De la ville-morne à la ville-capitale. La ville de Fort-de-France et la littérature

Morceaux choisis de la soirée de clôture des journées littéraires foyalaises, qui s’est tenue le 29 avril 2005 à la Mairie de Fort-de-France.

Important : Les textes qui suivent ne sont que la transcription d’un enregistrement audio, et ne peuvent donc prétendre reproduire exactement la parole des intervenants.

Transcription : Mathilde Aubague, Pascal Marichalar

Merci, vous autres auteurs, de nous aider à voir cette ville non pas forcément telle qu’elle se présente : cette ville plane, etc... mais de nous la prophétiser BELLE !  Raymond Saint-Augustin, 1er  adjoint au maire de Fort-de-France

Jocelyne Marcial, professeure de lettres : Essayer de voir comment nos auteurs sont passés de la ville-morne à la ville-capitale, c’est forcément ramener l’espace proposé dans les textes à un ensemble d’images, de métaphores, de représentations. C’est voir surtout, comment les écrivains organisent l’espace de leur fiction, donnent à cet espace à la fois forme et sens. Les parcours concrets dans l’espace se doublent, chez Chamoiseau et Alexandre, de trajets mentaux. Les lieux sont aussi métaphoriques.

La ville échouée dans sa léthargie, sa neurasthénie, son fatalisme, la ville glauque, lieu de déréliction de Césaire. C’est l’En-ville, où les personnages doivent se créer une culture dans les interstices de la ville coloniale, comme chez Chamoiseau et Confiant. Descendre En-ville, c’est pénétrer dans un espace qui implique l’égarement mais aussi la peur de l’égarement. « Quand on regarde Fort-de-France, il y a un centre, puis autour, un désir chaotique, une couronne ingrate, méprisée, que personne ne comprend » écrit Chamoiseau. L’En-ville fonctionne comme une toile d’araignée. Descendre en ville, c’est se perdre dans un parcours tortueux, qui rend perplexe, par les risques d’égarement. La ville attire tous ceux qui espèrent échapper aux contraintes du monde rural. Mais derrière le mirage urbain se révèle parfois une réalité sordide, parfois impitoyable, comme celle que des premières pages du Cahier d’un retour au pays natal. La ville apparaît alors comme un univers éclaté où s’affrontent deux humanités irréductibles. D’un côté les quartiers résidentiels, l’inaccessible ville blanche. De l’autre, les bidonvilles des quartiers populaires, où s’entasse souvent une plèbe misérable. Un monde de la violence : car la ville est cruelle. Certains personnages, déracinés, ressentent la nostalgie de l’avant. La ville semble se distinguer du monde rural par le complet renversement des valeurs traditionnelles. Il arrive alors que le monde rural fasse figure de paradis perdu et s’accompagne de phénomènes d’idéalisation par compensation. Et c’est justement ce phénomène qui démontre le caractère problématique de certains personnages romanesques errants d’un monde à l’autre sans toujours parvenir à retrouver leur identité brouillée. Le point de vue interne adopté dans les récits d’enfance, mais aussi dans certains romans (Bord de canal), fait que les différents motifs convergent vers le motif du labyrinthe intérieur. C’est cela qui donne une dimension ontologique à ces différents textes. La réalité mise en place par ces différents textes n’est pas une réalité géographique. L’écrivain porte en lui ses mondes intérieurs qu’il inscrit dans son texte. Bien sûr, il est parfois fait référence à un espace bien réel, celui de la ville et de ses quartiers. Mais le plus souvent, ces lieux ne font que créer une illusion réaliste.

On se rend à Fort-de-France, capitale de la Martinique, par mer depuis Saint-Pierre, en environ une heure et demie. Il y a bien une route par terre qui s’appelle la Trace, mais c’est un voyage de quarante kilomètres et très fatigant dans un tel climat, malgré la beauté indescriptible des points de vue qu’elle commande. Toute reconstruite en bois après qu’un tremblement de terre eût presque entièrement détruit ses pittoresques rues de pierre de jadis, la ville de Fort-de-France, appelée autrefois Fort-Royal, présente extérieurement moins d’intérêt que St-Pierre. Elle est située dans une plaine basse et humide, et possède quelques édifices remaquables. On peut la parcourir entièrement en une demi-heure, mais elle vaut bien la peine d’être visitée, rien que pour voir la savane, ce grand jardin public avec ses tamariniers et ses sabliers, même si le souvenir en marbre  de Josephine n’évoque pas un passé romanesque ». Lafcadio Hearn, Au vent des Caraïbes. Carnets de voyage

Je comprends souvent que Texaco  n’était pas ce que les occidentaux appellent un bidonville, mais une mangrove, une mangrove urbaine. La mangrove semble de prime abord hostile aux existences. Il est difficile d’admettre que dans ces angoisses de racines, d’ombres moussues, d’eaux voilées, la mangrove puisse être un tel berceau de vie pour les crabes, les poissons, les langoustes, l’écosystème marin. Elle ne semble appartenir ni à la terre ni à la mer, un peu comme Texaco n’est ni de la ville, ni de la campagne. Pourtant la ville se renforce en puisant dans la mangrove urbaine de Texaco, comme dans celle des autres quartiers, exactement comme la mer se repeuple par cette langue vitale qui la relie aux chimies des mangroves. Les mangroves ont besoin de la caresse régulière des vagues. Texaco a besoin pour son plein essor et sa fonction de renaissance, que la ville le caresse, c’est dire le considère. Patrick Chamoiseau, Texaco

William Rolle, anthropologue : Nous sommes ici pour essayer de faire le lien entre l’expérience humaine et la littérature. Les hommes vivent dans la ville mais la ville les construit.

Les hommes ont des liens très forts avec la ville où ils ont vécu, et éventuellement ils peuvent, dans leurs rencontres, s’échanger leurs villes : parle-moi de Paris... parle-moi de Montréal... parle-moi... je suis de...  je connais...et c’est déjà un premier point d’attache, de rencontre.

Fort-de France est une ville coloniale, construite par la colonisation. A chaque fois que Fort-de-France se construit, c’est aussi de l’identité qui se construit. Fort-de-France est d’abord une voie de passage, parce qu’il y a la mer et que, à partir du moment où Saint-Pierre s’écroule, c’est par ce chemin que s’en iront toutes les marchandises . Toute l’île converge vers le littoral, et Fort-de-France n’est qu’un lieu de traverse.  Ce n’est pas après la disparition de Saint-Pierre que Fort-de-France commence à se créer, c’est surtout lorsque la plantation s’achève.

A partir de là, va se créer quelque chose qui aujourd’hui nous interpelle. Dans notre jargon nous ne disons pas bidonville, nous disons quartier d’habitat spontané. Quelle est la différence ? Lorsque les gens descendent en ville, autour de la ville, ils y descendent en famille, avec des réseaux. Ils n’y descendent pas seuls, ils n’y descendent pas nus. Et c’est cela, la grande différence avec les bidonvilles des pays du Tiers-Monde. Le fait qu’ils ne descendent pas nus va permettre de créer autre chose, de quitter le rural mais aussi de créer un autre mode de vie urbain. Aujourd’hui, l’intérêt et la difficulté pour nous, c’est de trouver la mémoire de cette ville. Et là, on rencontre la littérature.

Le travail que nous pouvons mener aujourd’hui va montrer que chaque quartier est un livre différent : L’Ermitage, Texaco, Volga, les quartiers de l’est, les quartiers de l’ouest, ce sont des livres différents parce que l’inscription des gens dans ces lieux est différente. Pourquoi Fort-de-France peut-elle poser problème aujourd’hui ?

A Texaco, le premier quartier sur lequel j’ai travaillé, il n’a pas été si facile de dire qu’il ne fallait pas casser. Déjà on commençait à casser, et à déloger les habitants.

L’idée était simple : puisque les gens ont réussi à s’en sortir, puisqu’ils sont arrivés à faire cela ici, on peut les mettre autre part sans risque. La Caisse d’allocations familiales va les accompagner, et ils vont réussir à refaire ce qu’ils avaient fait à Texaco, à Volga etc. Or ce n’est pas vrai. Car là nous parlons de créer de la vie, de créer des quartiers, de créer des relations d’entraide, des relations de famille qui ne sont pas de simples relations de cohabitation. Déplacer les gens c’était déjà les déconstruire et leur faire perdre leurs repères.

Et aujourd’hui, que se passe-t-il ? Il se passe que la mémoire de Fort-de-France, un moment, a pu s’échapper. Et quand je dis Fort-de-France, est-ce que je parle du centre, est-ce que je parle des périphéries, des Terres Sainville ?

C’est une question compliquée, et ce sont les écrivains qui vont y répondre. Cette mémoire a pu s’échapper, et on a essayé de refaire la ville. Mais est-ce que cette ville qui se refait tient autant compte de la parole habitante, de cette manière populaire de créer la ville-équilibre ? Est-ce que les habitants accompagnent la construction de cette ville ?

Il y a longtemps, on disait que Fort-de-France était un cloaque. Et malheureusement, dans les derniers travaux que nous avons pu faire, nous avons laissé tomber le terme de mangrove, nourrissante, enrichissante, pour retomber sur le terme de cloaque. Je pense particulièrement à l’exemple du quartier de Vieux-Pont dans le quartier du Lamentin, que nous avons étudié, Serge Domy et moi. Ce qui peut aussi nous intéresser aujourd’hui, dans le rapport ville-littérature, c’est cette manière qu’ont les écrivains, de venir après la parole habitante, d’essayer de nouveau de donner une mémoire, de reconstruire des choses. Si l’on tient compte de ce que nous savons en géographie, en économie, Fort-de-France a toujours été un peu la délaissée. Est-ce que Fort-de-France a réussi à convaincre qu’elle était une ville ? Est-ce que nous pouvons opposer le Fort-de-France d’aujourd’hui à La Havane, à San Juan etc... ? Est-ce que dans ce foisonnement de littérature qui est assez récent, les écrivains ne forcent pas la ville à avoir une mémoire qui n’est peut-être pas la sienne, en créant des héros afin de permettre aux habitants de cette ville d’avoir des références ?