Un parcours à Trénelle

Pascal Marichalar

 En avril 2005, nous étions une poignée d’étudiants et d’enseignants de métropole à venir à Fort-de-France pour un voyage d’études sur le thème des liens entre lieux, langue et mémoire. Le voyage d’une dizaine de jours était pour la plupart d’entre nous l’occasion de fouler pour la première fois le sol de la Martinique, voire des Antilles.

   Le territoire de Fort-de-France est découpé en quartiers, à l’identité sans cesse réaffirmée, jusque dans la littérature, qui compte de nombreux « livres-quartiers » : Texaco, Bord de canal, Les enfants du Pont de Chaînes ...

   Avec Mathilde Aubague, j’ai arpenté le quartier de Trénelle. Le texte qui suit est le récit de ma découverte de Trénelle, au fil d’une promenade qui a duré une journée. Ayant une formation de sociologue de terrain (ou ethnographe), j’ai approché le quartier comme on me l’a appris : observation minutieuse, entretiens avec des habitants, rédaction d’un journal de terrain. Nous avons rencontré des gens qui avaient construit le quartier, qui y étaient nés, certains qui n’étaient jamais partis et d’autres qui revenaient après une longue absence, la tête encore pleine des images de leurs quartiers passés. Autant de trajectoires qui rencontraient la nôtre le temps d’une discussion.

Ici le texte est à deux niveaux : les extraits de mon journal de terrain, rédigés le soir même, jalonnent un récit factuel écrit plusieurs mois après, de retour en métropole. Ce texte aurait pu être livré brut, au terme de quelques paragraphes introductifs comme ceux qui précèdent. J’ai cependant pensé utile d’y joindre une postface relative à sa nature, qui je l’espère en rendra la lecture plus intéressante et plus juste.

Image1Nous sommes partis le matin de la rue de la République, à côté de l’ancienne marie. Là nous avons regardé le plan, et nous avons choisi de traverser la rocade à Crozanville, avant de bifurquer sur la gauche vers Trénelle.

   On voyait déjà le début de Trénelle depuis la rue de la République, accroché sur le morne, derrière la rocade où passait un flux ininterrompu de voitures. Nous avons remonté la rue jusqu’à la rocade, que nous avons traversée en montant des marches puis en passant dans un tunnel qui servait pour les voitures et les piétons. De l’autre côté, d’après le plan c’était Crozanville. Nous avons remonté l’avenue Pasteur, dans le soleil déjà très puissant. Il était neuf heures du matin. Quelques voitures passaient.

 

L’avenue Pasteur débouche sur la rue François Pavilla, une rue à flanc de colline. Nous croisions quelques personnes, qui ne faisaient pas attention à nous, ou alors nous regardaient mais sans manifester aucune surprise. Une épicerie-bar était ouverte sur notre gauche.

Sur la rue François Pavilla, il y avait une maison jaune où un vieil homme était accoudé au balcon, regardant passer les gens et les voitures. Là nous avons sorti notre plan, nous voulions savoir où nous étions. J’ai traversé la rue jusqu’à la maison jaune, j’ai levé la tête et demandé à l’homme où nous étions. Depuis son balcon, il nous a dit que nous étions à Trénelle. Cela ne faisait que quelques minutes que nous avions traversé la rocade vers Crozanville, et nous y étions déjà. Nous avons parlé un peu avec lui, la tête levée vers le balcon, lui expliquant que nous étions des étudiants en géographie et que nous cherchions à mieux connaître les quartiers de Fort-de-France. Mathilde lui a demandé s’il savait où était une statue de neg’marron, apparemment célèbre. Il ne savait pas du tout. Une jeune femme qui passait dans la rue et qui était sur le point de s’engager dans l’escalier qui descend vers la rocade nous a demandé ce que nous cherchions. Nous lui avons dit que nous cherchions la statue du neg’marron, elle ne connaissait pas. Je crois qu’elle nous a indiqué de descendre plus bas, mais je n’en suis pas sûr. Nous nous sommes salués avec des sourires et elle est descendue.

   Nous avons retraversé la rue vers la maison jaune. Le vieil homme n’avait pas bougé, et avait suivi la scène de loin. Nous avons parlé un peu. Je lui ai demandé si nous pouvions monter pour discuter avec lui sur le balcon. Il a accepté tout de suite. Il nous a fait signe de monter, et nous nous sommes engagés sur l’escalier d’une dizaine de marches qui menait jusqu’au balcon, où était située l’entrée de la maison.

   Le vieil homme nous a ouvert le portail qui était en haut de l’escalier. Il a dit quelque chose sur l’hospitalité martiniquaise, puis nous nous sommes assis sur le banc en bois qui était installé sur ce balcon, en fait une planche posée sur deux larges pieds. Nous étions tous les trois face à la rue et à la vue, lui tout à droite, moi assis au milieu, et Mathilde à ma gauche. Il parlait facilement, sans qu’on ait à le relancer. Il a accepté que je l’enregistre. Le microphone dépassait de façon discrète de mon sac posé par terre entre nous. Il parlait d’une voix faible et rauque, et je ne comprenais pas tout ce qu’il disait. Il utilisait des expressions locales qui ne m’étaient pas familières.

   Un homme en t-shirt noir est sorti sur le balcon vers le début de l’entretien, nous a regardés et s’est accoudé au balcon sans mot dire. Il devait avoir une quarantaine d’années. Il regardait la vue sur la ville basse, et les voitures qui passaient de temps en temps dans la rue en bas de la maison. Nous lui avons dit bonjour, et il n’a pas répondu. Le vieil homme nous a dit que c’était son fils et qu’il ne parlait pas. Il nous a dit que c’était de naissance. Un peu plus tard une jeune femme habillée en jaune a monté l’escalier. Elle nous a regardés avec curiosité, nous nous sommes salués et elle est rentrée dans la maison. Le vieil homme nous a dit que c’était sa fille.

   Le vieil homme a parlé de son arrivée dans le quartier, et des étapes de la construction de sa maison. Il nous a ensuite parlé de sa famille. L’entretien s’est terminé quand Mathilde lui a dit que nous allions le laisser, car nous ne voulions pas le déranger plus longtemps. Il avait duré vingt-cinq minutes. Nous avons remercié le vieil homme et nous sommes redescendus dans la rue François Pavilla. Lui est resté à son balcon. Mathilde m’a dit qu’elle avait mis fin à l’entretien car il avait l’air fatigué.

extrait du journal de terrain :

Monsieur F.

60 ans qu’il est là.

A construit lui-même sa maison. Louait avant, à deux, avec sa mère.

Ici emplacement cédé par un autre gars.

Habitaient avant à l’Ermitage. Passage à St-Joseph.

Avant, ici, en bois.

Pendant la guerre. Y’avait pas de bois.

On prenait le bois de petites bombes pour palissade.

On achetait de la chaux pour passer dessus.

Tuyaux comme charpente.

Collègue qui connaissait des gens aux Travaux Publics. A demandé un bon pour dix feuilles de tôle. Puis ils ont fait moitié/moitié. C’était son cousin.

Mais voulait dix feuilles.

A fait la maison 4 fois = 1e fois, en bois golette ( ?) _ 2e : avec des petites planches _ 4e : en florine ( ?).

Travaille tout le temps dessus.

6 enfants. 2 femmes.

Aimé Césaire passait souvent ici.

Avec les voisins il a fallu construire la route, les escaliers.

Maintenant, la rue qui passe devant, c’est devenu une autoroute (i.e. tellement il y a de voitures qui passent).

il a 82 ans.

Deux des fils, 17 ans et 45 ans. Ne parlent pas. A tout essayé. Impossible de les placer, de leur trouver du boulot.

1e femme : 2 filles, 1 garçon. Une travaille à la Sécu. L’autre, enseignante. Lui, il fait du commerce. Le voit pas souvent.

2e femme : 8 enfants.

Les autres voisins, arrivés un ou deux ans après.

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Ce qui n’est pas sur la bande :

- question de l’asile et des allocations pour les handicapés. Insiste pas tant sur le fric que sur le fait que ses enfants devraient être placés, i.e. avoir un boulot.

- avant d’enregistrer, nous a dit qu’ici il n’y avait rien au début.

- trafic sur les tôles. Ce mec a l’âge de ce qui se passe dans Texaco (Mathilde).

Description de la maison :

en dur. jaune.

Nous avons trouvé un coin à l’ombre et là nous sommes restés une demi-heure, peut-être plus, à écrire et à parler. Nous avons bu beaucoup d’eau puis nous sommes repartis dans le soleil. Il était presque au zénith, il devait être onze heures et demie. Nous avons commencé à monter des escaliers pour voir s’ils ne menaient pas plus haut, à quelque autre rue. Mais les escaliers que nous prenions se terminaient en impasse. Plus haut on voyait des arbres et de la végétation basse en friche, avec parfois des matériaux de construction qui y traînaient. Encore plus haut on distinguait des barbelés.

    Quand nous redescendions d’un des escaliers nous avons vu de loin une petite dame à l’air âgé qui nous regardait descendre, à travers son portail. Elle était habillée d’un tablier à fleurs qui lui descendait jusqu’aux genoux, elle avait des cheveux épars noués en des espèces de choux. Elle nous regardait descendre sans rien dire. Quand je suis arrivé à sa hauteur je lui ai dit que nous étions des étudiants, et que nous visitions le quartier. Je crois qu’elle a fait une remarque sur le soleil.

extrait du journal de terrain :

   La vieille dame dans la maison à côté de l’escalier, sous le soleil accablant.

Nous avons monté l’escalier vers le haut du quartier Trénelle. Mais tous les escaliers s’arrêtent avant d’atteindre le sommet, la plupart du temps ils se terminent par la porte d’une maison. Nous montons, nous regardons la vue, puis nous redescendons lentement dans la chaleur terrible. Une vieille dame est derrière sa grille, elle nous regarde lentement descendre. Je lui dis bonjour, je lui dis qu’on visite le quartier de Trénelle. Elle répond qu’elle ne connaît pas bien, que ça fait seulement deux ans qu’elle est là. Avant, elle était 40 ans à Montréal.

Mathilde demande si elle peut utiliser ses toilettes. La vieille descend, entre dans la maison, puis après être entrée dans son salon fait signe à Mathilde d’entrer dans la maison à son tour. Nous ouvrons le portail. Mathilde entre dans la maison.

Je reste sur le pas de la porte. On parle de Montréal. C’est drôle, elle me dit seulement qu’elle était au Canada, sans parler de la ville ; puis me dit entre quelles rues elle habitait, et je reconnais la toponymie de Montréal.

Elle nous répète plusieurs fois qu’elle n’aime pas, ici. Elle n’aime pas le soleil. Elle n’aime pas la maison. Elle n’aime pas les escaliers. Elle dit qu’ici c’est fatigant. Elle me montre une lettre posée sur la table de la cuisine, c’est l’eau. Son neveu est parti vendredi, et lui a dit de payer l’eau. Elle n’aime pas les papiers, ici, elle trouve ça trop compliqué. A Montréal c’était bien plus simple.

On parle du climat. Elle n’aime pas cette chaleur. Elle nous demande à plusieurs reprises comment ça se fait que nous montons les escaliers dans cette chaleur. Elle-même, elle ne descend que le matin, quand il fait encore un peu frais.

Avant elle montait, elle allait chercher des fruits en haut, des mangos, des goyaves... Mais il y a l’armée, en haut (on voit les barbelés). Et il y a un hôpital civil à côté. L’armée a barré les escaliers, on ne peut plus monter. « Des mitraillettes, et tout ça ».

Elle est venue parce sa sœur lui avait dit que ce n’était pas son pays, le Canada. Sa sœur est morte. Il y a la nièce qui vient la voir deux jours par semaine, le mercredi et le vendredi. Et son neveu, je crois qu’il y habite. Il ne veut pas louer la maison de la sœur, morte, qui était juste à côté.

La vieille était dans sa cuisine, le robinet gouttait derrière, il y avait du courrier amoncelé sur la table, il y avait la musique de la télé.

On a voulu partir. On est sorti, elle nous a accompagnés sur les marches. devant chez elles. Le soleil était accablant. Elle nous a répété qu’elle n’aimait pas, ici (à l’intérieur, elle m’avait dit qu’elle était beaucoup mieux, au Canada, « et tous les jours ». Elle voulait sans doute dire « au quotidien »). Là sur les marches, elle nous a dit qu’elle balayait devant chez elle. Mais que personne ne la payait pour ça.

À l’intérieur, elle nous a dit aussi qu’elle était seule. En fait elle parlait de la solitude. Que les gens n’y faisaient pas attention ici.

   En y repensant je me souviens aussi que quand j’étais sur le pas de la porte et que la vieille dame me parlait, assise devant la table de sa cuisine sur laquelle était posée une haute pile de courrier, je voyais des dizaines de fourmis minuscules qui tournoyaient sur le carrelage à mes pieds. On entendait la musique d’une série télévisée qui venait de l’autre pièce.

   Quand nous sommes sortis sur les marches, la vieille dame nous a montré la maison à côté, la maison de sa sœur, vide. Nous avons parlé un peu, elle nous a redit qu’il n’était pas bon de se promener aux heures les plus chaudes de la journée. Nous sommes redescendus jusqu’à la rue, et nous avons continué à marcher.

C’était le premier panneau d’une longue série. Il était situé au début de la rue de la Butte, une rue qui monte à partir de la rue François Pavilla. Il comportait une citation d’Aimé Césaire : « De la colonisation à la civilisation, la distance est infinie », extraite du Discours sur le colonialisme.

Image2Là sur ce talus, il y avait encore des pièces détachées de voitures qui rouillaient. Je me suis assis sur une feuille de métal rouillé. Nous avons mangé nos victuailles. Quelques voitures passaient dans la rue. Une petite voiture dans laquelle étaient assises deux femmes, peut-être la mère et la fille, a fait demi-tour devant nous, elles nous ont souri. Un homme est monté dans sa fourgonnette garée de l’autre côté de la rue et est parti. Pendant que nous mangions, la dame de la maison en face taillait sa haie. Nous la voyions sortir de son jardin de temps en temps pour déposer les branches coupées devant les poubelles qui étaient situées à côté de sa maison, de l’autre côté de la rue par rapport à notre talus. Nous avons aussi vu passer des jeunes en uniforme scolaire qui marchaient d’un pas lent. De l’autre côté de la rue, il y avait un arrêt de bus qui indiquait : « Grosse-Roche. Voie n°8 ». De temps en temps un petit bus « Mozaïc » de la commune de Fort-de-France montait ou descendait la rue. Ceux qui montaient avaient comme destination : Citron.

   Après peut-être un quart d’heure passé là, nous sommes repartis. Nous avons remonté la rue de la Butte jusqu’à une autre rue dont j’ai oublié le nom. Après une pente ascendante, cette rue s’aplanissait, puis se remettait à descendre légèrement. C’est en haut, sur la partie plane, que nous sommes arrivés au niveau d’une dame d’une soixantaine d’années, qui marchait en s’aidant d’une béquille. Ses premiers mots furent : « la plage n’est pas par là ».

extrait du journal de terrain :

La dame qui marchait vers l’arrêt de bus aidée d’une béquille, ancienne institutrice.

Habillée avec une robe orange. Mathilde lui demande où on est. La dame répond. Distingue 3 « modulations » au sein de Trénelle : Trénelle- Gros Roche, Trénelle-Citron, et un troisième terme, on comprend Volga, mais ça ne doit pas être ça, Volga c’est plus loin. Je demande s’il y a des différences, ou si c’est juste le nom. Elle dit non.  Que tout ça c’est ce qu’on appelle un quartier pauvre.

Nous a dit que le quartier était là depuis longtemps.

Ex-institutrice qui connaissait tout le monde dans la rue. Elle a dit que c’est parce que c’est les parents des enfants auxquels elle enseignait. Elle a salué une dame qui passait. Salutations au début et à la fin de la conversation en français, le reste est en créole. Ces salutations, étaient-elles pour nous ? Sans doute. Pour ménager une transition, et pour nous montrer qu’elle ne nous ignorait pas. Une fille plus jeune qui passe en voiture, s’arrête un instant. Courte discussion en créole, puis elle repart.

La dame nous a indiqué où était la rivière Citron. Nous a dit qu’on pouvait faire un tour par le haut. Puis elle devait partir prendre le bus, on l’a laissée.

Image3  Un chemin de graviers quittait la rue goudronnée sur la droite, au niveau d’une cabine téléphonique. Il n’était pas très long. Il faisait un coude quelques mètres plus loin autour d’un terrain de basket-ball grillagé qui semblait en très bon état. Nous avons marché sur le chemin, entre le terrain sur notre gauche et la végétation en pente raide sur notre droite. Il y avait des arbres couverts de plantes grimpantes desséchées. Derrière ces plantes on voyait se promener des poules et des coqs. Par endroits c’était presque une falaise qui s’élevait à notre droite. Il y avait un panneau avec une citation de Césaire : « L’homme n’est pas seulement homme, il est univers... ». Nous avons marché jusqu’à la fin du terrain de basket. Là étaient des chaises et des tables, en mauvais état pour la plupart, sous une bâche. Autre panneau de Césaire, devant la vue sur la vallée : « Nous frapperons le soleil de nos paumes grandes ouvertes ».

extrait du journal de terrain

   

à côté du terrain de basket-ball

  On monte un peu, suivant le chemin où elle nous avait dit qu’on pouvait faire le tour. C’est entre une pente pleine de végétation qui tombe plutôt à pic et un terain de basket en très bon état. Des poules sous les arbres. À côté du terrain, une vache paît. Et il y a des sièges pour s’asseoir. Des sièges et canapés, sièges de voiture, pour la plupart tout à fait défoncés. Une rallonge depuis un réverbère pour prendre de l’électricité. Une table et deux chaises en état correct, provenant d’une école. Un jeu de dominos posé sur la table. On a écrit là quelque temps. Des chèvres (cabris) se sont approchées, des parents et des enfants. Puis la vache, qui s’est révélée être un

taureau, s’est approchée aussi. Mathilde a eu peur, on est partis. Les chèvres qui nous regardaient en bêlant.

Nous avons pris une rue qui descendait doucement. Sur la droite, sur le mur noir, une grande inscription peinte en blanc : « Votez Letchimy ». A gauche, une porte qui ne donne sur rien sinon le vide de la vallée ;  ou alors peut-être y avait-il un escalier invisible qui en descendait. Nous sommes arrivés dans un quartier qui semblait être celui des mécaniciens. Des hommes travaillaient dans des garages sur des voitures. De nombreuses voitures complètement démontées étaient garées dans les rues. Nous avions vu cela dans le reste de Trénelle, mais ici elles étaient plus nombreuses. Les hommes nous répondaient quand nous les saluions, mais sans prêter trop d’attention à nous. Plus loin, nous avons retrouvé des panneaux avec des citations de Césaire.

Image4La rue descendait en tournant jusqu’à l’École élémentaire de Citron, un haut bâtiment carré d’où provenait de temps en temps une sonnerie. Là était situé le terminus du bus Mozaïc que nous avions vu passer à plusieurs reprises. Il faisait demi-tour dans l’espèce de parking qui faisait face à l’école.

La rue se terminait là, dans ce parking. Tout comme le quartier de Trénelle. La rivière Madame passait en contrebas de l’école, sur notre gauche. On ne la voyait pas car elle était perdue dans la végétation, sombre et fournie. Devant nous passait la rivière Citron, et face à nous s’élevait un morne très pentu, couvert de maisons. On nous a dit que c’était le quartier de Berge de Briant. Pour y accéder, il faut emprunter une passerelle trop étroite pour les voitures, qui traverse la rivière Citron. Sur l’autre berge s’élève un long escalier rectiligne, large de deux mètres environ.

Nous sommes descendus sur les berges de la rivière pour la regarder. Puis nous sommes remontés et nous avons emprunté la passerelle. Arrivés sur l’autre berge, nous avons emprunté l’escalier. Il faisait très chaud. En haut de l’escalier, de jeunes enfants, certains d’entre eux en uniforme scolaire, nous regardaient monter, l’air surpris. Arrivés en haut de cette volée de marches, nous les avons salués et ils nous ont répondu timidement. Puis ils ont descendu les marches.

extrait du journal de terrain :

   descente vers Citron, montée dans Berge de Briant

   Après on est descendus vers la rivière Citron. J’ai trouvé que ça faisait de plus en plus pauvre. Toujours ces panneaux partout avec des citations d’Aimé Césaire.

Pas mal de voitures démontées. Des gens en train de démonter ou de réparer des voitures, quand on passe dans le quartier des mécaniciens.

Après, on arrive à la rivière Citron. On traverse la rivière et on arrive dans le quartier des « Berges de Briand ». C’est assez accroché sur le côté du morne. On est montés par des escaliers à l’intérieur du quartier, évitant des rues où aboyaient des chiens qui semblaient très féroces. Là j’ai vraiment trouvé que ça ressemblait à des quartiers dans des villes d’Amérique Latine. Style « favelas », mais en dur.

On parle à un gars assis devant un tas de gravats, sous sa maison. D’après Mathilde il sentait l’alcool. Il nous parle de sa solitude. Il adore ses petites poules, nichées sous la maison, qu’il a depuis deux semaines. Il leur donne à manger et à boire et les regarde picorer. Il nous demande d’où nous venons, en métropole. Lyon et Paris. Il connaît Paris, il a habité à Compiègne. Nomme toutes les gares de Paris. Évident plaisir à nous montrer qu’il connaît, plaisir qu’on a retrouvé chez beaucoup de gens. Ses parents sont décédés, il vit seul. « Ça me casse la tête. – Quoi ? – La solitude ». Parle de Châtelet-les-Halles. Il allait y acheter de quoi fumer.

Avant lui, on avait parlé 2 minutes avec une jolie fille qui tenait une bouteille de coca à la main. Un gros pittbull à côté, enchaîné, aboie comme un fou furieux. Elle nous a demandé : « Vous vous êtes égarés ? ». Le français d’ici, ça rend tout plus poétique, c’est différent et ça rend tout plus poétique.

Image5 Nous avons repris le même chemin en sens inverse. À un croisement nous avons pris à droite pour changer. Plus tard le chemin se changeait en escalier, qui par endroits était dur à suivre. Parfois c’était seulement quelques marches éparpillées entre les racines des arbres qui nous indiquaient que le chemin continuait. La végétation était assez dense par là. Nous sommes passés devant une maison qui devait appartenir à un rasta. Elle était en bois, des tissus à l’effigie de Bob Marley et aux couleurs de la Jamaïque étaient tendus sur le mur du porche. On entendait du reggae. Tout autour la végétation était luxuriante.

   Nous sommes descendus jusqu’à la rivière Citron, que nous avons longée. On y voyait des poissons. A notre droite une canalisation reliait les deux berges.

   Puis nous avons repris la passerelle vers Trénelle – Citron. Devant l’école, nous nous sommes assis sur une sorte de barre pour attendre le bus. À notre droite, des jeunes étaient assis comme nous.

   Il faisait beau. Nous avons décidé de ne pas attendre l’arrivée du bus, nous allions continuer à marcher. Mathilde a dit qu’elle voulait voir la rivière Madame, donc nous sommes repartis dans Trénelle en cherchant à rester vers le bas, afin d’atteindre la berge de la rivière. Il commençait à y avoir plus de monde dans les rues. Après quelques minutes nous avons quitté la rue. Nous avons emprunté un petit chemin qui partait vers la droite. Il passait devant une maison sur laquelle étaient marquées les inscriptions : « Ici on n’entre que pour du travail. Flâneurs portez vos pas ailleurs », « Cherche tes délices en l’éternel. Il t’accordera les demandes de ton cœur ».  

Nous sommes arrivés sur la rue des Lavandières.

extrait du journal de terrain :

Décision de rentrer en marchant plutôt qu’en bus. En longeant la rivière Madame. Nous nous approchons de la rivière. Nous la longeons. Nous arrivons dans le quartier de Trénelle-Canal, rebaptisé rue des Lavandières (qui débouche au Pont de Chaînes, pile là où la Rocade tourne pour monter vers Schoelcher).

Là, des jeunes réparent des scooters et les conduisent à grande vitesse dans la rue très étroite, piétonne, bordée de profondes rigoles. Ils écoutent du reggae à fond.

On les passe. On arrive au niveau d’un balcon où sont accoudées trois personnes. Dont une femme qu’on avait prise en photo de loin. Nous proposent (dans le désordre) des tamarins, de l’eau, du ti-punch, du vin. On ne prend que les deux premiers.

Il y a le père, sa fille Patricia et son fils Daniel. Puis arrivent d’autres personnages. On discute là, sur le pas de la porte, c’est très agréable. De temps en temps un scooter passe à fond.

Patricia nous dit qu’elle vit là depuis toute petite. En fait c’est la maison à sa grand-mère. Maintenant Patricia habite de l’autre côté de la rue (chez sa mère, si j’ai bien compris).

Patricia dit que tout le monde se connaît, c’est très bien. Les enfants jouent dans la rue, il n’y a pas le danger des voitures. Et les scooters ? Quand les scooters passent, ils ne vont pas trop vite. Là c’est pas encore animé parce que les enfants sont à l’école et les gens travaillent. Mais on assiste au début du retour des enfants de l’école.

Il y avait un projet pour détruire tous les logements sur la rue. A l’origine il y avait bien Césaire qui voulait faire une route, mais là où est la rivière. Et maintenant Letchimy veut les déloger, en construisant la route à l’emplacement actuel de leurs maisons. Et ils savent pas où (et si) ils vont être relogés. Avant, le projet profitait à eux, et maintenant ça profite à d’autres gens.

Tout le monde se connaît depuis longtemps.

On dit que c’est très beau, par ici. Mais le père nous répond que la rivière est polluée. Je me dis qu’on est de vrais touristes : on juge selon le critère esthétique, au détriment du reste.

   Nous avons quitté la famille et nous avons marché jusqu’au bout de la rue des Lavandières. À cette heure de nombreux enfants rentraient de l’école. Souvent les scooters passaient à fond, il fallait s’écarter. Nous avons débouché à l’échangeur du Pont de Chaînes, à côté d’une station service Esso et d’un magasin Pneu Direct. La rocade passait au-dessus.

   En débouchant de la rue des Lavandières sur le rond-point en dessous du coude de la Rocade, on voulait savoir où était Volga. Là un homme propose de nous aider, puisqu’on avait sorti notre plan. On lui dit Volga. Il cherche. C’est marqué nulle part sur notre plan. Il nous demande : « vous allez voir quelqu’un ou vous y allez pour découvrir ? ». On lui dit qu’on va découvrir. Nous dit que c’est comme à Trénelle. – Pourquoi  ? En quoi ? – « C’est pas recommandé pour des, pour des, comment dire, enfin, pour des... pour des touristes, on va dire. » - Pourquoi ? – C’est comme ici, il y a de la racaille. – Ah mais nous ici on s’est promenés, et... – Oui mais c’était la journée. Le soir...  »

Puis nous avons traversé la rue et nous sommes passés sous la rocade. De l’autre côté c’était la cour Fruit à Pain. Il y avait un magasin qui vendait du jus de canne, en face d’un stand de poulet boucanné. Le soleil déclinait, et nous avons cherché le café où nous avions rendez-vous. Il fallait traverser les Terres –Sainville, puis le dédale du cimetière. Le soleil finissant teignait les tombes de rose.

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Je me suis promené une journée dans un quartier, puis j’ai écrit un texte dessus qui est publié ci-dessous. Beaucoup de gens se diront qu’il y a un certain abus dans le fait de prétendre dire quelque chose d’intéressant sur un quartier avec lequel on a eu une rencontre aussi fugitive. Imaginons une personne qui habite Trénelle depuis des dizaines d’années, qui tombe sur ce récit dont il est écrit qu’il est le fait d’un étudiant en sociologie : elle se dirait sans doute que, aussi sociologue que soit cet étudiant, il ne peut en une journée prétendre mieux connaître une réalité qu’elle, qui y a passé le plus clair sinon la totalité de sa vie.

Ce texte ne prétend pas du tout à cela. Ce n’est pas, à proprement parler, un texte de sciences sociales. Dans une recherche, il ferait plutôt office de matériau de base, exploitable conjointement à d’autres matériaux. En somme, c’est un extrait de journal de terrain, réécrit pour qu’il soit intelligible pour d’autres que son auteur. Il est écrit selon un principe à la fois exigeant et vague : tout consigner, tout noter, en se disant qu’on fera le tri plus tard1.

Voilà donc le seul savoir-faire qui y entre. Cependant, un lecteur particulièrement généreux pourrait encore se dire que le respect de ce principe d’écriture cautionne que tout ce qui est écrit ci-dessus reflète assez fidèlement la réalité étudiée. A nouveau, il n’en est rien. Le point de vue exposé ici est singulier, et les caractéristiques sociales de l’auteur ne sont pas étrangères au choix de ce qui est noté2, ni au style choisi pour l’écrire. Le projet d’un compte-rendu « factuel » occulte mal la présence de jugements normatifs, de biais dans la description qu’aucun savoir-faire, aussi fourni soit-il, ne saurait éliminer : écrire, c’est choisir, et ce choix est dû à la personne de l’auteur.

Si l’épuration de la « subjectivité » est impossible, on voit mal comment on peut passer de matériaux imparfaits et biaisés comme celui-ci à un texte scientifique « objectif » sur la réalité sociale, ce qui est pourtant le projet de la sociologie de terrain. D’autant que la démarche ethnographique est doublement problématique : à ce problème de subjectivité de l’enquêteur s’ajoute ce qu’on appelle le « paradoxe de l’observateur ». L’observateur perturbe toujours la réalité qu’il veut observer. Et ceci, qu’il soit incognito ou non : en effet, même si le groupe dans lequel je me suis infiltré ne sait pas que je les étudie, je peux me dire avec un certain degré de plausibilité qu’ils se conduiraient différemment s’ils ne me connaissaient pas. Ce problème d’apparence insoluble a longtemps été ignoré par certains chercheurs, escamoté par d’autres (qui ont cherché à réduire au maximum la perturbation engendrée par leur présence – en se faisant tout petits ...).

La sociologie a longtemps buté sur ces deux problèmes, dont on pourrait dire qu’ils n’en forment en fait qu’un seul : le problème d’un enquêteur qui n’arrive pas à s’absenter, qui est toujours trop présent, aussi bien sur le terrain que dans ses textes.

Et si ce problème n’en était pas un ? Sans pétition de principe, on peut même dire qu’il est un moteur de la recherche. Il suffit de changer de regard. Les sciences sociales ont trop longtemps voulu être des sciences « dures », où l’observateur pourrait s’effacer. Dès lors, l’impossibilité de cet effacement apparaît comme un problème. Cependant, comme le préconise Georges Devereux3, on peut au contraire utiliser cette perturbation pour connaître le monde social. Il s’agit d’assumer pleinement sa présence en tant qu’enquêteur ou en tant que simple membre d’un groupe (selon qu’on est ou non incognito), et d’étudier comment l’autre me perçoit, ainsi que comment je le perçois. Si je comprends comment l’autre me perçoit, alors je comprendrai mieux ses actes et ses paroles. Si je comprends pourquoi j’ai perçu les choses de telles façons, alors je saurai mieux annuler l’effet de mes « biais », sans pour autant renoncer à être présent dans ce que j’écris (ce qui serait une imposture). En combinant auto-analyse, étude de la perturbation dont j’ai été l’auteur et explicitation des présupposés, des façons de voir qui peuvent me conduire à voir et dire les choses d’une certaine façon plutôt que d’une autre, on arrive à un texte scientifique sur la société. La scientificité de la sociologie n’est pas en défaut par rapport à une scientificité « type » qui serait celle des sciences « exactes »4 : elle est autre, ce qui n’est que justice considérant l’hétérogénéité des objets d’études de l’une et des autres.

Le texte ci-dessus est donc livré pour ce qu’il est : non un article scientifique, mais le point de vue singulier d’un étudiant métropolitain, pour qui la Martinique est un monde relativement étranger (ne seraient-ce les quelques éléments qui y rappellent de loin en loin la métropole5). Il ne prétend pas rendre compte des processus sociaux qui façonnent la vie d’un quartier et de ses habitants, mais témoigner d’une expérience, sensorielle et humaine, de terrain.

Notes

1 Stéphane Beaud et Florence Weber, Guide de l’enquête de terrain, La Découverte, 1998. Voir sur ce point « Le journal de terrain, arme de l’ethnographe », p. 98.
2 Car il y a toujours un choix. Pour un exemple intéressant de descriptions qui se veulent exhaustives, voir James Agee et Walker Evans, Louons maintenant les grands hommes, Terre Humaine, Plon, 1972.
3 Georges Devereux, De l’angoisse à la méthode dans les sciences du comportement, Aubier, 1980.
4 Qui ne sont d’ailleurs pas toutes aussi « exactes » les unes que les autres ; et qui ont aussi leurs « paradoxes de l’observateur » (on peut penser au célèbre principe d’indétermination d’Heisenberg).
5 « Ce qui choque le visiteur averti des Antilles françaises, c’est la trans-position de la Métropole dans l’île. Un visiteur métropolitain s’y retrouve tout de suite avec ses supermarchés Champion, ses Géants Casino, ses auto-routes, sa Banque Populaire et sa Société Générale, ses affiches publicitaires pour ‘vêtements chauds’, le palais de justice interdit derrière son imposant portail, une boulangerie étonnamment appelée ‘Délifrance’, une affiche qui annonce le passage de Michael Jackson au Zénith (qui peut bien se déplacer à 6800 km. pour voir Michael Jackson en concert?). » in Valérie Loichot, « Fort-de-France: Pratiques textuelles et corporelles d’une ville coloniale », French Cultural Studies, 2004; vol.15, n° 48-60.

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