Polyphonies foyalaises

Judith Klein

Ce premier dossier est le fruit d’une expérience singulière, un voyage d’étude co-construit par des enseignants-chercheurs et des étudiants-apprentis chercheurs, en Martinique, et plus particulièrement à Fort-de-France. Une linguiste, une géographe, six étudiantes en lettres de parcours différents, un étudiant en sociologie.  Nous partions avec un projet relativement circonscrit permettant de croiser nos différents compétences, géographiques, littéraires, sociologiques, linguistiques : il s’agissait de recueillir des discours différents sur quelques lieux, pour fabriquer une sorte de polyphonie. Ce projet a été un pré-texte, une manière d’entrer sur le terrain, de se confronter à la réalité de l’espace martiniquais, de susciter des rencontres.

En amont du voyage, un cours-séminaire, mené depuis plusieurs années, qui a donné en quelque sorte le cadre de départ et a été un espace où ont pu se faire les rencontres, où les étudiants ont commencé à développer leurs réflexion propre, sous la forme d’exposé, de textes… Et dans l’année précédent le voyage, la rencontre avec d’autres chercheurs, géographe, anthropologue, linguiste créoliste, qui nous ont permis de préparer nos questionnements. Pendant le séjour, le projet initial s’est à la fois déplacé et reprécisé, au gré des rencontres.  Au retour s’est posée la question de la restitution, entre carnets de voyage, écriture scientifique, écriture intime. Polyphonies des personnes rencontrées, polyphonies des voix de chaque membre du groupe, polyphonies des types de textes écrits. Selon trois fils directeurs : l’espace, la mémoire et la langue.

Soixante années de départementalisation, célébrées en mars 2006, ont été marquées outre-mer par la spectaculaire progression du phénomène urbain. D’aucuns choisissent, pour décrire les départements d’outre-mer français, d’opposer « des villes et des marges », ou encore de parler de « révolution urbaine » à propos du mouvement d’ampleur inégalée ayant affecté ces territoires. De cette mutation spatiale remarquable - la Martinique devenue une « île-ville » - découle une mutation culturelle dont témoigne la production littéraire, et artistique plus largement, martiniquaise des dernières décennies. Polyphonies foyalaises : la ville, au cœur de la production poétique en même temps que lui sont dues toutes les attentions politiques, s’est naturellement imposée à l’issue d’un travail mené en Martinique au printemps 2005, travail de confrontation des textes littéraires et d’une réalité martiniquaise observée en évitant autant que possible les prises de position partisanes.

HTTP://CEDILLE.ENS-LSH.FR/MALFINI/DOCANNEXE.PHP?ID=90Nous sommes entrés dans Fort-de-France par Texaco, roman avec lequel Patrick Chamoiseau remporta le prix Goncourt en 1989, quartier autoconstruit et plusieurs fois reconstruit, à l’ouest du centre-ville, sur le bord d’une mangrove aujourd’hui remplacée par des remblais de béton. Très vite ensuite, nous avons dépassé les limites du quadrilatère enserrant le centre historique de Fort-de-France et traversé le boulevard du Général de Gaulle pour entrer dans les Terres Sainville, faubourg né de l’assèchement d’un vaste marécage dans la première moitié du vingtième siècle. En traversant la Rocade, deux d’entre nous ont gravi les pentes de Trénelle, fief du Parti Progressiste Martiniquais, parti de Césaire, et ancien quartier de bidonville. Ils ont ensuite gagné Citron puis Berge de Briant, en amont de la rivière Madame. D’autres ont traversé le canal Levassor pour arpenter le quartier de Rive Droite réputé dangereux. D’autres encore ont marché de Didier jusqu’au centre-ville et traversé le quartier où s’est installée la bourgeoisie martiniquaise et métropolitaine.

Ces pratiques de Fort-de-France sont éloignées tant de celles des touristes que de celles des habitants. Touriste, il est recommandé dans tous les guides de ne pas sortir du centre historique et de ne pas s’y attarder une fois la nuit tombée, après six heures du soir. A la rigueur est-il proposé une excursion dans les Terres Sainville, en minibus climatisé. Quant aux résidents, ils ont du centre-ville et de la ville plus largement une image particulièrement négative, ce qui a trait à l’urbain étant en général connoté négativement ce qui a trait à l’urbain.

Fort-de-France est en effet, selon les termes de Denis Martouzet qui est l’auteur d’une monographie récente, une « ville fragile », comptant aujourd’hui plus de 165 000 habitants si l’on considère l’agglomération au sens large, comprenant Schoelcher, Saint-Joseph et le Lamentin, et qui a connu, depuis la départementalisation, une croissance rapide et difficile à maîtriser. Au lendemain de la dernière guerre, Fort-de-France n’était qu’une ville provinciale et se limitait à ce que l’on qualifie aujourd’hui de basse ville, le centre historique d’une part, fondé en 1666 et les Terres Sainville, dont le plan d’alignement des rues a été conçu dans la continuité de celui du centre ancien. Après 1945, la ville s’est à la fois étalée sur les pentes encadrant le site initial de la ville, et densifiée. Si les bidonvilles ont pratiquement disparu aujourd’hui, ils étaient nombreux dans les premières décennies ayant suivi la départementalisation et quelques îlots très insalubres subsistent ça et là. Autour de la basse ville, d’anciens bidonvilles où domine aujourd’hui le béton dans les constructions, forment un arc de cercle, à Volga-Plage, Trénelle, Citron, l’Ermitage par exemple. Plus loin ont été construits des grands ensembles, d’abord dans la décennie 1960-70 comme l’emblématique cité Dillon, sur les terrains d’un ancien domaine sucrier, puis dix ans plus tard, avec plus de soin apporté à l’architecture et à l’environnement, comme par exemple dans le quartier des Hauts-du-Port. Plus loin encore s’étalent des quartiers résidentiels de villas créoles anciennes ou réinterprétés par des architectes contemporains.

Partout à Fort-de-France, les paysages se dégradent, soit que les constructions tendent à envahir tout l’espace et à fermer des perspectives visuelles, soit que les pollutions domestiques et industrielles progressent et que la gestion des déchets soit déficiente. Fort-de-France est une ville mal-aimée de ses habitants et des Martiniquais dans leur ensemble, ville étouffante, sale, violente, ville saturée de voitures et où l’on ne peut plus circuler. A cela s’ajoute que le centre historique conserve les marques de la période coloniale et que cela n’est pas sans conséquence symbolique.

C’est pourtant à partir du centre, de l’En-ville, qu’une politique de revitalisation est initiée par Serge Letchimy, l’actuel maire de Fort-de-France, qui a succédé en mars 2001 à Aimé Césaire. Recréer de l’urbanité dans le cadre d’un Grand Projet de Ville n’est pas chose aisée, surtout lorsque l’on vient après un homme politique auquel une autorité incontestable est aujourd’hui encore reconnue. Pour légitimer son action, Letchimy convoque la poésie de Césaire et notamment son texte le plus emblématique, le Cahier d’un retour au pays natal : sur les différentes affiches assurant la publicité du projet, « les yeux fixés sur cette ville que je prophétise, belle » rappellent ce que l’on doit à celui qui fut maire pendant quarante-huit ans et poète avant tout, qui a œuvré pour une partie de la population modeste et nouvellement installée à Fort-de-France après la départementalisation, celle de Trénelle notamment d’où est originaire Serge Letchimy, et dans la lignée duquel doit se concevoir toute politique à l’avenir. Reste que le Grand Projet de Ville ne concerne que le centre de Fort-de-France, la ville-vitrine ou qui aspire à le devenir, et que cela pose la question du devenir des quartiers populaires immédiatement voisins. A Trénelle, des pancartes à l’effigie d’Aimé Césaire et portant des extraits de ses textes ont été installées il y a quelques années. Rongées par la rouille, elles semblent là depuis plus longtemps.

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