Le bureau de Césaire

Mathilde Aubague et Anne-Sophie Catalan

Aimé Césaire est né en 1913 à Basse Pointe, commune rurale du nord de la Martinique. Il a vingt-quatre ans lorsqu’il écrit le Cahier d’un retour au pays natal. A trente-deux ans, alors qu’il enseigne la littérature, il devient maire de Fort-de-France puis député de la Martinique. Il renonce à ses responsabilités de député-maire en 1993, à l’âge de quatre-vingt ans.

Aimé Césaire a maintenant quatre-vingt treize ans. Il reçoit chaque matin dans son bureau, au premier étage de l’aile droite de ce qui fut la mairie de Fort-de-France, qui est maintenant un théâtre. L’après-midi, il parcourt l’île en automobile, conduit par son chauffeur.

Aimé Césaire reçoit, il reçoit des artistes, des étudiants, des personnalités politiques, il reçoit qui prend rendez-vous, qui s’inscrit dans le registre.

Il reçoit, et parle, selon un protocole maîtrisé.

[vous pouvez écouter des extraits de l’entretien en cliquant sur les liens]

Image1Le bureau de Césaire est une grande pièce ocre, tout au fond à ma gauche (je suis assise de dos par rapport à la porte d’entrée) se trouve un bureau en bois sombre et brillant, un bureau très grand, imposant, recouvert par une plaque de verre ternie de part et d’autre par des traces de doigts, ceux de Césaire et de son vis-à -vis, Depestre sans doute. Ce bureau est couvert d’objets, qui sont rangés, ce n’est pas un bric-à -brac, de gros volume sont poussés dans les angles, une petite bouteille d’eau se dresse à côté d’un cendrier en pâte de verre multicolore, une cloche au bout d’un manche, sans doute pour appeler Joëlle, la secrétaire qui lui sert d’oreille. Il y a un grand fauteuil de cuir noir, dans lequel il s’installera, manquant disparaître, à la fin de notre entretien pour dédicacer le livre de la bibliothèque que j’ai apporté avec moi.

Contre le mur, à côté du bureau est installée une étagère, une bibliothèque en bois sombre, de style colonial. Elle est remplie de gros volumes illustrés, ce sont des livres d’art pour la plupart. La pièce entière est peinte, deux murs sont ocre rose, deux murs d’une ocre plus orange. Ils sont couverts de tableaux, variés. Il y a un plan de Fort-de-France au XVIIème siècle, dit Fort-Royal, un diplôme, ou un papier administratif décerné à Victor Schoelcher, encadré. Une huile représente une métisse, nue, sa peau est jaune orangée, elle porte un foulard orange dans les cheveux, un immense collier de perle roule entre ses seins. Sans qu’il y ait de surcharge sur ces murs (tout sonne juste dans ce bureau, tout y est harmonieux), des peintures de toutes sortes s’y laissent contempler, il y a outre les tableaux que j’ai décrits, d’autres pièces, grandes ou petites, de tous les styles. De hautes fenêtres grises et blanches dispensent un peu de lumière, et beaucoup de bruit, un marteau-piqueur s’acharne, et nous rappelle que la ville vit tout autour de nous, indifférente au caractère magique et sacré de ce que nous écoutons dans cette pièce. Les fenêtres sont obstruées par des persiennes, et la lumière qui entre est diffuse, il règne même une légère pénombre qui garantit la fraîcheur de l’endroit. A travers les persiennes, on entrevoit les branches des palmiers qui décorent le parvis de l’hôtel de ville, agitées par le vent. Entre deux fenêtres, un miroir, arrondi au sommet.

A droite de la pièce, là où nous sommes, un salon. Césaire est assis sur une méridienne, elle aussi en bois noir, un serpent est sculpté sur le bois en haut du dossier et sur l’accoudoir. Le bois est brillant, le meuble est recouvert de tissus orange, qui rappelle le ton du mur. Il y a deux fauteuils coloniaux, avec les dossiers faits de grilles en cana clair, du même genre que la méridienne.

Nous avons maladroitement ramené un banc et des fauteuils autour de la table du salon. Sous celle-ci un tapis noir et orange, la table en elle-même est en bois sombre, basse, large. Elle supporte un curieux vase rond en céramique noire et dorée, très ouvragé, rutilant. Un autre vase, blanc celui-ci, en forme de vasque repose à côté du premier, il est en plâtre blanc avec un cordon de paille. Sur la table se trouvent également un bougeoir en bois noir, une statue africaine, de femme, très élancée, qui tient son bras haut levé, deux pots-pourris en céramique bleue sur fond blanc, une figurine colorée avec un Panama minuscule orné d’un ruban bleu, ainsi qu’un gros volume, comme ceux de la bibliothèque, de Daniel Buren.

Entre le bureau et le salon est installée une table, en demi-cercle, posée contre le mur, où sont disposés des minéraux et une lampe en verre ornée de mosaïques bleues. A droite du salon, contre le mur, une nouvelle table, de très petit diamètre, supporte une lampe terre de sienne, avec un gros socle entouré d’une ficelle, qui ressemble à une amphore. Elle est couverte d’un chapeau large et court, de couleur jaune. Cette lampe est allumée, et projette un peu de jour sur une véritable amphore, haute et fine, avec un bouchon, qui se trouve sous la table. Sous la lumière, deux cadres : un gros cadre en noyer, où apparaît Césaire en gros plan, de trois quart face, il devait parler lorsque la photo a été prise. L’autre cadre est plus fin, noir, mais il est plus grand, c’est une photo de Letchimy.

A l’angle du mur, une plante grimpante se développe, autour d’une structure tubulaire, et penche vers le mur où elle s’appuie comme un palmier pliant sous le vent. La plante court contre le mur, entre les tableaux, tout le long de la pièce, créant cette atmosphère harmonieuse, entre l’ocre des murs et le vert des feuilles, dans l’ombre fraîche. Derrière la plante, une sculpture composée de deux éléments en V s’élance, comme deux bras déformés. L’un des deux prend une forme aplanie qui se recourbe vers le haut, l’autre a une forme arrondie. Ces deux éléments de bois clair me font penser à certaines peintures de Dali.

Sur le mur en face duquel je suis assise, il y a plusieurs tableaux. Tout d’abord un grand tableau qui figure des personnages africains de profil, en blanc et jaune, et en un cadre de marbre et d’or, où sur un fond bleu rayé de blanc, un profil de guerrier se découpe, doré. A côté, dans un cadre noir et beige, des figures en or apparaissent, comme des pièces en surimpression, presque sculptées : un éléphant, une case, un lézard, répartis géométriquement, de manière symbolique. Au-dessus de la plante, une huile représente en gros plan des mains de pêcheur, leur peau est usée, noire, elles se referment autour d’une poignée de poissons. La mer s’étend au second plan, lumineuse.

Au-dessus de la lampe, sur le mur de droite, des figures africaines. Ce sont de hauts masques longilignes en bois sculpté et peint, ils sont impressionnants. Le plus grand est réalisé dans un tableau plein, dont la figure sort, s’érige. Elle est tutélaire, ses yeux clos imposent son calme à tout l’espace, il y a quelque chose de hiératique dans cette icône.

Sur le rebord de la fenêtre, j’aperçois de nouveaux cadres, avec Letchimy, et en grand format, René Depestre qui rit aux éclats aux côtés de Césaire. Il y a aussi des photos en noir et blanc, devant un vase haut et fin en végétal tressé. J’aperçois aussi sous l’appui de fenêtre un grand tableau dont le dessin me fait penser à un mandala, rond, avec des décors jaunes et bleus en relief. Les couleurs sont criantes, le tour est doré, avec au creux du cercle des perles rouges et bleues.

A côté, après la fenêtre, se trouve une bibliothèque en bois clair, surchargée de figurines de toutes sortes. Elle a tout d’un débarras. Elle est surmontée d’un fanion aux couleurs de la Jamaïque. Sur le mur derrière moi, après la bibliothèque, il y plusieurs feuilles sans cadre, de diverses écritures, gothique et normale. On dirait des prix de cérémonies, j’ignore ce que ce peut être. Posés à terre au pied du mur, un grand vase en verre, avec de grands bambous qui trempent dans l’eau claire, et un tableau en céramique dont je ne peux distinguer le dessin.

Derrière moi, une vitrine carrée, avec des figures de l’art nègre, de grandes pièces ou des médailles. On dirait un musée ou pire, un reliquaire : de vieux stylos Waterman, dans des coffrets ouverts, des montres à gousset, des paires de lunettes.

Par terre, à côté de la vitrine, un djembé couvert de signatures.

Mathilde Aubague

Image2 Ce fut annoncé à brûle-pourpoint, au lendemain de notre arrivée, dans le bar qui marque l’entrée de Texaco par la rade : « Il faut passer à la mairie avant midi prendre rendez-vous avec Césaire. ».

Que de trouble pour si peu de mots ! Nous avions préparé ce voyage pendant un an sans jamais évoquer ce nom. Césaire, dans notre Martinique de lettres, était relégué dans des limbes illustres, comme l’initiateur dont on avait pu dire, après la mort de Senghor et de Kourouma, qu’il ne restait plus que lui, sans que cette phrase même eût eu grand sens. Certes il était encore en vie, mais il n’existait plus. S’y étaient substituées une figure historique, dont on retiendrait la départementalisation, une figure littéraire, Deus ex machina parfois burlesque chez Chamoiseau, muet noyé dans la bile de Confiant, une figure métropolitaine enfin, le père de la négritude dont on ne se risquerait pas à avancer davantage que « Elle est debout, la négraille » et à ce titre, caution de l’engouement actuel pour une certaine littérature et heureuse clef de voûte de schémas de filiations simplifiés. Nous étions loin d’avoir mesuré l’étendue de notre erreur.

Césaire ! prononcer son nom le ressuscitait soudain dans sa chair de poète, détachée dès lors de toute représentation. L’âge qu’il pouvait avoir, son apparence, son présent état, tout se fondait dans cette nouvelle certitude, que Césaire, auquel on avait fait en diverses occasions des allusions si machinales, Césaire, dont la voix silencieuse animait tous ses textes, n’était pas seulement en vie, il était vivant.

Une semaine plus tard, la délégation de l’Ecole Normale Supérieure de Lyon se rendit à l’ancienne mairie de Fort-de-France, réaménagée en théâtre. Aimé Césaire, maire de la ville durant plus de cinquante ans, y a conservé un bureau où il reçoit chaque matin.

Apparition au bras de Depestre.

La porte du bureau s’est entrebâillée, poussée par le courant d’air en un premier effet théâtral. Césaire était en rendez-vous avec René Depestre. Et c’est bras-dessus, bras-dessous que les deux auteurs ont paru, Depestre soutenant son aîné souriant. Quelle image !

la première apparition de Césaire est inoubliable : noyé dans des vêtements trop amples et élimés, il donnait l’impression d’être déguisé, déguisé en Césaire. Depestre à son côté rayonnait, coiffé d’un panama qui affirmait encore son visage volontaire. Sourires, accolades, compliments, prise à parti : « tu vois, ces jeunes sont venus me rendre visite : c’est Depestre, c’est un très grand écrivain » « C’est lui qui a commencé, moi je suis plus jeune».

L’accent à peine marqué de Césaire. Nous restions muets, spectateurs déjà de cette sortie si inattendue, réduits à l’état de groupe et par là incapables de prendre la moindre initiative.

L’entretien des deux hommes avait eu lieu en tête à tête, cela le démarquait de celui que Césaire s’apprêtait à nous accorder : notre tour venu, à aucun moment sa secrétaire ne quitterait la pièce. Césaire, quel Césaire ? question originelle et qui n’aurait de cesse de se poser. Depestre prit congé de son ami, de l’homme contre qui, aussi, il avait ferraillé, en d’autres temps d’engagements idéologiques où s’affirmer « debout », comprendre dressé contre, n’était pas si simple. Que s’étaient-ils dit ? Qui s’était parlé ? C’est surtout à la suite de notre propre entretien que ces questions nous occuperaient.

Le bureau.

Cette pièce se veut manifestement une émanation de son occupant, et c’est bien telle qu’elle nous apparut. Si l’ensemble des références nous a fait signe, nous n’avons aucun mérite : Césaire s’est vraisemblablement objectivé pour l’occasion, et a sciemment conforté, par l’aménagement de ce bureau, les différentes représentations qui se disputent son nom. Ainsi, quelle que soit la qualité du visiteur, il sera assuré de celle de son interlocuteur : oui, c’est bien l’ancien maire de Fort de France, l’ancien député de la Martinique, la figure tutélaire des Antilles, le chantre de la négritude, l’auteur du Cahier, qui se présente à ses yeux, dans cet espace dont la première des caractéristiques est l’intemporalité. A quelque heure du jour la lumière doit être la même, répercutée sur des parois abricot, filtrée par les persiennes de fenêtres si haut percées que rien de l’extérieur ne paraît. Un autre monde est aménagé ici, autonome, et c’est sans doute la fonction de cette longue plante verte, qui court par tous les murs, de lui conférer cet état.

Cela commence dès le vestibule, encombré d’hommages enfantins, scolaires sans doute, de figures décalquées collées sur des fonds exotiques. Le vestibule fait ainsi office d’espace de transition entre le dehors et le dedans. Puis c’est le bureau, une pièce d’une trentaine de mètres carrés subdivisée entre un lieu de travail et un lieu de réception.

Cette pièce respire l’autorité, assurée par la majesté des meubles coloniaux. Le bureau d’une part est imposant, en bois foncé. Un maroquin vert, quelques livres, un téléphone, un coupe-papier et une clochette. Un fax aussi, dont la présence est incongrue, moins parce qu’il s’agirait d’une concession, datée déjà , à la modernité, et donc d’une intrusion du temps, que parce que cet objet standard, en plastique beige, jure avec le reste. Derrière lui, un fauteuil plus impressionnant encore, en cuir noir. C’est la première impression qui se dégage de l’ensemble, celle que l’on a voulu voir s’en dégager.

Image3Puis, par touches, les autres signes s’amalgament : dans le sens de l’autorité, ce sont les insignes de l’élu de la République, regroupés dans une vitrine à droite de l’entrée : des médailles de l’Assemblée Nationale, une collection de paires de lunettes (et il est vrai que Césaire de tous temps fut avant tout reconnaissable à ses énormes lunettes), et les bibelots divers que l’on réunit forcément au cours d’une vie de député-maire. L’autorité politique gagne ensuite l’espace particulier de la ville, sur laquelle Césaire rayonne encore, avec les photos encadrées en vis-à -vis de Césaire et de Serge Letchimy1, et un troisième cadre qui les rassemble, traduisant un souci évident de légitimation du successeur. Progressivement on peut ainsi passer à l’inscription de Césaire dans son « pays ».2 Celui-ci est bien présent, dans ce bureau confiné, ouvert à peine par l’illusion du grand miroir en pied qui en réfléchit le volume. Ce sont les meubles coloniaux, si glorieusement passés dans d’autres mains, le sofa, le fauteuil à bascule, les sièges autour de la table basse, mais aussi les cartes, ces trésors exhumés dont Césaire est si fier : une antique carte marine dressée par cabotage, et surtout le fameux plan de Fort Royal, signé de la main de Colbert comme on nous l’indiquera au moment opportun, suspendu juste derrière le grand fauteuil, en forme d’hérédité illégitime ou bien, plutôt, reconquise3. D’autres objets encore : les mains usées d’un pêcheur pleines de petits poissons, suggérant sans doute une forme d’abondance, de prodigalité naturelle, alliée à l’effort, un portrait d’Antillaise, des fleurs séchées, cette photographie commémorative à la symbolique écrasante de Césaire se recueillant devant le monument nouvellement érigé par Laurent Valère au Diamant4.

Image4

Enfin vient la négritude, dans sa double dimension, politique et littéraire. La présence africaine dans ce bureau, ce sont les masques admirables, les statuettes, une toile représentant des personnages se mirant dans un grand lac, une vitrine d’objets en bronze, autant de présents, devine-t-on, de l’autre bord de la négritude. C’est, dans une perspective plus séculière, le drapeau de l’Afrique du Sud, la photographie de Mandela, un tambour de Jamaïque, Césaire et Depestre il y a près de trente ans. Enfin, discret rappel du génie du poète, un lourd volume posé sur la table basse contient le Cahier illustré par Daniel Buren, tandis que des livres de Depestre sont empilés sur le bureau, attendant de rejoindre la petite bibliothèque pleine d’ouvrages consacrés à la négritude. C’est de là que son assistante tirera, le moment venu, une anthologie de poésie créole et la réédition de Tropiques.

 Ce lieu est remarquable par sa faculté de représentation : le moindre objet évoque l’homme public, et uniquement celui-là , dans quelque dimension que ce soit. Aménagé avec art, il juxtapose ces images sans jamais forcer les rapprochements. Les murs, les tables, les étagères sont couverts d’objets, mais l’on ne dirait pas que l’espace est saturé. Plus remarquable encore, le désordre n’a pas de prise : nous sommes douze à pénétrer dans ce bureau, ce qui nécessite d’apporter des sièges supplémentaires et de bouleverser l’organisation des meubles autour de la table basse. Et néanmoins, rien ne sera dérangé. Le pouvoir comme espace de représentation, conception ancienne et rarement si bien comprise.

Protocole de réception.

Une fois installés, il apparaît très vite que l’on ne s’adressera pas à une personne mais à deux, l’assistante de Césaire ayant pris place à côté de lui, sur une chaise. C’est vers lui qu’elle est tournée, et non vers nous, afin de lui répéter plus distinctement nos paroles. A notre grande fierté, elle n’aura pas à le faire souvent.

Césaire nous accueille avec un mot on ne peut plus bienvenu, mettant à contribution la fiche préparée par son assistante : « Je suis heureux de voir que vous vous intéressez à un pauv’ petit rocher perdu dans l’Atlantique (…) et à quel discours ça va donner lieu, car nous avons besoin du regard de l’autre ». On ne pouvait rêver mieux, ayant prévu d’aborder la discussion par une remarque sur les lieux de son écriture, qui s’éclairaient les uns les autres jusqu’à définir un espace propre, fondateur à son tour du rapport au lieu omniprésent dans la littérature martiniquaise. Césaire ne répondra pas exactement à cette remarque, qui lui permettra en revanche d’orienter son discours en conséquence : nous sommes venus voir l’auteur du Cahier d’un retour au pays natal et le fondateur de la négritude, le comparse de Senghor. A cela s’ajoute notre âge et notre statut : Césaire parlera donc de cela, agrémenté d’anecdotes parisiennes, tout en veillant, en vieux pédagogue, à laisser échapper quelques phrases pleines de sens visant à mettre notre réflexion en train. Des interrogations de Kant en l’occurrence, ainsi qu’un panel de valeurs humanistes. Par la suite une question sur la ville même l’amènera à compléter son autoportrait par l’histoire de son arrivée au pouvoir.

Et l’entretien s’organise de la sorte, en de longues plages de monologue animé, relancé par d’épisodiques interventions, avec parfois des questions rhétoriques (« Que m’a apporté la vie municipale ? ») quand nous ne sommes pas assez prompts à les lui poser. A aucun moment nous ne doutons de notre statut de destinataires, tout en devinant que ce discours a déjà été tenu à d’autres, en de semblables circonstances. L’entretien dure depuis près d’une heure lorsque Césaire commence à montrer des signes de fatigue. Alors son assistante prend le relais, prévenant ses demandes, elle lui apporte le bon livre avant qu’il lui en ait indiqué le titre, donnant lieu à une poignante séance de lecture : des textes de lui d’abord, du temps de Tropiques, puis de son ami Léon Gontran Damas. Entre-temps, selon le même principe, son assistante décroche judicieusement les cadres attendus, le plan de Fort Royal, Césaire se recueillant devant les fantômes blancs de Laurent Valère. Par ce moyen elle prolonge encore un peu l’entretien.

Elle n’est pas surprise lorsque nous lui tendons l’exemplaire du Cahier. Césaire non plus. Elle l’aide alors à se lever (« On y va »), il se dirige vers le bureau et, tandis qu’il disparaît au fond de son fauteuil, elle nous propose une photo de groupe. Ces visites à Césaire commencèrent à se multiplier à la fin de son mandat municipal, pour se régulariser une fois le maire retiré de la vie politique. Elles sont incontournables pour toute personne recherchant une audience quelconque en Martinique. Dans ces cas-là , soucieux de donner à cette caution un maximum de poids, le visiteur prend soin d’avertir la presse, accueillie elle aussi dans le vaste bureau : ministres, faux comiques, artistes sont de ceux-là . Mais également une multitude d’anonymes de fait ou de choix : Depestre ce matin-là , la comédienne Jenny Alpha la semaine précédente, nous-mêmes, comme tant d’autres groupes scolaires pour qui la photo autour du poète à son bureau constitue le dernier temps de l’entrevue, et aussi la jeune femme qui à notre suite venait apporter au maire une série de disques noirs de nature à l’intéresser. A chaque fois c’est un nouveau visage qui assure l’accueil, un nouveau protocole de réception : la jeune femme n’entrerait peut-être pas dans le grand bureau, mais Césaire tapota la tête de son petit garçon.

Ce constat, pour décevant qu’il puisse paraître, est en réalité rassurant : il y a d’autres Césaire. Différent ô combien dut être son rendez-vous avec René Depestre ! Il met aussi à jour la prodigieuse organisation de cet homme, qui fait face à une vie publique éprouvante au moyen de ce type de classement. En cela il ne sacrifie rien somme toute à la particularité des rencontres, il en assure les conditions de possibilité.

Evolution de l’entretien : quel Césaire ?

Lorsque Césaire parut au bras de Depestre, nous ne savions encore à qui nous attendre. Ce fut donc tout d’abord une impression physique, une superposition de ce corps tel que nous nous le représentions à la réalité. Césaire est vieux. Son vigoureux ami aussi. Comment supporte-t-il d’aussi lourdes lunettes ? Avec le départ de Depestre, c’est un certain Césaire qui quitte la scène. S’agit-il du poète ou de l’homme qu’il est en privé, après hésitation on opterait plutôt pour la seconde éventualité.

La disposition de l’entretien compose à l’avance le rôle qui sera le sien pour nous : bienveillant et vénérable, c’est un grand homme qui nous reçoit. Il est à noter que, quel que soit le sujet abordé, littéraire ou politique, un lien assure la continuité entre les différentes figures. Mais que l’on comprenne bien : cela procède du récit qu’il nous en fait, des dizaines d’années plus tard. C’est l’idée couplée d’une inspiration, tant au plan littéraire que politique, au sens où Platon parle d’inspiration poétique (les vrais poètes sont inspirés et ne mesurent pas leurs propos) ou politique (le véritable homme politique, semblable au poète en cela, a une prescience de l’action politique) et, en conséquence de cette forme de passivité, d’une irresponsabilité forcée par le destin. Césaire ouvre notre entretien par son entrée en poésie : « Ce n’est pas au nom d’une idée ou d’une théorie littéraire que j’ai écrit. La littérature pour moi a d’abord été un cri5 (…) J’avais l’impression que je vivais dans un monde faux. Quel était le monde vrai, je n’en savais rien, mais je me sentais mal à l’aise. » Le grand homme poétique apparaît donc le premier, soucieux d’être compris et par conséquent méticuleusement didactique, qui présente son entrée en littérature comme un viatique existentiel. Inspiration en réalité, qui allait donner lieu à une aventure du XXème siècle, la négritude, dans sa dimension internationale, littéraire bien sûr, mais aussi idéologique et politique. Et le schéma fonctionne toujours : quels que soient les auteurs, et au-delà des auteurs, les intellectuels sous toutes leurs formes, tous avancent le Cahier comme le facteur de leur vocation. Cela Césaire ne le dit pas. Ce qu’il suggère en revanche, dans sa mise en récit, c’est le jeu du destin qui ouvre son malaise au monde en lui faisant rencontrer Senghor. Le récit de cette rencontre forme l’articulation du premier moment de l’entretien. Césaire décrit l’apparition de Senghor sans reprendre son souffle, comme s’il la récitait. Et en effet, il s’avérera que nous n’avons pas été les premiers auditeurs de cette histoire :

« et je vois arriver  vers moi un petit  homme, noir à grosses lunettes, un étrange accoutrement, une blouse grise, les reins ceints d’une ficelle au bout de laquelle pendait un encrier vide. Il vient vers moi, il me dit bizuth comment t’appelles-tu ? d’où viens-tu ? – Je m’appelle Aimé Césaire, je viens de la Martinique – Eh bien moi je m’appelle Léopold Sedar Senghor et je viens du Sénégal. Bizuth, tu seras mon bizuth. » [extrait 1 (mp3)]

L’amitié étant fondée, Césaire nous invite à prendre du recul avec lui : « Deux hommes de couleur, au début du XXème siècle, la guerre était déjà en Ethiopie, la deuxième guerre mondiale allait venir, nous sentions l’atmosphère. Que devions-nous faire ? que deviendra notre monde ? c’était angoissant. C’est toujours angoissant. ».

La main du destin donc, qui réunit ces deux élus dans les couloirs poussiéreux d’un grand lycée parisien, avant de les remettre en présence sous les ors du palais Bourbon. C’est le deuxième temps du moment consacré à Senghor, une épiphanie dans les termes exacts de l’apparition première, au détail près « j’arrive au Palais Bourbon et qu’est-ce que  je vois arriver à l’autre bout du couloir,  un petit homme, qui n’est pas en blouse grise mais a de grosses lunettes, il n’a pas de ceinture de ficelle mais presque une écharpe tricolore » jusqu’à la synthèse, soutenue par la perfection du rythme ternaire : « Nous discutons, mais nous nous disputons aussi, et toujours nous nous embrassons. ».

Cette reconstitution parfaite vise à mettre en évidence l’élection des deux personnages, car il s’agit bien de personnages dès lors que le récit s’empare de l’Histoire. Mais alors la main du destin ou la main du conteur ? car à cet instant, Césaire apparaît comme un conteur d’Histoire. C’est ainsi que, inspiré et prédestiné, Césaire fonda la négritude.

Puis intervient le grand homme politique, solidaire indéniablement du premier. Cela résulte d’une offensive de notre part, pour ébranler ce discours trop parfait. Une allusion à Texaco, à ce quartier dont les habitants associent Césaire à un dieu. Nous reprenons leurs mots et Césaire en effet est touché : « En tout cas, c’que j’peux dire, c’est mon peuple, je l’ai toujours senti tel. ». Mais il reprend vite le dessus, et amorce le récit de son entrée en politique. [extrait 2 (mp3)]

Il insiste tout d’abord sur son irresponsabilité : maire non par désir mais par hasard, pour avoir cédé aux instances du PC : « et me voilà bombardé maire de Fort de France. Oh là là , quelle histoire ! ». C’est alors que l’inspiration politique prend place : le nouveau maire n’a pas la moindre notion de gestion municipale, mais il est inspiré. Quelle voix, contre l’avis de tous ses auxiliaires, le pousse à reprendre le projet de voirie Gandillon ?6 et, ainsi, lance sa carrière de résistant officiel (« Et bien non Messieurs, je ne voterai pas ça »).

Il n’est pas pour autant un outsider, une fois encore, il est l’émanation d’un peuple muet, celui qui criera pour eux. Un porte-cri, quand on se contente en général d’être un porte-parole. Et d’énumérer les composantes de la population de son île, se félicitant de la diversité de leurs cultures, du miracle qui les a réunies sur un petit rocher. Curieux miracle en vérité, fruit monstrueux d’une logique humaine indéniable et d’une douleur qui n’en a pas fini avec lui, miracle auquel se sent tenu de faire croire l’homme politique qui a un tel passé en charge. Â

Il entremêle ces évocations d’un message humaniste à notre attention, tandis que la symbolique du plan Colbert prend corps, entre les mains soudain moins assurées de notre interlocuteur. Une heure d’entretien, que précéda une heure d’entretien, l’a épuisé. [extrait 3 (mp3)]

C’est le moment de laisser la place à une nouvelle figure : le vieil homme fatigué en qui brûlent encore comme un feu sacré ses propres paroles, ses armes miraculeuses qu’il ranime le temps d’une lecture : « Le ciel baille d’absence noire… ». Cela appelle un retour sur soi, qui ne tarde pas ; en deux phrases une posture poétique, intemporelle, est posée : « C’est ma poésie, c’est mon attitude. » et surtout « Je m’ex-prime. Y’a une pression du monde. Et ce qui sort me fait ça. ». Certes, ce n’est pas très subtil, ni très original. Mais ces phrases sont conçues pour être retenues sans peine. La prestation va prendre fin, il l’indique de lui-même : « Vous avez compris quelque chose… à mon drame, si vous voulez, personnel ? ». Une dernière question, censée amener une succession littéraire comme il a reconnu sa succession politique, sur ses lectures actuelles : « C’est très simple, je ne peux plus lire. ». Alors, tandis qu’il récitait « J’ai l’impression d’être ridicule »7, de son ami Damas, je me demandai où était Orphée noir dans ce vieillard qui n’y voyait plus. [extrait 4 (mp3)]

Mythification.

Au pied de l’escalier menant au bureau de Césaire, un huissier veillait. Il s’enquit de nous, de notre provenance et du but de notre venue. Puis il nous demanda : « Vous avez lu ses livres, vous ? On commence à peine à le lire ici, il paraît que c’est très difficile. Moi je l’ai jamais lu. ». Il nous laissa monter. Au sortir de notre entrevue avec Césaire, l’huissier nous attendait en souriant avec une certaine fierté: il voulait mesurer l’effet produit sur nous par cette rencontre. Son enthousiasme se fit jour, fait de protection et de vénération, qui se traduisaient tour à tour par une implication de sa part (« On en prend soin, parce que s’il nous quitte, la Martinique… », phrase qui reconnaît à Césaire vieilli et néanmoins grand homme sa part de fragilité) et par la répercussion de l’un des éléments de la légende (évoquant les arrêts de Césaire dans la nature martiniquaise : « Il médite, il paraît qu’il écrit aussi »). Il est probable que certaines couches de la population martiniquaise sont parfaitement indifférentes à l’élaboration de ce mythe, qui repose sur le double principe de l’immuabilité et de la popularité.

Si Césaire quittait la mairie de Fort de France, à plus de quatre-vingts ans et après cinquante-six ans d’exercice, on avait tout lieu de croire à son retrait de la vie publique. Il n’en fut rien, l’ex-maire instaura au contraire un nouveau mode d’exercice : chaque matin la réception des visiteurs, chaque après-midi un parcours à travers l’île. La régularité est la garantie la plus sûre de la tenue du mythe, c’est pourquoi le chauffeur qui nous a rejoints est formel sur l’emploi du temps : de 8h00 du matin à 11h00, l’ancien maire reçoit. Puis il déjeune et ensuite il monte en voiture, en route pour le sud ou le nord de l’île. Sa voiture est connue, on le salue sur le bord des routes. Le chauffeur insiste, contre toute vraisemblance : « Tous les jours, même le dimanche », ce qui fait écho aux propos de l’assistante de Césaire (« Tous les jours il va sur la montagne Pelée »).

Se précise alors une forme de rituel, sur la base duquel le développement proprement mythique peut prendre forme. Celui-ci fait en réalité l’objet d’une bifurcation, empruntant selon les cas la voix de la poésie ou bien celle de la politique. Dans le premier cas, la description qu’en font le chauffeur et l’huissier rejoint en partie une représentation courante de l’ethos du poète : Césaire, perdu dans la nature martiniquaise et inspiré par elle, écrirait. A cela vient s’ajouter une figure de savant, qui connaît par leur nom latin toutes les plantes de l’île. Dans le second cas, nous nous sommes confrontés à des discours d’habitants à Texaco, relatant la lutte de Césaire contre les expulsions, au temps du bidonville. Cette histoire a un fond de réalité8. Là où le mythe s’y ente, c’est lorsque l’on évoque une reconstruction du quartier de nuit, à trois reprises. Trois. Est-il chiffre plus magique ?

Césaire protecteur de son peuple, Césaire bienfaiteur des opprimés […]

Anne-Sophie Catalan

Notes

1 Ancien adjoint de Césaire,  actuel maire de Fort de France.
2 « Et nous sommes debout maintenant, mon pays et moi, les cheveux dans le vent, ma main petite maintenant dans son poing énorme et la force n’est pas en nous, mais au-dessus de nous, dans une voix qui vrille la nuit et l’audience comme la pénétrance d’une guêpe apocalyptique. » Cahier d’un retour au pays natal
3 C’est l’habile rapprochement qu’il établit au cours de l’entretien entre le titre du plan tracé au XVIIème siècle et signé Colbert,  « project de ville à construire dans le cul-de-sac du roy » , project « de  projectum » précise-t-il, et son projet d’urbanisme : « Transformer le bidonville en ville, et la ville en cité, au sens latin du terme, une communauté de citoyens. C’est très emphatique hein ? Y’a l’emphase, mais c’est bien ce que je voulais, et c’est bien ce qui m’a guidé. Pendant vingt ans, pendant quarante ans, je n’ai fait que ça. Tous ces bidonvilles sont devenus des quartiers habitables avec les rues, l’eau, l’électricité, l’école, la crèche, le terrain de jeux, c’est tout ça Fort de France (…) et nous devons continuer, bien sûr. »
4 Il s’agit d’un ensemble de sculptures monumentales – quinze bustes en béton blanc de 2 mètres 50 de hauteur chacun – érigé  en 1998 à l’Anse Caffard, et  commémorant le naufrage d’un des derniers navires négriers à la Martinique. L’œuvre est intitulé cap 110.
5 « Je suis un cadavre qui exubère de la rive dormante de ses membres un cri d’acier non confondu.
6 L’ingénieur français Gandillon avait été chargé sous le mandat précédent d’élaborer un projet de voirie visant notamment à l’installation d’égouts dans Fort de France. Je ne peux m’empêcher de penser que, si cette anecdote est retenue parmi d’autres, au-delà de son impact sur le destin national de Césaire, c’est parce qu’il existe peu de noms plus français que Gandillon. Cet ingénieur si français qui voulait être payé sans réaliser son projet ne serait-il pas le symbole des luttes autonomistes menées par Césaire à ce moment-là ? Disons que si Césaire mentionne ce nom à plusieurs reprises, c’est bien un peu pour ça.
7 In Pigments
8  Césaire le raconte ainsi : «Le gouvernement français n’avait qu’une idée, c’était fout’ tout le monde dehors. On a vu arriver des compagnies de CRS. Non, je n’les mettrai pas à la porte. Y sont là, je le regrette, ce sont des malheureux (…). Non, Monsieur le gouverneur, non, je vais les accueillir. »