1 Le manifeste de la Créolité2, mouvement littéraire martiniquais lancé par les écrivains Raphaël Confiant, Patrick Chamoiseau et le linguiste Jean Bernabé, proclame sa filiation avec Aimé Césaire de façon définitive : « La Négritude césairienne est un baptême, l’acte primal de notre dignité restituée. Nous sommes à jamais fils d’Aimé Césaire.». Pourtant, cette filiation est le lieu d’une polémique violente en Martinique. Car si le poète a définitivement conquis une place prépondérante dans la littérature française du XXè siècle, le point de vue métropolitain oblitère deux données essentielles de sa réception insulaire. Tout d’abord, l’importance de la figure politique de Césaire en Martinique oriente une grande partie de la polémique : comment recevoir les élans libérateurs de cette œuvre dénonciatrice après avoir constaté la modération de l’action politique de Césaire à l’égard de l’ancien colonisateur ? Comment concilier la négritude et l’« assimilation » décriée dans la loi de départementalisation, elle-même associée à Césaire ? Le texte passionné de Raphaël Confiant3 se fait le tribun de l’amertume ressentie à l’égard de celui qui est incriminé pour ce « paradoxe » d’engagement : « ce livre veut être le cri sincère d’un fils qui estime avoir été trahi par son père ». Il se fixe comme objectif de « comprendre Césaire dans sa totalité » en ne séparant plus l’œuvre politique de l’œuvre poétique : il s’agit de concilier à la fois une « force de conscientisation libératrice et un syndrome de sujétion actif »4.
Césaire aliéné ? La rancœur nationaliste et l’amertume devant l’ « échec » pratique d’un combat poétique s’expriment dans la critique croisée de l’homme et de son œuvre.
La seconde donnée qu’apporte la lecture attentive des propos tenus par les « fils » est la réponse apportée à la question « comment écrire après Césaire ? ». Car si Confiant assure qu’ « on ne peut être un fils authentique de Césaire et de sa pensée qu’en se défiant de lui, qu’en s’écartant des voies qu’il a tracées, cela afin de respecter le message fondamental du poète »5, il reste un repère essentiel pour toute prise de parole des dominés. L’Eloge de la Créolité comme le texte de Patrick Chamoiseau Ecrire en pays dominé6 font une large place à la poétique césairienne et à ses impasses, que les écrivains actuels ont dû dépasser.
Tentons de clarifier les données de ce débat dont les enjeux sont essentiels pour les écrivains martiniquais contemporains: leur position par rapport au « père spirituel » et au « Nègre fondamental » est une clef d’approche importante pour comprendre les revendications poétiques de l’école de la Créolité.
Le débat sur la postérité de Césaire est alimenté d’arguments étayant les termes déjà anciens de la polémique : son 80ème anniversaire a relancé ce débat houleux aux Antilles. Confiant nous dit qu’en Martinique, que l’on ait lu l’œuvre ou non, on se situe par rapport à cette figure tant tutélaire que politique (voir l’explicitation des termes de césairien, césairiste, césairillon et anti-césairien p.268). Les termes du débat sont constamment orientés par la réception hautement polémique de son action politique, et par la vocation présente des créolistes à instituer une nouvelle littérature, fondée sur le dépassement des « préceptes » césairiens.
La négritude est le pôle central de ces attaques7. Cette notion, très vite critiquée comme obsolète à l’appui du recueil Moi, laminaire…8 (de l’avis même de Césaire « claudiquant et binaire »), est l’objet d’une critique idéologique fondée sur une revendication identitaire et littéraire qui se veut plus probante : la Créolité, comme expression authentique d’une réalité antillaise, rendue possible par un regard neuf, libéré de toute forme d’extériorité9. C’est précisément cette attaque qui est portée contre la négritude : « extériorité d’aspirations (l’Afrique mère, Afrique mythique, Afrique impossible), extériorité de l’expression de la révolte (le Nègre avec majuscule, tous les opprimés de la terre), extériorité d’affirmation de soi (nous sommes des Africains)10 ». Le « mythe africain » est même vilipendé par Confiant comme une « chimère» qui aurait détourné Césaire d’un projet politique efficacement indépendantiste : « au lieu d’amarrer son peuple au formidable mouvement de métissage et de créolisation qui n’a cessé d’affecter le Nouveau Monde depuis 300 ans, n’a-t-il pas fantasmé sur une seule de ses composantes (…) ? »11. Faisant donc oublier une réalité culturelle, Césaire aurait fondé son action politique sur une approche biaisée de son identité ; la négritude, « aujourd’hui coquille vide, noix de ‘coco-flo’, paravent derrière lequel se cachent des élites à bout de souffle »12 aurait été un leurre de libération.
Césaire aurait, avec cette notion, ouvert puis refermé une boucle, nécessaire à l’affirmation d’une identité, mais encore enfermée dans les influences de « deux monstres tutélaires : l’Européanité et l’Africanité »13.
Ainsi, malgré son pouvoir « thérapeutique », elle ne remédie pas au « trouble esthétique » antillais car elle s’attache à une nouvelle illusion : l’Afrique. Le « naturel du Tout-proche, vaincu par la fascination du lointain » ferait « sombrer dans de nouvelles généralités universelles pensées à l’occidentale, et sans nul arc-boutement à notre réalité culturelle » 14. Le procès de la notion de négritude est fait au nom du refus d’une quelconque assimilation et au nom d’un recentrement sur les spécificités culturelles créoles.
Le mouvement nécessaire à son dépassement est défini par Edouard Glissant15, qui prône une « désapparition » de l’Afrique permettant une « réapparition » du réel. Malgré une reconnaissance du Cahier d’un retour au Pays Natal comme la première tentative visant à exprimer une singularité martiniquaise, les vocations identitaires de Césaire sont réduites à une notion aisément criticable à force de réductions16… pour argumenter la plus grande validité de la notion de Créolité.
Nous sommes très loin d’une approche poétique désintéressée de Césaire, qui voit dans son œuvre et notamment dans l’affirmation de la dignité nègre une nouvelle forme de conscience qui a porté la lutte anti-coloniale des peuples noirs tout au long du siècle17.
La négritude, image même de l’engagement poétique de Césaire pour sa virulence, se vide de tout son pouvoir de subversion lorsqu’elle est assimilée à un négrisme réducteur18.
Mais au-delà de cette notion, c’est l’universalisme césairien qui est mis en question.
« L’expression martiniquaise, nègre, universelle » de Césaire est réévaluée au nom d’un refus de l’Universel comme image de la négation des spécificités et de l’aliénation à une représentation du monde occidentale. Lui est opposée la « Diversalité »19 qui consacre « la résistance victorieuse du Divers à l’action appauvrissante de l’Un »20 : un particularisme identitaire enrichi de la diversité de ses manifestations.
Sous l’enjeu identitaire, ces nouveaux « inventeurs d’âmes » récusent implicitement la conception du rôle de l’élite par Césaire : en 1959, dans sa communication « l’homme de culture et ses responsabilités », lors du deuxième congrès mondial des artistes et écrivains noirs, il assume l’immensité d’un projet voué à conjurer l’injustice et à « constituer ces grandes réserves de foi, ces grands silos de force où les peuples dans les moments critiques puisent le courage de s’assumer eux-mêmes et de forcer l’avenir ». Son projet est de « fonder l’humanisme universel ». Et ce, en partie par un approfondissement du passé pour se doter d’une culture, pour laquelle Césaire reprend la définition de Marcel Mauss : « l’effort de toute collectivité humaine pour se doter de la richesse d’une personnalité » 21. Effectivement, la quête du moi chez Césaire passe nécessairement par un enrichissement conjurant le sentiment de déperdition culturelle : la richesse est à la fois dans l’Afrique, mythe crucial du poète, ET dans la culture universelle22
Ces idéaux ne s’accommodent point de synthèses opportunistes, clame Annie Le Brun, qui s’insurge contre les « esthètes du fragmentaire » qui attaquent l’œuvre de Césaire au travers du filtre de leurs prétentions littéraires : elle rappelle que Césaire a su se départir d’un humanisme formel, en articulant universel et particulier, posant ainsi la question des particularismes avec cinquante années d’avance.
« Ma conception, écrit Césaire, est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers »23
Malgré leurs critiques générales de l’Universel et de l’Un (opposé au Divers)24, les créolistes rejoignent nombre des tensions césairiennes : la tension à l’universel se retrouve dans la préfiguration d’un monde qui « va en état de créolité »25, l’approfondissement du passé se retrouve dans la quête contemporaine de précurseurs littéraires et idéologiques (Frankétienne, Gratiant, Rupaire, Schoelcher…), l’affirmation identitaire est l’objet même de l’Eloge de la Créolité…
Mais le rôle des élites est réévalué à l’appui de la déception politique et du faible lectorat antillais. L’élite littéraire actuelle se donne pour enjeu de constituer une littérature créole, impliquant donc la création d’un lectorat créole. Pour ce faire, les créolistes semblent devoir se démarquer des préceptes césairiens pour cause de crédibilité : la polémique sur l’action politique de Césaire à été trop violente pour permettre une filiation sans heurts26. Ils s’attachent à redéfinir une poétique fondée sur l’art oral du conteur antillais, qu’illustrent les Lettres Créoles27.
L’absence du créole chez Césaire prend alors une place étonnante dans le débat. Les postulations de littérature créole dans le manifeste des créolistes ne sont qu’un maigre écho de l’enjeu contemporain d’affirmation linguistique de la langue créole, marquée par les travaux de Jean Bernabé28 et de l’institution du GEREC29. Confiant va jusqu’à parler d’un « refoulement » de cette langue maternelle chez Césaire : sa véhémence le mène à citer Césaire en exergue (suivant la citation de De Gaulle arrivant à Fort-de-France en 1946 et s’écriant « Mon dieu…Mon dieu…que vous êtes français ! » 30), qui dans une interview-préface à la réédition de la revue Tropiques31 se prononçait sur la langue créole : « un aspect [du] retard culturel martiniquais, c’est le niveau de la langue, de la créolité, si vous voulez, qui est extrêmement bas, qui est resté (…) au stade de l’immédiateté, incapable de s’élever, d’exprimer des idées abstraites… ». Cette affirmation est tout aussi insupportable, pour l’un des fervents promoteurs de la langue créole, que celle de De Gaulle : l’incrimination de Césaire tout au long de son livre semble en être la résultante32. Il ne peut pourtant faire abstraction des nombreuses évocations créoles dans la Tragédie du Roi Christophe, qu’il interprète comme un opportunisme littéraire…
Mais ce débat est l’objet d’un apaisement général : Césaire doit être resitué en un temps où le créole ne pouvait pas avoir trouvé ses « marqueurs de parole »33, et comportait pour sa génération une série de connotations négatives qui n’ont été congédiées que par l’action récente des tenants d’une réhabilitation de la langue et de la culture créole34. En tempérant le débat, les créolistes éludent ce faux problème en soulignant le rôle de précurseur de Césaire pour l’affirmation de l’identité créole : il est déclaré être un « anté-créole »35.
Des études récentes s’attachent d’ailleurs à montrer la présence culturelle et linguistique du créole dans l’œuvre de Césaire36. Cette polémique doit à présent se clore, affirme Jean Bernabé37.
L’incohérence idéologique de Césaire reste néanmoins une des critiques les plus récurrentes : il est fait homme de tous les paradoxes. Césaire serait en contradiction avec ses dires de poète –comme en témoigne l’argumentation de Confiant à partir de ses textes, mis en contradiction avec ses réalisations politiques38 (réduites et tronquées)– et responsable du « péché originel de l’assimilation », qu’il a « non pas commis, mais légitimé ». Cette responsabilité permet d’incriminer plus fortement encore la notion de négritude et la force émancipatrice portée par la poésie de Césaire, qui n’aurait donc été qu’un leurre. Il est même rendu responsable du « règne de l’abjection » de la Martinique actuelle, pour avoir laissé dépérir les vieilles langue et culture créoles, perdues dans « un salmigondis douteux dans lequel prédominent les influences sauvages de la métropole »39.
La violence du propos et ses incriminations successives sont rendues possibles par l’oblitération quasi-totale des réalisations politiques effectuées sous les mandats de Césaire. La mention des avancées politiques et sociales (pour n’évoquer que les actions du début de ses mandats à l’Assemblée et à la mairie de Fort-de-France : mesures budgétaires pour l’agriculture, politique d’équipement comme la création d’écoles primaires et l’agrandissement et la modernisation de l’hôpital de Fort-de-France) est même réduite à une sentence de mauvaise foi : « aujourd’hui, la Martinique dispose de tout cela, et en surnombre parfois ! ».
Ce discours ne peut pourtant être écarté : il nous apprend les raccourcis et les réductions populaires dont l’homme politique fut l’objet, et révèle le lien très fort qui unit, dans la réception insulaire, la poésie césairienne au contexte de la colonisation et à l’échec de la décolonisation insulaire. Cette posture provient, principalement, du mouvement « nationaliste » qui s’est opposé à la pratique politique de Césaire, dans la mesure où il participait au fonctionnement des institutions politiques républicaines40.
Il faut, pour dépasser cette approche passionnée du problème, lire la biographie Aimé Césaire ou le nègre inconsolé41, qui s’attache à replacer dans un contexte très précis l’action politique de Césaire. Nous ne prendrons qu’un exemple, qui par son importance charrie toute la perception populaire de l’œuvre politique de Césaire, à savoir le vote de la loi de départementalisation, dite « loi d’assimilation » par ses détracteurs.
Après être intervenu à l’Assemblée Nationale pour obtenir l’ouverture d’un débat relatif au changement de statut des colonies –le principe d’adoption d’une loi en vue de leur transformation en département ayant été approuvé par tous les partis politiques–, Césaire est nommé, en 1946, rapporteur de la « loi d’assimilation, mieux d’égalisation, pour libérer plus d’un million d’hommes de l’assujettissement ». Il se bat pour qu’un article constitutionnel accorde des pouvoirs élargis aux conseils généraux d’Outre-Mer, et pour qu’un amendement assure l’égalité de traitement entre fonctionnaires. Son discours du 18 septembre 1946 est un constat amer de désillusion : une mention de l’Assemblée réduit l’application des lois métropolitaines aux Antilles à celles qui seront nommément désignées par l’Assemblée, et à la veille de l’application des lois, le 31 décembre 1947, le gouvernement promulgue un décret codifiant l’inégalité des salaires entre fonctionnaires venant de la métropole et fonctionnaires indigènes. Césaire démissionne alors du bureau de l’Assemblée.
Le texte polémique de Confiant montre assez clairement l’inanité d’une approche critique du poète fondée sur des raccourcis politiques : juger l’œuvre par l’homme l’amène à des propos diffamateurs que la poésie même de Césaire contredit (l’égocentrisme d’un « moi peu haïssable »), quand ce n’est pas le constat d’un demi-siècle de dévouement à sa patrie qui rend ses propos ineptes (l’hypothétique « créolophobie » 42de Césaire).
Le travail des biographes Toumson et Henry-Valmore a su montrer la diversité des influences de Césaire (philosophie des Lumières, panafricanisme et marxisme) et l’articulation de sa liberté à l’intersection d’une base identitaire (l’Afrique), un champ d’action (la Martinique) et un idéal révolutionnaire prolétarien43 en les resituant précisément dans l’histoire.
La polémique se fonde sur une critique réductrice de propos de Césaire soigneusement sélectionnés, et est alimentée par une perte de crédibilité politique et par l’enjeu actuel d’un manifeste littéraire qui ne peut s’opposer totalement à cette figure tutélaire, et ressasse donc les griefs les plus populistes.
Les tenants de la créolité soulignent de façon récurrente la nécessité d’un dépassement de la poétique de Césaire, qui, pâlement mimée et sans son génie, n’a vu naître à sa suite que des écrits « engagés hors de toute vérité intérieure »44.
Les épigones du « grand cri nègre » furent « abandonnés dans une impasse », tournant autour du mot nègre et s’alimentant de dénonciations « qui tournèrent bientôt à vide ». La négritude est dénoncée pour les vices poétiques qu’elle crée chez ses successeurs : l’écriture reste alors « en suspension, hors sol, hors peuple, hors lectorat, hors toute authenticité ». Patrick Chamoiseau développe lui aussi l’idée, cruciale dans son épanouissement d’écrivain, que sous cette influence, « [ses] poèmes étaient de petites émeutes qui aspiraient à transformer le monde par leur seule fulminance incantatoire »45. De ce fait, il n’a pas été porté à interroger la langue française, et était ainsi « livré à son emprise, à l’adoption de ses valeurs ». Le raisonnement est double : le « Monde noir » n’étant ancré nulle part, il « flottait dans les limbes d’une Afrique irréelle, dont l’inconsistance pouvait s’accommoder d’un rapport aliénant à la langue du colonisateur ». De plus, en s’attachant à débusquer la laideur, la poétique césairienne a des effets pervers : « cette dénégation [des beautés du monde créole] se fondit à cette mésestime globale de nous-mêmes que la fascination pour les valeurs du centre nous infligeait ». La filiation directe, sans distance critique, est de fait marquée par une double aliénation : à la langue française, dont l’utilisation sans questionnement charrie un imaginaire importé, et à l’illusion d’un combat, dont les termes n’ont pas été retravaillés.
C’est dans cette perspective que la lecture de la négritude par les écrivains de la Créolité est constructive : elle prend acte d’une vingtaine d’années de piètres imitations pour affirmer la nécessité d’un nouveau combat, redéfini à la lumière d’une identité qui prend racine dans une « réalité anthropologique »46 et non plus seulement dans une idéologie « fondée sur une fiction (le nègre, pure création du colon européen), sur une condition existentielle dévalorisée et dévalorisante (marquée par le mépris, le crachat, la souffrance) et sur un lieu (l’Afrique), plus ou moins réel, plus ou moins mythique ».
La littérature créole peut, dans ce dépassement, se constituer un objet propre : le monde créole, délivré des cadres conceptuels extérieurs.
Mais est largement réexploité l’élargissement métaphorique du mot « nègre », assimilé à toute personne dominée ou opprimée. L’adjectif « créole » se comprend à la fois en opposition à l’Ancien Monde colonisateur et à l’Afrique (reprenant le combat contre les « relents coloniaux », mais poussant la volonté de désaliénation jusqu’à ne poser comme référent qu’un « Ici » antillais qui doit être sondé et approfondi dans sa singularité), mais il laisse aussi place à un élargissement sémantique et idéologique : la créolité deviendra « le mode dominant de confrontation des peuples et des cultures »47.
En se décrétant « a-raciale », cette notion se comprend comme un nouveau stade de projection identitaire. Elle ne saurait d’ailleurs supplanter la négritude sur son terrain, car comme le constate Bernabé, tant que les rapports interhumains et intercommunautaires seront marqués par une vision raciologique, la négritude restera d’actualité.
Les auteurs de la créolité prennent par ailleurs leçon des « impasses » de la poétique césairienne pour forger leurs propres écritures : le cri et l’engagement césairien, on l’a vu, sont mis à distance par une volonté de recentrement sur le monde créole et sur ses lecteurs.
C’est surtout de l’« obscurité » césairienne que s’écartent les auteurs modernes, car le hurlement et l’obscurité (et son cortège d’illusions de profondeur…) menèrent aussi à des poétiques ambivalentes : « cela nous libérait d’un côté, nous enchaînait de l’autre en aggravant notre processus de francisation »48.
Aux lectures de Césaire orientées par son combat, les créolistes substituent une analyse de l’efficacité de ce cri, après avoir eux-mêmes fait les frais d’une trop forte influence de la poétique césairienne. Ils lui empruntent un projet d’action sur la langue qu’ils citent en exergue de leur manifeste :
La sommer libre enfin
de produire de son intimité close
la succulence des fruits
Au cri succède le conte, et l’engagement idéologique se mue en « vision intérieure », dans une tentative de mise au jour des éléments exogènes qui conditionnent une vision du monde ; à terme, le défi est de dire le monde créole d’une voix créole.
Cette question cruciale de la langue a pu être marquée par une forme d’intégrisme linguistique au tournant des années 1980, mais deux constats tempèrent cette approche : la constitution d’une littérature en langue créole en est encore au stade de l’enfance, et les ouvrages créoles publiés par exemple par Raphaël Confiant obtiennent un lectorat encore très faible. Le peu d’impact des écrits créolophones, hormis les recueils bilingues de Gratiant et de Rupaire49, amène les plus âpres défenseurs de la langue créole à s’inscrire dans la littérature de langue française (Raphaël Confiant avec Le nègre et l’amiral et Ravines du devant-jour50), ou à ne pas publier un manifeste créole en langue créole : la publication de l’Eloge de la Créolité a été faite en français, puis en bilingue…français/anglais.
En effet, on ne peut oublier de mentionner ce constat amer : toute reconnaissance littéraire a lieu à Paris, et c’est dans le quartier latin, où les maisons d’édition rendent possible l’accès aux prix littéraires, que se dessine la possibilité d’accès à un lectorat plus large.
C’est donc dans un français « vigoureusement manipulé »51, comme a pu le faire Césaire, mais non plus « en suspension », que la nouvelle génération d’écrivains offre à ses lecteurs une approche réévaluée du monde insulaire, dans une écriture qui veut « habiter le monde avec prudence, de la manière la plus humaine possible, et être heureux sur cette terre dont le réenchantement m’était enfin donné » 52 . Cette notation doit être bien comprise : la prudence implique un rapport réflexif à la langue, quand l’humanité prônée est aussi un refus de théorisation abusive, dans laquelle Chamoiseau pressent une possible perversion de la Créolité53 : « ce bond n’est pas une certitude, ni un nouveau système, ni une conception : rien que l’intensité généreuse des possibles préservés ».
On ne pourrait alors réduire la Créolité à un « anti-césairianisme » sans rouvrir une polémique que ce mouvement, par sa récente modération, a voulu refermer…
Césaire reste d’ailleurs un palier d’élan thématique : s’inspirant des postures désormais canoniques auxquelles il a fait place dans son œuvre (le nègre marron, le prophète du « dieu noir »54, le cri poussé depuis la cale du négrier55…), mais surtout des illustrations les plus fidèles possibles de la vie insulaire auxquelles s’est consacré Glissant, les créolistes ont formé comme projet de « sonder le petit », et de « voir nos virtualités. En nous éjectant du confortable regard de l’autre »56 : la poétique moderne se veut attentive à « réexaminer notre existence, y voir les mécanismes de l’aliénation, en percevoir surtout les beautés ». Les traces de l’acte originel du cri césairien sont omniprésentes : malgré un refus théorique et un renouvellement poétique, les combats littéraires engagés par Césaire perdurent...
En nuançant et approfondissant le projet césairien, le mouvement de la Créolité trace la voie d’une poétique du monde antillais s’enrichissant de toutes ses spécificités : il s’agit d’«examiner», hors d’un regard folklorique ou doudouiste, «nos manières de rire, de chanter, de marcher, de vivre la mort, de juger la vie, de penser la déveine, d’aimer et de parler d’amour… », afin d’ « investir l’expression primordiale de notre génie populaire »57.
Ainsi, la critique de Césaire avoue bien sa finalité : construire, par un discours prônant plus ou moins le particularisme, une expression identitaire plus « fidèle ». Là semble résider le gouffre entre ce projet et la force universelle de la poésie de Césaire, née d’une posture résolument absolue.
Il faudrait ici mentionner le double regard de Maryse Condé sur cette nouvelle école, entre intérêt pour le travail critique de ces écrivains sur leur rapport au français, et inquiétude, devant une éventuelle main-mise culturelle créole qui prédéterminerait le rapport des écrivains avec le matériel oral et l’écriture58.
Reste que l’on ne peut conclure radicalement, à la manière d’Annie Le Brun59, sur la filiation qu’entretiennent les créolistes avec Césaire : mus par un désir de dépassement d’une poétique qui pèse très lourd sur l’écriture martiniquaise, ils ont tempéré leurs vues polémiques dans leur manifeste. Reste la complexité du rapport au père, démontrée par la véhémence des accusations encore portées à Césaire ; n’oublions pas l’enjeu essentiel qui sous-tend ces débats : la déception politique née du statut post-colonial de la Martinique, encore amplifié par le constat d’une situation économique et sociale aberrante.
Ces approches critiques ont néanmoins l’intérêt crucial d’ouvrir notre champ de réflexion sur la réception de l’œuvre de Césaire, tout en nous faisant prendre conscience de la facilité d’une approche ne se consacrant qu’au champ littéraire. Dans la réception métropolitaine, marquée par une bonhomie qui ressortit sûrement à de la culpabilité post-coloniale, gardons-nous de mettre systématiquement à l’écart les polémiques qui ébranlent nos certitudes soi disant humanistes. Césaire perd de sa carrure s’il est seulement appréhendé à travers le filtre d’un conformisme, né paradoxalement d’une conscience critique qu’il nous a permis de forger…