, prudemment accrochés à l’écho des paroles. D’autres balançaient les yeux à travers la Savane luisante d’une rosée où les merles venaient boire. Carnaval n’y avait laissé de sa joie que des ruines et des taches, des bouteilles asséchées, des bouts de masques, des godillots inertes… »
Dans cette description de la Savane, le lieu intermédiaire prend une autre forme : celle de la mort, en contraste avec la vie débridée du carnaval. Elle prend également l’apparence de la mort, par le même jeu de contraste entre l’état présent de Solibo mort et ce qu’il était quelques heures auparavant, debout, noyant l’assistance dans un flot de paroles vitales, tel que les personnages l’évoquent dans leurs souvenirs. La Savane marque les restes de la consommation vitale, les restes morts qui témoignent d’une vie intense.
Elle prend également, dans cette description, la valeur que lui confèrent les personnages, obsédés par la perte de Solibo. Le visage de la Savane, à ce titre, est doublement mortifère : par les restes réels du carnaval, et par la tristesse que transfère sur elle le regard des personnages. Chaque élément choisi (élu ?) dans la description fonctionne selon un rythme ternaire « des bouteilles asséchées, des bouts de masques, des godillots inertes », tout marque le vide, la destruction et l’immobilité de ce qui était plein, entier, et animé de mouvements aux heures fastes. La fin d’une fête et sa mort, la mort de Solibo et son silence, prennent sens dans cet espace intermédiaire de la Savane, d’où rien encore ne peut distraire les personnages de leur souffrance, et le lieu même donne forme à leur douleur.
La Savane n’apparaît donc pas comme un lieu maîtrisé et la description qu’en font les policiers manque toute la dimension affective du paysage : ils relèvent nombre de débris sans valeur, le notent, et tout ce qu’ils analysent du lieu est dépourvu de sens, comme le lieu même pour eux qui le considèrent acquis et maîtrisé d’office.
Une nouvelle remise en cause de l’espace comme unifié et maîtrisable apparaît dans le personnage même de Solibo. Solibo semble voué à la parole et au lieu public, sa dernière prise de parole se manifeste dans la Savane, mais dans le portrait que fait de lui le narrateur, Solibo traverse tous les lieux, sans y rester ancré. Le lieu même n’a aucune importance, seule sa parole compte.
« A terre dans Fort-de-France, il était devenu un maître de la parole incontestable, non par décret de quelque autorité folklorique […], mais par son goût du mot, du discours sans virgule. Il parlait, voilà. Sur le marché aux poissons, où il connaissait tout le monde, il parlait à chaque pas, il parlait à chacun, à chaque panier et sur chaque poisson. S’il y rencontrait une commère folle à la langue, disponible et inutile, manman ! quelle rafale de blabla… Au billard de la Croix-Mission, au vendredi du marché-viande à l’arrivage du bœuf, sur le préau de la cathédrale après la dévotion, au stade Louis-Achille tandis que nous assassinions l’arbitre, Solibo parlait, il parlait sans arrêt, il parlait aux kermesses, il parlait aux manèges, et plus encore aux fêtes. […] Au Chez Chinotte, sanctuaire du punch, on s’assemblait pour l’écouter, alors que pas un cheveu blanc n’habitait ses tempes, […] qu’un silence accueillait l’ouverture de sa bouche : par-ici, c’est cela qui signale et consacre le Maître. »
Dans ce passage, il est possible d’observer le rapport au lieu du narrateur : les espaces sont évoqués comme connus et compris, mais avec un travail de connaissance après réflexion, ou examen. Le terme « par-ici » traduit la connaissance éprouvée du narrateur, un rapport d’ouverture et d’imprégnation du lieu, marqué par le respect.
La multiplication des lieux où Solibo parle (l’emploi absolu du verbe marque également le respect du narrateur) apparaît dans une énumération hyperbolique : le lieu n’a plus de sens unitaire, la présence du conteur lui donne sens. Solibo se définit par l’absence de toute appartenance à un lieu.
L’errance de Solibo dessine un chemin (paradigme du récit), qui ne peut prendre sens que dans le réseau sémantique défini par les traces et les signes, l’univers perdu, le monde populaire en voie de disparition qui admet le merveilleux et l’espoir. Ces lieux d’errance, vaguement définis entre marges urbaines et éléments naturels, produisent un mythe étiologique ou génésique qui dessine la naissance de la parole. Or cette parole sacralisée chemine, tout comme Solibo lui-même, elle trouve les chemins de l’inconscient, du « cœur », c’est une forme de maîtrise de ce qui touche l’humain, et elle passe par la connaissance des lieux et du parcours qui les relie.
Pour le lecteur qui n’est pas prêt à voir dans cette dispersion un lien qui la dépasse, ces traversées semblent se détruire elles-mêmes. Or ces traversées produisent une géographie particulière de la ville, celle où Solibo pouvait encore parler, où les lieux avaient du sens. Les toponymes appartiennent à une géographie populaire, des actes quotidiens et du loisir, à laquelle la présence du conteur fournit un sens dans le rassemblement des îlots de vie. Solibo n’appartient à aucun lieu, il est libre de tout ancrage et de toute soumission aliénante à un lieu, parce qu’il en change et qu’il les rassemble. La ville a changé, elle, et ses espaces n’admettent plus la présence du conteur.
Sa parole relie les hommes, son parcours relie les lieux et produit du sens, Solibo synthétise par sa parole la valeur sémantique de ces lieux, en produisant un lien physique. L’illusion de maîtrise des policiers peut alors s’expliquer comme une absence de communication avec le non connaissable, ils sont incapables d’entendre ou de percevoir la valeur des lieux, ils sont limités à une position statique et à l’enfermement dans l’espace, comme ils enferment l’espace de la réunion dans les barrières Vauban, comme ils sont incapables de comprendre que des gens se rassemblent pour écouter une parole. Le caractère statique des policiers semble indissociable de leur autoritarisme.
Même dans l’évocation de son enfance, le personnage de Solibo erre dans des espaces indéfinis, qui ne sont pas tout à fait les mornes, mais où sa parole constitue le seul repère fixe. Un repère qui participe de la vitalité naturelle, cette vitalité qui marque justement sa parole, de manière presque cosmogonique.
« On dit qu’il rôda dans les hauteurs de Fort-de-France, là où l’herbe-des-sept-chemins déclare les fonds de bois. Il hantait les rives de la rivière Madame jusqu’à hauteur du Pont-de-Chaînes où elle se transforme en canal. […] De cette époque il ne m’avait rien confié, sinon qu’aux pierres et aux écorces il s’adressait, et que toujours toujours il cherchait dans sa poitrine ce souffle qui aliment la rumeur des feuillages. »
La parole de Solibo participe à la fois de ce contact avec la nature et de celui des « vieilles du marché », tous les lieux avec lesquels il est en contact lors de son enfance ne servent qu’à forger sa parole, celle des contes, avec le souffle du vent, élémentaire. Le roman produit une série de pistes pour affirmer que le rapport au lieu est défini par la parole, que cette parole même définit un lieu symbolique. Immédiatement après le passage que nous venons de citer, l’apprentissage de Solibo se poursuit :
« Sa parole était belle, dit-on, elle connaissait les chemins de toutes les oreilles et ces portes invisibles qu’elles détiennent sur le cœur. En plus, par un mystère, il distillait les contes d’une manière inconnue, à dire qu’il avait dévié en lui-même leurs signifiances les plus extrêmes. »
Nous évoquerons plus loin la manière dont Solibo définit un lieu symbolique, et la manière dont il l’anime. Surtout, il permet de comprendre comment le lieu maîtrisé peut l’être, de la part des policiers. Au fil du texte, ces derniers prennent peu à peu conscience de la valeur réelle du lieu.
La mise en scène du merveilleux se fait de manière très discrète, par effets d’annonce successifs, que les policiers ne perçoivent pas au premier abord. La première prise de conscience de la présence de quelque chose d’étrange est le fait des « témoins », qui sont bien plus ouverts au magique et l’acceptent, peut-être un peu trop.
« Maintenant, à y penser de loin, il est sûr que le feuillage du tamarinier avait gémi, et que les chauves-souris nous avaient alertés en frôlant trois fois le flambeau de Sucette. […] Ils tentèrent d’asseoir Solibo, mais l’amorce de rigidité cadavérique (qu’ils confondirent avec une résistance du Maître) les en empêcha. »
Le narrateur se distingue soudain des autres personnages, ce qui produit un effet de distanciation avec le texte.
De leur côté, les policiers connaissent l’attraction des superstitions, les utilisent dans le cas de Bouaffesse (il a « une réputation de demi-quimboiseur qu’il utilisa par la suite pour appréhender quelques récalcitrants » et ne parlons pas de ses calottes, où il semble que c’est « un cimetière qui frappe »), qui pourtant n’apprécie pas les déviances de Diab-Anba-Feuilles, qualifiées de « manières de gros nègre » lorsque ce dernier condamne Doudou-Ménar, en « saignant pour elle ». Mais même s’il a conscience de l’attirance des autres personnages pour ces phénomènes, lui s’ancre dans une réalité qui les refuse : la manière dont il observe la scène du crime et dont il relève les indices nie toute dimension autre que celles de la réalité objective, celle de la loi des « vieux blancs ».
« Sa dernière mort suspecte – qui l’est d’ailleurs restée car il s’agissait d’une victime de dorlis (que peut la loi des vieux blancs dans un viol par sorcellerie ?) – remontait à quatre ans »
Mais aussitôt il se concentre sur les indices et ses cours par correspondance. Pilon, qui arrive plus tard dans l’enquête est encore moins près à accepter de renier son cartésianisme forcé, évoqué au fil du texte.
« Pourtant amateur de mystères policiers, l’inspecteur principal n’appréciait guère le côté irrationnel des « affaires » d’ici-là. Les données de base n’y étaient jamais au fil à plomb, une dose déraisonnable, légèrement maléfique, embrumait le tout, et comme l’inspecteur, malgré son long séjour au pays de Descartes, avait levé ici-dans comme nous-même dans la même intelligence de zombis et soucougnans divers, ses efforts scientifiques et de logique glaciale dérapaient bien souvent. Il s’y tenait au prix d’un arcane mental assez désagréable, et rêvait encore pour ici, au jour de la mort de Solibo, d’un mystère tracé au compas (et à l’équerre). »
Pilon cristallise en fait la somme des oppositions, des aspirations contraires qui divisent les Martiniquais entre l’intégration à la métropole et la survivance de traditions et de convictions locales.
Des éléments curieux apparaissent au fil du texte, que les policiers commencent par ignorer, et dont les témoins curieusement ne s’étonnent pas, ils ne font que les constater, et souffrir du manque de respect des policiers. Ces ruptures sont suivies tout au long du texte, ce qui rend leur fonction d’annonce indubitable. Il s’agit surtout des fourmis-manioc sur le corps de Solibo.
« Il faut le savoir : sous le tamarinier, cinquante-six fourmis-manioc commencent à sillonner le corps de Solibo. C’est leur heure »
« Mille fourmis-manioc sillonnent le corps de Solibo. Elles sortent de la terre, des racines, de l’écorce, elles sortent de l’air et du temps, elles sortent du bout du monde, porteuses d’une éternité affamée sous laquelle Solibo ne bouge pas. Le Magnifique semble vraiment perdu pour nous. Ses chairs mènent une vie qui n’est pas la vie. Son nylon, son tergal et son petit chapeau ternissent. Et ses chaussures, déjà, ne brillent plus. »
« Sans y voir les fourmis, le brigadier-chef toisait le cadavre en se grattant les fesses à deux mains. »
Les fourmis cheminent sur le corps de Solibo comme celui-ci cheminait dans la ville, apparemment sans raison. Elles créent un lien, reproduisent son image, avec une dimension magique, elles produisent un schéma d’initiation, une danse.
Ce phénomène se double d’une autre rupture : la variabilité que connaît le poids de Solibo. Les policiers ne peuvent plus ignorer ce qui se jette alors à leurs yeux, et peu à peu a lieu une prise de conscience de l’incursion du magique dans l’espace de la Savane, ce qu’ils commencent par refuser, mais qu’ils finiront par accepter. Le lieu jusque-là n’est pas perçu comme porteur de sens, ce qui évolue également. A ce titre, apparaît un autre niveau de lecture possible du texte, celui du symbolique.
« Enjambant le corps du magnifique, ils l’avaient empoigné, mais malgré leurs Han ! hoo hisse !, ils ne le soulevaient pas : Solibo s’était mis à peser une tonne, comme ces cadavres de nègres qui jalousaient la vie. […] d’un bref coup de sifflet, Bouaffesse fit venir en renfort Jambette, Diab-Anba-Feuilles et Bobé. Mais Solibo pesa une tonne et demie. Il appela les deux gardiens de la barrière. Mais Solibo pesa deux tonnes. Il rameuta un des cars : les policiers s’entassèrent au-dessus du cadavre, se battant pour une prise. Mais Solibo pesa cinq tonnes. Les hommes de loi commençaient à triturer leurs croix bénites, leurs quimbois familiers dissimulés sous la chemise. Le brigadier-chef lui-même restait muet. […] L’arrivée de l’inspecteur principal interrompit leur ahan, et, estébékoué, s’associant aux efforts vains jusqu’à l’épuisement, Evariste Pilon redécouvrit (in situ) un des mystères de par ici. »
« L’albinos […] se hâta vers le corps, prit une minute à en chasser les fourmis, se noua les cordes autour d’une main et, sans plus de manières, transporta au brancard un cadavre plus léger qu’une cendre de cannes. […] De plus, niant l’évidence, le brigadier-chef s’empara des cordes du macchabée […], puis, à la stupéfaction générale, il soutint Solibo du petit doigt. […] L’inspecteur principal échappait au délire, mais son état n’avait rien d’enviable : imbibé d’une sueur malsaine, il ressemblait aux vieux nègres qui déclaraient chaque jour, à l’hôtel de police, d’impossibles rencontres avec les diables et les zombis. »
D’autres éléments mettent en cause les certitudes des policiers, en particulier le fait que la mort de Solibo n’ait aucune explication manifeste, et le médecin légiste ne parvient pas à trouver la cause de la mort :
« Cette mort intriguait le docteur, une impression désagréable. L’empoisonnement était possible, mais il n’y avait pas de bave buccale, pas de dilatation des pupilles, pas même d’altération significative du teint. La cyanose, elle, pouvait s’expliquer par un œdème du poumon […]. Mais cette hypothèse, comme toutes les autres, demandait une autopsie de confirmation. »
« - Cette sève irrite les lèvres, et les siennes sont nettes… Ces fourmis sont étranges… Et même : je ne crois pas à un empoisonnement…. »
« En disposant le sac grisâtre dans une cuvette, le docteur Lélonette remarque Pilon et Bouaffesse : Ah ; vous êtes là ! approchez, approchez, venez voir ces fourmis… Le cadavre de Solibo Magnifique est ouvert. […] L’odeur fétide lutte contre celle des alcools et du chloroforme. Des fourmis-manioc sillonnent l’ensemble comme sous le tamarinier. J’ai tout essayé pour m’en débarrasser, explique Lélonette. […] Ce qui me pose problème c’est qu’il présente tous les symptômes d’une mort par strangulation […], son larynx, ses cordes vocales, toute la gorge semble avoir subi un phénomène extrêmement traumatisant… à la limite de l’égorgement… or, l’extérieur du cou, oui, oui, regardez, le cou ne présente aucun hématome, aucune trace, il est parfaitement normal : ce monsieur Magnifique aurait donc été étranglé de l’intérieur (Hêêin ? bêlent Pilon et Bouaffesse), ce qui n’a littéralement aucun sens, vous l’admettrez… […] Messieurs, articule Lélonette avec conviction, cette mort est énigmatique du point de vue médical. »
Surtout, avec la découverte de l’origine des fourmis-manioc, leur étrangeté saute d’autant plus aux yeux des policiers. C’est Bouaffesse lui-même qui prend conscience du phénomène.
« Elles sont curieuses, non, ces fourmis-folles ? interrogea Pilon […]. Bouaffesse expliqu[a] doctement qu’il s’agissait de fourmis-manioc et pas de fourmis-folles, qu’il y avait quatre espèces de fourmis, la mordante, la noire, la folle et la manioc, que dans l’espèce manioc il fallait distinguer les petits-petits charroyeurs de feuilles au long des saintes journées, qui naviguaient sous terre, et les à-z’ailes, messagères d’hivernage. Toutes se trouvaient rassemblées sur Solibo, précisa-t-il. Il s’était à peine tu que l’étrangeté de la démonstration se dévoila d’un coup : Bondié ! la fourmi-manioc ne se trouve qu’en Guadeloupe !... […] Diab-Anba-Feuilles enleva un calot embarrassé afin de mieux examiner l’étonnante multitude qui fouinait le corps du Magnifique, lui insufflant une vie formicante. Toute l’énergie de Solibo semblait avoir gagné son épiderme, pris de fièvre obsidionale. Les fourmis ne se nourrissaient pas, elles arpentaient simplement des lignes de force rageuses autour des yeux, le long du cou, à l’entour du cœur et au point du bas-ventre, en une obscure chorégraphie d’hommage. »
Les fourmis cheminent encore, elles sont vues avec plus de précision ; c’est à présent des « lignes de forces » qu’elles produisent sur le corps de Solibo, elles produisent une géographie, un univers parallèle au monde concret, cartésien des policiers. Les fourmis produisent des lignes, et leur interprétation est explicite, elles produisent quelque chose de l’ordre du signe, un hommage sacré et ésotérique, une géographie symbolique autour de la mort et du corps de celui qui contient la parole, qui sait. Seulement personne ne sait lire ces lignes de force, ni les décrypter.
Progressivement, les policiers prennent conscience de la fracture entre ce qu’ils croient réel et les faits qui leur apparaissent, le magique, l’incompréhensible entre dans leur esprit, et il leur est difficile de l’admettre, et même de s’interroger. Au fil de l’enquête, l’idée du magique s’impose. Surtout lorsque Congo, le vieil homme qu’ils soupçonnaient d’avoir empoisonné Solibo, se suicide « pour la première fois depuis le début de l’enquête, Pilon ressent une gêne… », que les faits étranges ne peuvent être élucidés. Les deux policiers, encouragés par l’un des témoins à poser les bonnes questions, retournent à la Savane, et finissent par consulter un quimboiseur afin de savoir ce qu’est « une égorgette de la parole »
« Ils roulèrent en silence pendant près d’une heure sans savoir où aller. Pilon avait longtemps quêté le salut parmi ses notes et ses schémas. Plus de cohérence. Le bel équilibre de l’empoisonnement concerté s’effondrait. Mystérieusement, ils se retrouvèrent près du tamarinier où Solibo Magnifique avait touché son horizon. Les barrières, absurdes, toujours en place, protégeaient une vacuité sinistre : lèpre d’arbre, spasmes de racines, débris de vie nocturne. Deux nouveaux gardiens (que Bouaffesse libéra) y arpentaient une mélancolie. Tandis que les agents s’en allaient à la joie, Pilon et Bouaffesse défirent la barrière, s’approchèrent de l’arbre qui empalait maintenant un lieu sans magie, sans fourmis-manioc, sans odeur de crime, sans l’aura de conspiration si impériale la veille. Une réalité poussiéreuse cuisait au soleil des relents d’urine et de fleurs assoiffées. Les policiers tâtaient l’écorce, humaient le petit vent, cherchant on ne sait quoi. Toute cette histoire n’a pas de sens !... gémit Pilon. »
« Dans le corps, inspectère, avait divulgué le sorcier dans un créole sans âge, il y a l’eau et le souffle, la parole est le souffle, le souffle est la force, la force est l’idée du corps sur la vie, sur sa vie. Maintenant, inspectère, arrête ta pensée, laisse peser dans ta tête le noir et le silence, puis, le plus soudainement que tu peux, questionne-toi : qu’arrive-t-il si la vie n’est pas ce qu’elle doit être – et si l’idée défaille ?... – »
« C’est pas la peine de réfléchir quand c’est pas la peine, inspesteur, de toute manière on n’aurait pas mis la parole en prison !... Dans la tête d’Evariste Pilon, l’affaire saisonnait, sinueuse, vaine, dérisoire, fructifère que sur un nom, une silhouette : Solibo Magnifique. Ce que les suspects avaient dit de cet homme, et qu’il avait si peu écouté, s’organisait dans sa mémoire, ainsi que l’inondation d’une nouvelle source irrésistiblement se régente en rivière. Après s’être demandé, avec peu d’éléments : Qui a tué Solibo ?..., il se retrouvait disponible devant l’autre question : Qui, mais qui était ce Solibo, et pourquoi « Magnifique » ? »
Enfin amenés à considérer la part d’étrange qui constitue cette « affaire », ils considèrent peu à peu l’homme au centre de l’histoire, et ce qui produit en eux ce désir de savoir, c’est la vision de la Savane et du Tamarinier, dépourvu de sens, dépourvu du sens qu’ils auraient voulu lui donner, mais plein d’une ambiance produite par leurs propres affects : ils perçoivent à présent l’espace comme le percevaient les autres personnages, auréolé par la mort de Solibo, qui manifeste dans l’espace la perception de la mort. Les policiers alors n’ont plus la certitude de maîtriser le lieu (leur prise de conscience brutale fait qu’ils n’ont plus la certitude de rien maîtriser, voire plus aucune certitude). Ils tentent soudain de s’adapter au lieu, plus de le conquérir mais de s’y soumettre, et de se soumettre à ce que leurs sensations, leurs affects produisent. Leur rapport au lieu devient un rapport d’imprégnation, d’effort de compréhension, de soumission et d’adaptation.
Cette soumission et cette adaptation au lieu leur permet de prendre conscience du rôle de Solibo, en cherchant la personne, ils découvrent à la fin ce que le lecteur apprend au fil du texte.
Comme nous l’avons vu plus haut, le lieu apparemment n’a pas d’importance pour Solibo, seule sa parole compte. Cette parole doit être comprise comme la clé de son adaptation au lieu, puis, inversant le phénomène, la parole anime le lieu, elle lui donne une âme. Comme nous l’avons vu, la parole du conteur a lieu dans un espace public, espace ouvert et intermédiaire, qui permet l’adaptation du conteur à l’espace qu’il anime et met en scène par sa parole.
« (Solibo me disait : « Oiseau de Cham, je ne me noierai jamais. Dans l’eau je deviens eau, devant la vague je suis une vague. Je ne me brûlerai pas non plus, car le feu n’enflamme pas le feu. Quant à cette histoire de bête-longue dont tu parles, je ne m’en souviens pas. Mais ce n’est pas chose impossible. Chaque créature n’est en réalité qu’une vibration à laquelle il faut simplement s’accorder… Cesse d’écrire kritia kritia, et comprends : se raidir, briser le rythme, c’est appeler sa mort… Ti-Zibié, ton stylo te fera mourir couillon… ») »
« (Papa, deux questions, avais-je dit à Solibo, bien longtemps après l’incident du cochon de Man Gnam : comment la parole peut calmer un cochon fou ? et n’est-ce pas dérisoire de l’utiliser pour tuer un cochon ?... Le Magnifique avait souri : « Il faut être ce que tu fais, cochon devant le cochon, parole de cochon devant le cri du cochon, perdre de ton importance, et là toute parole calme. Maintenant, Chamzibié, tu dis : Dérisoire. Joli français. Toi, tu pleures sur un cochon saigné, moi j’ai pleuré sur la misère de Man Gnam, et le Noël de ses sept enfants… ») »
L’adaptation de Solibo au lieu est ce qui rend la parole possible, elle est le signe que le conteur ne cherche pas à faire plier la réalité mais à s’y soumettre. C’est également le propos de Ti-Cal, personnage militant anticolonialiste du Parti Progressiste Martiniquais :
« Sa parole ne cherchait jamais à transformer quiconque, elle était presque pour lui-même. Il ne jugeait pas. Ni ceux qui répètent Vive de Gaulle toute la journée, ni les autres comme moi-même qui bêlent : Indépendance, Indépendance… A le voir siroter son rhum de midi avec tel ou tel nègre-gaulois, plus en joie qu’avec moi-même, je protestais : Comment peux-tu boire comme ça avec un tel ?... Il me disait en riant : Holà pitite, c’est la porte de la case qui voit des deux côtés et de chaque côté c’est encore la case… Sans trop comprendre, je sentais ses assises plus larges que les miennes […]. En fait, il était mieux inscrit que nous tous dans la vie d’ici, il ne poursuivait visiblement aucun mirage, ne se détournait pas de lui-même, mais explorait à fond ce que nous sommes avec un regard de grand touriste ou d’éternel enfant. Pour qui ne savait pas voir, cela semblait une inscription vaine dans nos petitesses aliénées par l’Afrique ou la France, si bien qu’à l’époque je lui disais : Papa […], tu vis comme un nègre sans fondements… Il rétorquait : Trop de vertu ennuie, pitite, et ça ne sert à rien ho ! d’oublier ici au nom d’ici ou la vie au nom de la vie… Donc il était présent partout, connu et apprécié… »
L’adaptation de Solibo est adaptation à la vie, à l’homme comme au lieu, à tout ce qui fait l’humain. Mais cette adaptation connaît ses limites, qui sont celles de la parole, car comme nous l’avons vu plus haut, arrive le temps où plus aucun lieu n’existe pour lui permettre de parler et d’être écouté. Didon l’exprime (comme le vieux quimboiseur que sont allés voir les policiers) à propos du métier de Solibo, qui vend son charbon sur les marchés.
« Pas un hasard qu’il vende ça, inspectère, car lui-même était un charbon dans notre vie : le charbon, c’est le bois, c’est le tronc, c’est les branches et les feuilles, c’est la racine – et le charbon n’est plus le bois, car c’est la flamme et le feu, alors imagine cette magie du feu et de la sève, de l’écorce et de la cendre, de la racine et de la poussière… Entre la forêt et la ruine, inspectère, c’est là que se tient le charbon, et sais-tu ce que disait Solibo avec cette voix des amertumes qu’il prenait ces derniers temps ? Pile entre la forêt et la ruine, enfant, c’est Solibo… »
Avec le charbon apparaît la thématique de la transformation, du passage d’un état à l’autre, une métamorphose qu’est Solibo, il incarne un état de la métamorphose, état en danger : entre l’origine, la forêt, la force, et l’aboutissement, la ruine, la poussière. Solibo occupe cette place, et annonce ainsi son sursis à ceux qui peuvent le comprendre, ce que ne peuvent pas les policiers.
A ce moment, l’adaptation n’a plus lieu, il n’existe plus de souplesse ni de lieu mixte entre la forêt, où la parole est élémentaire, et la ruine, domaine du silence mortifère, prélude à la mort de Solibo. Cette souplesse est celle de la parole, qui donne sens et vie à tout lieu, et lui insuffle une vie génératrice, magique.
Le lieu privilégié de la parole, celui que Solibo anime, ce qui devient le lieu du magique, participe des fonctions intermédiaires de la Savane, c’est un lieu à la fois ouvert et clos, qui a son importance pour que le récit prenne vie. En effet, ce lieu n’est pas n’importe lequel, il doit être suffisamment indéfini, pour s’ouvrir sur le magique, et fermé au regard du monde, au regard de ceux qui ne le comprennent pas et risquent de le remettre en cause. Ici, ces lieux (hormis la Savane, dont on a déjà parlé) sont au nombre de deux : le marché et la case. Dans ces lieux fermés (à l’extime, au non-initié) et ouverts (au dialogue, à la découverte de l’autre) la parole se donne comme redéfinition du réel, et redécouverte de la vie. En l’occurrence, les récits que font les témoins de la vie de Solibo, et de ses prouesses, se réalisent dans ces deux espaces, en majorité dans la case, lieu favori, qu’il s’agisse du récit de Sidonise pour le touffé-requin, de Charlot pour le cochon fou. Le récit de Didon pour la bête-longue prend cadre dans le marché.
Didon « Compagnie, voilà ma tristesse, dit-il, permettez mon souvenir. Nous nous mîmes en attente d’une autre évocation d’un Solibo réconfortant, à la verticale, dans un de ses beaux jours. […] La bête-longue avait surgi d’un panier d’herbages. Yeux en étincelles, crissante, elle se dressait sur l’établi devant Man Goul, la plus âgée des marchandes […]. Man Goul demeurait engluée devant la mort sifflante, vraie mouche piégée dans la dentelle d’une araignée. Et nous au même pareil. C’est alors que Solibo Magnifique s’avança.
Ô douceur des yeux !
C’est un souvenir que je peigne sans cesse : quel sirop de mémoire !... Je le vis marcher sans déplacer de vent et rejoindre Man Goul au pays de la mort. Quand il s’immobilisa aux côtés de la vieille, imperceptiblement la bête-longue pointa vers lui. Solibo se mit à bourdonner, il parlait, oui, mais de loin cela semblait un chant de bourdon à l’approche d’une fleur. Là, nous sentîmes que les choses avaient changé : il n’y avait plus de chasseur et de proie, mais – pardonne-moi compagnie, je te le dis comme je le sens – mais deux chasseurs ! Au marché, en plein midi, près de Man Goul ressuscitée, il y avait deux serpents !... C’est ça le cirque, oui ! Comment dire ce que nous ressentions ? Vertiges ? Tête par en bas ? Le Magnifique saisit la bête-longue d’une main à l’aise. Il la fourra dans un sac et lui souffla des paroles inaudibles tandis qu’il l’emportait. »
Cet espace du marché donne un cadre à la fois restreint (l’établi de Man Goul) et élargi (le marché tout entier, le public des djobeurs et des marchandes à midi) à la scène, où la parole de Solibo se réalise comme adaptation à la vie, et mise en scène, animation du lieu, et par contiguïté animation de la Savane où se fait le récit de Didon.
« Je ne l’ai vu qu’une fois, dit Charlot dans un créole de ville. C’était un jour de Noël, à Fort-de-France dans la case de Man Gnam, devant un cochon qui refusait la mort. A cette époque, on pouvait faire lever des cochons dans sa maison. […] Ce cochon était fou. Rien n’aurait pu l’arrêter […]. Moi-même, venu le saigner en question de service, malgré mon expérience, j’étais estébécoué. Ce Noël-là me paraissait parti pour le mal. Man Gnam avait descendu l’année à engraisser un cochon qui, là comme ça, s’empoisonnait les chairs de folie et de craintes. C’est alors qu’en pleurant elle héla un de ses fils : Souris, va chercher Monsieur Solibo pour moi. […] Quand mes yeux ont échoué sur ses yeux […], j’ai commencé à percevoir sa force. Sa voix vibrait dans son front, dans ses joues, habitait ses yeux, sa poitrine et son ventre : une Force. Il ne s’était pas penché sur le parc que maître cochon ne criait déjà plus. Il sauta dans le parc pour s’adresser à la bête en voltige. Là même, elle s’allongea sur un côté, comme étourdie. […] Je ne me rappelle pas ce qu’il avait dit au cochon, mais sans mots ni paroles, devant l’animal, Solibo était une Voix. »
Solibo donne sa parole dans cet espace particulier, où se déploient les possibilités du magique, qui n’apparaît que dans un cercle restreint, même sur le marché, parce que cette parole a besoin de respect et d’écoute, et que seuls certains en sont capables : c’est le cas des témoins, pas celui des policiers.
Cette notion du cercle restreint dans lequel se développe la parole de Solibo permet de poursuivre son portrait : ce qu’a annoncé Charlot, et Didon de la même manière, c’est que Solibo est une Force. Dans les romans de Chamoiseau, la Force est un personnage capable de déjouer les pires magies, homme la plupart du temps (dans Texaco), ce peut aussi bien être une femme (Man l’Oubliée dans Biblique des derniers gestes). Mais la Force qu’est Solibo, en adéquation avec le lieu, en particulier avec le lieu naturel, on a pu le constater avec les mentions des arbres, du souffle du vent qui anime les feuilles, s’oppose au chasseur qu’est Pilon. Solibo apparaît comme une Force, comme un guerrier, alors que Pilon, chasseur, est celui qui tente de faire plier l’espace pour le conquérir :
« L’inspecteur principal ne l’écoute déjà plus. Il bouge à peine, se penche mais ne touche à rien, à dire qu’il veut s’imprégner de la réalité. »
« L’inspecteur principal, en cravate et bakoua, cristallise l’attention sur ses gestes de chasse en forêt invisible. »
Solibo, au contraire, s’adapte à l’espace, porte en lui la forêt, et, comme toute Force, n’appartient à aucun lieu, mais à une autre dimension de la vie. Ce qu’affirme Zozor Alcide-Victor, qui renonce à se battre avec lui en découvrant ce qu’il est.
« Sa vie soutenait des dizaines de vies. Il n’était pas du genre à se mêler des affaires des autres, mais quand on lui présentait un mal de vivre, même un rien de chagrin, il répondait présent. Son équilibre interne le plaçait d’emblée dans un ailleurs. […] Visage haut, il souriait, mais son regard reflétait une extrême concentration. J’avais en face de moi une respiration contrôlée, un esprit en état de silence, un corps dénoué parcouru d’énergie libre. »
Le titre de Force convient à Solibo, dans la mesure où le combat avec lui est impossible, ce dont témoignent d’autres personnages, à tel point qu’il est même impossible de le haïr. Cette dimension du personnage participe également du magique. Didon l’affirme, et Cœurillon aussitôt après :
« Personne ne nourrissait à cause de lui, dans le cœur, de ces brûlures qui font mûrir la haine. Sa parole amarrait les aigreurs et les emportait sans escales aux usines du respect… »
« Et Solibo n’avait pas d’ennemis, car personne ne pouvait le demeurer longtemps. C’est bien simple : suppose qu’un nègre, pour des histoires de jalousie, de concubine ou de serbi (trois endroits où Solibo avait quelques désagréments) décide de lui planter une jambette. Suppose que ce nègre s’embusque derrière la porte de Chez Chinotte à l’heure du rhum, pour piéger le Magnifique […]. Eh bien, ce jour-là, inspectère, même s’il y passait tous les autres jours, Solibo ne vient pas ! […] Ca veut dire quoi ? Simplement que malgré son rire gras, ses descentes de rhum, son cyclone de paroles, Solibo Magnifique était dans cette vie comme on est à la guerre : en alerte. Fais-toi raconter par les békés anciens ces histoires de nègres-marrons que pièce chien ne pouvait pister. […] Les vieux chasseurs et les békés d’antan les appelaient guerriers ! Solibo Magnifique était de cette catégorie-là. […] Le bourreau se mettait à pleurer sur lui-même […], il lui devenait clair que Solibo, lui, pouvait le piéger ! Et l’homme, en plein midi du marché, tombait à genoux : Solibo pardon ! Solibo pardon !... Inspectère, je ne veux pas avoir l’air de te raconter des diableries, mais à ce moment-là pile, Solibo surgissait joyeux comme un Guadeloupéen à leur fête des cuisinières. Il coiffait de sa main le bourreau, et lui disait : Viens boire un sirop avec Solibo, mon nègre… »
Solibo a la véritable maîtrise du lieu, pas une illusion de maîtrise comme les policiers, mais celle que lui fournit son adaptabilité à l’espace, il peut être partout et nulle part, il n’apparaît que lorsqu’il le veut bien. Mais son rapport à l’espace n’est pas réduit, il fait preuve de ce que nous pourrions définir comme une sagesse cosmopolite, une connaissance des hommes qui relie les pays, la Caraïbe plus précisément, dont témoigne Conchita, prostituée colombienne. Cette sagesse cosmopolite peut sans doute se réclamer de la théorie du Tout-Monde de Glissant.
« Le plus souvent, de prostituée en prostituée, il présentait à ses compagnons un ailleurs de nous-même : Ah voici Margareth de Sainte-Lucie, et voici Haïti, parle-nous d’Haïti Roselita, manman ! c’est Clara de la Dominique, et voici Porto-Rico como esta uste ? La Barbade ! la Caraïbe est là ! la Caraïbe est là !... Sans avoir connu ces pays, brisant dans sa tête les os de l’isolement, Solibo Magnifique pouvait en parler, et en parler, et en parler… Les confidences de ces femmes, leurs façons de goûter la nuit suffisaient au conteur pour décrire chaque terre, chaque peuple, chaque douleur. Même les femmes du Brésil, du Chili, de Colombie comme Conchita Juanez y Rodriguez, s’étonnaient de sa prescience sur l’Autre Amérique. […] Elle dit que Solibo répétait : La misère dessine toujours de la même manière. »
Là encore, il s’agit de liens, Solibo produit une géographie de la Caraïbe, qui se met en place à travers les prostituées, et la misère. Cette géographie est également symbolique : géographie de la misère, de la souffrance de l’âme et du corps, que compose aussi la prostitution. Celle-ci peut être comprise comme un lien qui se réalise par le corps, par ce qui rassemble les hommes dans les exigences du corps.
La parole de Solibo anime les lieux où elle se produit, lieux de préférence mixtes, ouverts et clos, qui permettent au magique de se réaliser. Mais cette « prescience » des lieux dans lesquels il se manifeste comme Force participe d’une vision du monde, d’une manière d’être-au-monde particulière, qui impose l’ouverture du lieu au magique, par la parole.
Solibo par ses cheminements, les liens qu’il fait, la parole en circulation, construit un pays, l’organise en paysage lisible. Lorsqu’il disparaît, ce pays-là disparaît avec lui. Mais avant qu’il ne meure, lui seul anime le lieu par sa parole, et cette parole est adressée à un collectif. Il impose ainsi la force de son regard sur le monde. L’absence de Solibo marque la perte d’un sentiment vital, la solitude des témoins qui se trouvent dépourvus de leur guide, de leur Maître. Le regard de Solibo sur le monde est celui d’une Force de vie.
« En mourant, Solibo nous a plongés là où il n’y a plus de parole qui vaille, plus de sens à rien. Le soleil et les tamariniers sont là, une chaleur donne, autour de la Savane immobile la vie s’est réfugiée dans les pénombres climatisées. Tout est là, familier, mais l’existence est nulle : Où sommes-nous, Seigneur ? Où sommes nous ?... »
La rupture avec la vie se caractérise par la perte du lieu, et l’appel à un nouveau Dieu, le regard de Solibo sur le monde est bien regard du lieu, porteur de vie. Dans cet extrait, à nouveau la Savane apparaît comme lieu de mort, parce que plane sur elle l’absence de Solibo, qui dessine un nouveau paysage. Le récit de Didon marque ce recours à l’évocation de Solibo vivant comme « fuite », vers la vie. Surtout, il évoque la consommation collective du souvenir, comme exutoire. Il y a ici un goût de la parole, dans un cercle ésotérique, d’initiés à la parole et à sa valeur. Le lieu prend sa valeur dans une forme sacralisée du souvenir, où chacun parle tour à tour, dans une forme de rite, à la fois funèbre et joyeux, où Solibo est ramené au présent, à l’existant. La parole solitaire de Solibo ou collective des témoins donne sens au lieu.
« Mais la patience, inspectère, et la douleur ? Rien n’était plus pareil pour nous, le corps coincé de Solibo défaisait la vie, la hélait, la pesait, et tu sais ce que vaut la vie d’ici quand on la pose devant la mort. Alors en manière de fuite, on se levait au-dessus du corps pour cueillir les souvenirs, et les partager comme des fruits de saison : c’était ramener la mémoire en oxygène, pour vivre, ou survivre… »
Et cette parole collective définit le lieu de manière affective, comme on a pu l’évoquer plus haut. Les mentions d’espaces comme espaces de sensations, dysphoriques la plupart du temps, sont nombreuses.
« Se taisant, la Fièvre [nom d’un personnage] nous réexpédie au mitan du malheur, là où les policiers s’amusent toujours de Solibo. »
La consommation collective de la parole produit un rapport au lieu dominé par l’affect. Le récit de l’enterrement de Man Goul, mené par Solibo reproduit exactement le même schéma que ce qui devient pour Solibo une veillée implicite : chacun se lève tour à tour pour dire un mot sur la défunte, mot de joie et de vie. Dans le cas de Solibo cependant, ce qui apparaît le plus notable est l’apport du magique par la parole, qui confère une âme au lieu. Ainsi, dans ce récit de l’enterrement de Man Goul, Solibo donne encore une dimension merveilleuse au lieu de la veillée, où il accomplit le miracle de repousser les policiers, enchantés par ses paroles, ce que les témoins ne parviennent pas à faire pour lui.
« Solibo Magnifique entra alors en scène. Ô parole maîtresse, mi !... La police resta bec cloué devant lui. Gueules de nègres et tamtam cessèrent de battre. Sa voix tourbillonnait, ample puis grêle, cassée puis chaude, moelleuse puis cristalline ou criarde, et s’achevant sur des graves de caverne. Une voix de caresse, de larmes et d’enchantements, impériale et sanglotante, et qui riait, et qui raillait, et qui tremblait dans des murmures, qui creusait ou s’envolait dans les limites aphones. […] Il célébra Man Goul de belle manière. Sa vie est ses misères furent dites, reconnues et pleurées. Chaque dimension de son cœur fut explorée, et Solibo consacra toute la nuit à épuiser les chemins de bonté de son âme. »
Le sens du lieu est accessible aux témoins, aux auditeurs de Solibo, par le souvenir et l’hommage dans ce que nous pouvons définir comme une forme du rite, ils accèdent à une connaissance de ce qu’est Solibo. Ces souvenirs s’incarnent dans des lieux marqués par l’affect.
« La douleur ne servait plus que de mulet aux souvenirs. La mort, à mesure-à mesure, se laissait vaincre, refluait dans nos cœurs ou y prenait cette dimension que d’autres peuples connaissent, sans souffrance ou déchirure salope, sorte de floraison achevée de la vie. »
Dans le chemin de souvenirs que dessinent les personnages apparaît une fonction des artes memoriae, chaque souvenir, chaque parole centrée sur Solibo évoque un lieu, un espace où ce dernier prend sens. Utiliser pour définir ce phénomène une catégorie rhétorique permet de prendre conscience de la valeur qu’il prend, comme de la valeur que prend le lieu. Il y a dans cet effort de chacun, qui porte ses fruits, partagés par le collectif, une dimension sacrale et une dimension cognitive : la parole de Solibo, qui semble presque seulement pour lui, est adressée et a une valeur maïeutique pour les autres personnages. Ainsi, comme Sidonise le reconnaît, il n’y a pas de vie sans Solibo, mais l’effort de parler de lui le ressuscite brièvement, comme lui-même a pu ressusciter Man Goul dans l’esprit des présents. C’est bien un apprentissage de la vie que dispense la parole magique de Solibo, d’abord sa présence est cette vie inaltérable, mais par la mort, les témoins font l’apprentissage de parler à leur tour, et de créer à leur tour une copie de ces paroles magique. Ils ont beaucoup de mal à le faire. Et sans doute avec Solibo a disparu ce rapport d’adaptabilité parfaite que nous avons défini plus haut, et que lui-même ne maîtrisait plus.
« Près de son four, Solibo devenait comme un arbre. Il pouvait rester et-caetera d’heures sans bouger, à causer pour lui-même, dans sa tête. […] Je l’ai aperçu au travers d’un razié. Assis dans la fumée. Raide. Sa bouche battait silencieusement. Il devait se raconter des choses terribles sur la vie d’ici. Sa joie, son allant semblaient éteints. Je découvrais nègre en souffrance. […] Inspectère, il y des marins-pêcheurs qui se laissent surprendre en pleine mer par des nuits en avance, sans lune et sans étoiles. Pourtant […] ils savent que du côté des hommes, entre les cases de la plage, un feu leur indiquera leur chemin… ils accrochent leur vie à ce feu et y
puisent leur courage. Pour nous, Solibo Magnifique, c’était ça. Une lumière d’horizon qui souffle Tjenbé rèd ! Tjenbé rèd ! et qui t’aide à survivre par le simple fait d’être là. »
Pourtant, à travers ses paroles, les témoins découvrent la valeur du monde, de la vie potentiellement contenue dans le lieu, d’abord par le dire. Il y a là une mise en place d’interprétations possibles, par divers chemins herméneutiques, que les personnages comprennent, et qui ne passe pas par une interprétation à travers des grilles de lectures, mais par une ouverture à la parole, au magique, au lieu, qui permet de reproduire l’adaptabilité de Solibo :
« Il ne s’agissait pas de comprendre le dit, mais de s’ouvrir au dire, s’y laisser emporter… »
Le rapport à la parole ne passe pas par l’esprit, en cela elle est magique, elle passe par l’affect, et même par un abandon de soi au rythme de la parole, à la nature de la parole, sans que l’agent ou la technique soit précisé. Au terme de l’enquête, les policiers ont découvert le rapport au magique, et les témoins en ont compris une partie, combien le magique réside dans le lieu même, c’est Pipi qui parle :
« Je suis content parce qu’ici il faut sarcler les vraies questions. Questionner la terre-là, la mer-là, le ciel-là, la manière de ce morne, le nom de cette rue-là, l’horizon où parfois des pays inconnus pointent leur ombre. [...] Eh bien j’ai appris ça de Solibo : apprendre à questionner, plus de certitudes ou d’évidences, mais la question, toute la question. C’était ça Solibo. Tu comprends le « Magnifique » ? »
C’est bien d’un apprentissage qu’il s’agit : apprendre à questionner la terre, le lieu, son espace et celui qui échappe, comme tous les espaces. C’est le portrait qui apparaît de Solibo dans le roman.
Par suite la consommation collective anime le lieu aussi bien, par séduction et métamorphose, comme il apparaît « en annexe » avec le dit de Solibo, reproduit par les efforts communs de tous les témoins, avec divers échecs, mais qui ne s’affirme pas comme réussite. Et pourtant cette parole est porteuse, et elle bâtit un espace à connaître, à envisager différemment. Il y a séduction de la parole, elle plaît et elle envoûte. Mais il y a aussi métamorphose, dans les efforts de chacun pour la reproduire, dans la manière dont elle se développe et anime le lieu où elle se réalise. Dans les dits de Solibo, le lieu est présent à titre thématique. En développant d’abord la conscience de son propre espace, par la pratique :
« …sans comprendre qu’il y a des pays comme ça où le mer est par-devant la mer est par-derrière la mer est à tribord et à bâbord et que le plus grand chemin du pays c’est le chemin de la mer qui n’a pas de chemin même pour un canot même pour deux canots même pour dix-sept mille canots parce que s’il y avait un chemin même un petit bout de chemin dans un petit bout sans bout de chemin je l’aurais déjà piétonné pour moi-même Solibo qui vous parle comme ça aussi mal debout sur cette terre que sur une vague deux vagues trois vagues… »
La connaissance du lieu se fait par la pratique, avec respect, comme on l’a vu. Mais une autre forme de connaissance existe, celle de la liberté intuitive avec la mention du nègre-marron, qu’eux ne peuvent plus avoir, aussi la seule connaissance désormais possible est celle de la quête, de la question que mentionnait Pipi :
« et je reste au pays à fouiller le pays c’est en fouillant qu’on trouve l’igname et je reste à fouiller l’igname dans le pays […] je fouille la pays avec un mayoumbé de deux langues et tout un champ de paroles inutiles parce que par-ici c’est l’inutile qui est bon sans grand vent devant ni derrière sans bruit non plus car quand mon brouillard s’en va la Pelée est sans chapeau ?
Morne-Rouge !
et j’ai la cendre du prêcheur qui tourbillonne sur moi qui tourbillonne sans vent et je suis une clochette grise avec un garde-à-vous de cocotiers.
l’Anse-Céron !
et sur ma gueule de sable à grosse bave je hèle je hèle je hèle sans débander un rocher qui veut nous échapper ?
Diamant !
et je suis la douleur sans herbe-à-tous-maux là où tu danses sans musique et reçois dix-sept calottes sans une seule main où tu quittes le bateau pour tomber dans la malformation la congestion la désolation la convulsion l’obsession et l’extermination comment dire qu’est-ce que c’est que ça ?
nous pas save !
la pointe-des-Nègres ! mes enfants, la Pointe-des-Nègres »
Le dit de Solibo est une interprétation du paysage, le conteur lit les éléments hétérogènes du monde, qui sont illisibles pour les autres. Il dessine un rivage, la Pointe-des-Nègres, que ses auditeurs ignorent (signe que la mémoire est en perte, comme l’ancien monde qui l’entretenait). Ce lieu, mis en scène par la forme orale de la devinette, forme discursive des « timtim » appartenant à la tradition du conte, qui reproduit l’oralité dans le texte et clos l’apprentissage de la lecture du lieu. Le dit propose une cartographie de l’île, symbolique et mythique, qui relie des points réels et une histoire mythifiée. La géographie réelle de l’île devient ainsi support d’un mythe collectif, une mémoire identitaire. Dans les dernières pages du dit est formulé le « testament » de Solibo, que les autres n’avaient pas entendu (il faut s’ouvrir au dire, pas le comprendre) mais qu’ils ont reformulé ici, qui a donc une valeur :
« alors mes enfants si vous voyez que Solibo est mort et que la Gwadloup vient sillonner son corps enterrez-le sous un tonneau de rhum pas de pleurer z’enfants car sous le tonneau Solibo sera en joie chaque goutte de rhum du tonneau de rhum va couler dans sa gueule à rhum […] et sous le tonneau Solibo sera en joie il ira au pays sans pays où le ciel a treize couleurs plus la dernière couleur […] où les nègres sont en joie en musique en danse en sirop sur le dos de la vie et où mes enfants où Solibo lui-même malgré sa grande gueule et sa grande langue et sa grande gorge n’aura plus besoin de… houg… PATAT’SA !... »
Dans ce dernier passage apparaît une utopie : l’idée du paradis, utopie par nature, comme le prouve sa formulation. Pourtant dans cet espace rêvé (et plus que programmatique), l’action que Solibo semble ne plus avoir besoin de faire est de parler, même s’il faut deviner. Or, on l’a vu, la parole est sa vie, ce qui prend bien fin avec la mort. Sans aller plus loin dans la valeur symbolique de ces dernières paroles, on retiendra que le lieu impossible semble souhaité en désespoir de cause, quand Solibo ne peut plus conter où il veut, et que son public se raréfie, parce qu’il a besoin d’un public d’initiés, capable de comprendre ses paroles et la magie irradiant du lieu, qu’il faut fouiller pour découvrir et comprendre.
A l’issue de ce travail, il nous est confirmé que l’espace ne se donne pas, qu’il faut le comprendre, qu’à ce titre et seulement dans le cadre d’une parole enchantée il se donne à découvrir comme magique. Comprendre le paysage et le lieu revient à intégrer une géographie symbolique, sociale et magique. Comprendre, c’est embrasser le lieu dans toutes ses possibilités, les liens entre la vie populaire sous forme de traces et la vie urbaine qui éteint toutes les potentialités populaires, la mémoire et l’identité. Il faut voir l’inconnu, retrouver l’oublié.
Solibo représente une force mise en scène, d’une puissance qui se rapproche sans l’atteindre de celle des Mentô, de la vie des arbres à une apogée de puissance, seulement lui décède, alors que les Mentô ne meurent pas. Seulement sa mort est extraordinaire, elle est le produit de son désespoir face à un monde qui change, qui se ferme et oublie que le lien est possible entre les hommes et dans le monde, par les traces, par la mémoire. Le message cependant n’est pas totalement négatif, parce que les policiers prennent conscience que leur méthode et leur fermeture d’esprit les dessert, et parce que le caractère comique du récit, sa joie, laisse une atmosphère positive.
Le lieu animé par la parole joyeuse est lieu de vie, de liesse, c’est le dernier passage qui nous le confirme : « le pays sans pays des nègres en joie » conçu comme utopique, une nouvelle donnée du paradisiaque, dans un retour à l’étymologie. L’attitude des policiers agit à titre de contre-exemple pour le lecteur, invité à accepter cette magie du lieu pour découvrir celle de la vie et de la joie, un nouveau regard sur le monde, résumé en exergue par Chamoiseau, et sur quoi nous allons clore : « L’ethnographe : Mais, Papa, que faire dans une telle situation ? D’abord en rire, dit le conteur. »